Un poème de Yadh Ben Achour: Ghazza

Qu’avez-vous fait de votre histoire?
Revoyez droit dans vos mémoires,
Et dans nos cerveaux, les couteaux,
Armant les bras de nos bourreaux.

Qui vous plongea dans l’agonie? Qui infligea cette avanie?
Qui, du Golgotha s’écria: «Ely, Lama Sabakhtani?»⁽¹⁾
Vous, dont les corps crucifiés enfument le bois des bûchers,
Toi, l’humain qui proclamas: «Je suis l’Unique Vérité»⁽²⁾.

Qui vous fit boire la ciguë? Qui vous frappa de la Shoha⁽³⁾?
Enfants d’Abraham et de Jacob, des asbât⁽⁴⁾ et de la Thora,
Vous, suppliciés de Ghazza, déchiquetés par la Mihna⁽⁵⁾:
Ces fidéistes du Veau d’or consumant l’arbre de la Loi.

Que jaillissent les sanglots et que regrettent les soupirs,
Les graines noircies par le feu du jeune peuplier martyr,
Et que les fers du souvenir portent la voix du repentir.

Ma tendre amie, ma sœur, mon âme,
Flamme de mon arc et de mes flèches,
Sans toi, mon encre se dessèche.
Il faudrait, même en filigranes,
Que tu demeures en mes arcanes;
Que du donjon de mes murailles,
Tu contemples, résignée, cette volcanique grisaille
Altérant fielleusement l’or de la liberté.

L’univers s’est, de guerre lasse, abandonné à nos outrages.
Lève les yeux de ta jeunesse, vers les tourbillonnants nuages,
Vois Socrate, Bruno⁽⁶⁾, Jean Hus⁽⁷⁾, Jérôme⁽⁸⁾, Nessîmî⁽⁹⁾ et Hallâj,
Chanter l’hymne des condamnés, de nos héros et de nos sages :
Tant de Suhrawardi tombés⁽¹⁰⁾, souffrant notre humanité.

De mon divin tu es l’image, la douce natalité;
Écoute le ciel tout assombri, de l’infini fond de son âge,
Drapé de ses blanches comètes, sur le fond bleu de sa rotonde,
Pleurer, tel un enfant, Ghazza, la sudation du monde.

Yadh Ben Achour
Février-mars 2024

1) «Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?». D’après les Évangiles, dernières paroles du Christ avant de mourir. Évangile de Mattieu, 27, 46. Marc, 15,34.

2) Paroles de Mansour al Hallâj, d’inspiration christique. Hallâj fut crucifié, brulé, démembré pour ses idées mystiques radicales en 922.

3) De l’arabe: défiguration, scandale. La Shoah des juifs, la Shoha des arabes, c’est le prolongement dans l’histoire actuelle du mythe fratricide fondateur d’Abel et Caïn, dans la culture moyen-orientale et méditerranéenne.

4) Terme coranique désignant la  descendance de Jacob, c’est-à-dire les douze «nations» du peuple  d’Israël. Coran, sourate al A‘râf, 160.

5) De l’arabe: l’épreuve, le malheur.

6) Giordano Bruno, théologien et philosophe anti-orthodoxe, brûlé vif en 1600.

7) Le premier réformateur protestant, condamné par le concile de Constance et brûlé vif en 1415.

8) Jérôme de Prague, théologien et philosophe réformateur, brûlé vif en 1416, après son excommunication par le Concile de Constance.

9) Imed Eddine Nassîmi, mystiqueazéri, disciple de Fadhallah Astarabadi, écorché vif au début du XVème siècle à Alep.

10) Shihab al Dîn Suhrawardi, le grand mystique et philosophe de l’ishrâq, exécuté à Alep en 1191.