News - 11.04.2023

Mohamed Amine Hamouda: L’artiste en jeune artisan alchimiste (Album photos)

Mohamed Amine Hamouda: L’artiste en jeune artisan alchimiste

Par Hédi Abdel-Jaouad. Professeur émérite d'études françaises et francophones à Skidmore College (USA)

Jadis, l’oasis!

En 1887, deux jeunes géographes-topographes, Jean Servonnet et Fernand Lafitte, chargés de mission par la nouvelle administration coloniale pour enquêter sur le Golfe de Gabès, arrivaient exténués à l’oasis de Gabès. Immédiatement saisis par la beauté du spectacle aussi enchanteur qu’inattendu qui s’offrait soudain à leurs yeux après une plaine morne, aride et nue de quelques cinquante kilomètres, les voilà presque à court de mots:
«On marche d’enchantement en enchantement, de surprise en surprise, dans ce coin de pays sur lequel la baguette magique d’une fée paraît s’être étendue.» L’oasis, irriguée par une «eau limpide et courante [circulant] par mille petits canaux au milieu de tapis de verdure d’une fraîcheur infinie, leur paraît, avec son intense verdure, comme un concentré de puissance végétative de la région».

L’un d’eux sort de sa besace l’opus, «Histoire naturelle», de l’historien Pline l’Ancien, l’ultime référence de tout voyageur ou explorateur avisé à l’époque. Ce qu’il y lit à haute voix s’offre à leur regard au détail près, une description de la quintessence même de l’oasis maritime, avec sa distribution régulée des eaux et ses trois étages de culture: «Là, sous un palmier très élevé, croît un olivier, sous l'olivier un figuier, sous le figuier un grenadier, sous le grenadier une vigne : sous la vigne on sème du blé, puis des légumes, puis des herbes potagères, tous dans la même année, tous s'élevant à l'ombre les uns des autres.»

Emerveillés de découvrir que ce système oasien traditionnel tel que décrit par Pline au premier siècle de notre ère, dans un style admirable de précision et concision, était probablement resté pareil et immuable depuis plusieurs siècles, voire même des millénaires, ils décrètent, d’un commun accord, que tout autre commentaire serait superflu: «Rien ne serait à changer, aujourd’hui, à cette description que l’encyclopédiste romain écrivait il y a 1800 ans, et cette gamme de plantations, qu’il nous énumère, se trouve encore dans l’oasis.»

Cette incroyable biodiversité qui a fait la réputation de l’oasis de Gabès, l’unique oasis maritime en Méditerranée et l’une des dernières au monde, va miraculeusement perdurer pour plusieurs décennies, telle quelle et quasiment intacte.

Fini, l’oasis!

C’est au début des années 1970 que des décideurs technocrates, omniscients mais ô combien inconscients, mus par des logiques de développement économique et capitaliste, ont du jour au lendemain et d’un trait de plume, sacrifié et condamné l’oasis-- l’industrie étant plus profitable que l’agriculture traditionnelle-- à une extinction progressive mais inéluctable.

Depuis cette funeste et fatidique décision, et à chaque retour à ma ville natale, je constate avec amertume et impuissance l’ampleur toujours plus grande du désastre écologique. L’oasis, gangrenée par la pollution des industries chimiques et la spéculation immobilière, rétrécit chaque jour davantage comme une peau de chagrin, et avec cette lente et insensée disparition et désastre écologique, s’estompent des pans entiers de notre mémoire et patrimoine gabésiens: l’oasis dans sa splendeur primordiale.

Immanquablement, ce triste constat me plonge dans une profonde tristesse et une colère sourde et impuissante. Mes visites sont de plus en plus courtes. L’oasis est aux abois, la ville polluée et défigurée, j’y erre tourmenté par tant de gâchis comme une âme en peine.

Lors de mon dernier séjour à Gabès en octobre 2022, un proche m’a invité, en guise de diversion, à visiter le studio d’un artiste local. «Un studio d’artiste?» Répétai-je, dubitatif. «Ici, à Gabès?» Ce mot «studio» m’a tout de suite intrigué, car il connote de sérieuses ambitions professionnelles, et notamment de bonnes conditions de travail, un lieu où l’artiste se sente à l’aise, adéquatement entouré par les matériaux de son art qu’il utilise, chose peu courante à Gabès.

Un laboratorium

Le dit studio est un spacieux appartement S+2, situé en plein centre-ville, rue Mohammed Ali, au premier étage d’un immeuble moderne. Mais plutôt qu’atelier ou studio, on devrait parler ici de laboratorium, comme on décrirait non seulement un «lieu de labeur,» mais aussi un endroit où s’effectuent des recherches et expérimentations scientifiques, dans une ambiance quasiment alchimique-magique.

A peine franchi le seuil de l’appartement, je me trouve plongé dans une sorte de pays des merveilles, vraie caverne d’Ali Baba, remplie du sol au plafond d’un bric-à-brac inouï, d’un amas d'objets et matériaux hétéroclites qui donnent à l’endroit l’allure d’un antre d’alchimiste et l’atmosphère d’une boutique d’herboriste à l’ancienne, plutôt que l’atelier d’un artiste contemporain.

D’un coin à l’autre de la vaste salle et où que se pose le regard, on rencontre partout, pêle-mêle, des cuvettes remplies d’eaux stagnantes, des entonnoirs, des tamis, des bouts de ficelle et de toiles de jutes, tout un impossible fatras d’outils et d’accessoires de fermentation et, déposés à même le sol, de petits monceaux de touffes de broussailles, de débris ligneux, de matières organiques de toutes sortes. Les murs sont garnis de plusieurs étagères remplies d’une multitude de vases, récipients et bocaux de tailles différentes, tous étiquetés et contenant toute une variété d’ingrédients broyés ou moulus: poudre, herbes séchées, colorants, teintures, sédiments fins, et autres ingrédients. Sur une petite étagère basse, il me semble même voir une bouteille étiquetée «Legmi», ce jus extrait de la sève du palmier.

L’air est chargé d’un mélange d’odeurs et senteurs diverses mais familières à tout natif de Gabès, allant de celles chaudes et un peu piquantes d’espèces fourragères comme le foin et la luzerne, aux ombellifères aromatiques, tels que cumin, carvi, coriandre et fenouil. A cela s’y ajoutent les émanations de produits entièrement oasiens mais bien familiers aussi, comme le gombo, le fenugrec, la garance, le tabac à priser, qu’on appelle Neffa, et bien sûr, la mauve comestible, la «Meloukhia», ainsi que le fameux henné de Gabès.

Toutes ces plantes, concoctions aromatiques, débris végétaux et poudres variées, semblent être autant de matériaux porteurs de potentiels qui offriront à l’artiste de nouvelles perspectives de projets expérimentaux.

C’est donc dans ce laboratorium, au milieu des cuves et débris végétaux de toutes sortes, et de la senteur de terre moite et rance, familière mais presque oubliée de l’oasis, que m’attend mon hôte, l’artiste-artisan-alchimiste Mohamed Amine Hamouda. Trentenaire jovial à la barbe noire et touffue et au regard vif et intelligent, Il est déjà à l’œuvre, debout devant une grande cuvette remplie d’un fluide obscur. Visiblement à l’aise et dans son élément naturel au milieu de ce fatras d’outils et de micro-organismes en transformation, vêtu d’un grand tablier noir, les manches retroussées et les deux mains plongées dans un liquide indéfinissable, il n’arrête pas d’en brasser la surface et de remuer ce qui semble être des matières végétales mises à tremper et macérer.

On comprend tout de suite que Hamouda appartient à cette race d’artistes-artisans tactiles qui sentent, auscultent, et écoutent la matière par la manipulation. Ses doigts tantôt écartés, tantôt serrés, semblent égrener un chapelet invisible, une sorte de lexique du toucher. Quand il n’agite pas l’eau stagnante, l’artiste façonne et manipule des débris de feuilles ou de brindilles de plantes végétales, mêle des substances en décomposition ou coagulation, masse, tripote on ne sait quoi, pétrit le tout comme si c’était de la pâte à pain, et finit par presser et malaxer encore le tout entre ses doigts, tantôt lentement et tantôt vigoureusement, en un geste qu’il répète machinalement, mais avec une délectation visible.

L’oasis, ici!

S’il y a un leitmotiv dans la pratique artistique de Hamouda, c’est certainement la métamorphose, une métamorphose par l’eau, cruciale à tout élan vital.

Dans son laboratorium, l’opération clés apparente à la macération, un procédé de fermentation et transformation, qui semble ici tenir plus de l’alchimie que de la science. Il est intéressant de noter que le verbe «macérer» serait, selon certains étymologistes, un mot d’ascendance arabe, et dériverait de «ma’assara»: l’action de presser l’olive pour en extraire l’huile.

C’est donc à un procédé entièrement artisanal, à la main et sans l’adjonction d’aucun produit chimique, que recourt notre artiste pour fabriquer son papier. Après une longue macération, la pâte à base de fibres végétales telles que les plumes de pampa, la fibre de palmier, d’alfa ou de bananier local, est travaillée et étalée sur des sortes de tamis, puis séchée en couches minces qui deviendront des feuilles de papier et le support de ses créations artistiques.  Hamouda expérimente également avec diverses teintures faites de pigments naturels, finement broyés et extraits de la quintessence de la flore oasienne, souvent mélangés à des résines naturelles comme la gomme arabique. Mais il semble préférer appliquer ses motifs et ses formes sur le papier «brut», teint uniquement par la couleur de la fibre végétale dont il est fait.  

Chaque feuille produite ainsi est un exemplaire unique, l’émanation de la plante oasienne dont elle en est l’extrait, avec ses teintes, ses textures, ses motifs et ses secrets, sorte d’ADN mystérieux que l’artiste va décoder à sa manière, tout au long d’expériences patientes et répétées.

Lorsqu'on allie acte alchimiste et art, comme le fait Hamouda, on songe à Rimbaud et son «Alchimie du Verbe» ou à Baudelaire et son fameux vers: «Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence, Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or.» (Fleurs du mal). Mais ici, dans ce laboratorium, c’est Midas qui m’est venu à l'esprit, ce héros de la mythologie grecque qui transformait tout ce qu’il touchait en or. Mais  un Midas des temps modernes, doté non seulement d’un pouvoir de transformation, littéralement au bout des doigts, mais aussi d’une conscience éthique, celle notamment de sensibiliser aux fins de modifier notre manière d’être au monde! Et parce qu’il se donne lui-même en exemple, on a envie de le suivre, de mettre la main à la pâte, de le rejoindre dans son œuvre d’artiste et d’éveilleur de conscience.

Hamouda a la conviction intime, évidente pour tout oasien, que l'oasis est un monde en soi, une terre fertile et riche en biodiversité, et autonome de par son économie autarcique. «Il ne faut pas chercher ailleurs. Tout est là», dit-il. Ce constat qui semble évident par sa simplicité même, Hamouda s’en réclame ouvertement, il en fait non seulement sa devise mais aussi une pratique artistique dont la portée est tout autant éthique qu’écologique.

La mémoire et la vitalité d’un monde oasien aux vastes ressources naturelles et culturelles qu’on croyait pratiquement révolu, c’est ce que Hamouda invoque et réactive dans l’intimité de son laboratorium. Il va cheviller cette unique biosphère au levain de son imaginaire pour la mettre au service de nouvelles approches et expressions artistiques et d’une éthique claire et concise. Chaque création est une invitation à voyager avec l’artiste dans son monde, et, par là aussi, un formidable tremplin, pour le spectateur, de rêver avec lui à la possibilité d’une oasis ressuscitée!

En cela, Hamouda est un précurseur, le fondateur d’une expression, voire d’un courant, artistique unique en son genre. Je ne connais aucun autre artiste qui ait fait de l’oasis l’alpha et l’oméga de son expression artistique!

L’oasis en ses œuvres vives

Du laboratorium lui-même, nous passons à la salle adjointe, qui sert de lieu de stockage et d’exposition. En bref, nous passons de l’expérimentation à la démonstration! 

Il y a là étalés et entassés un peu partout sur les murs, sur des tables et sur le sol, une panoplie de toiles aux motifs pour la plupart abstraits, de carnets fabriqués main à partir de matières végétales et remplis de dessins, de feuilles de plantes séchées, de brindilles en forme de fleurs collées, de portraits de personnages et bribes de notes de mots, et ici et là quelques éclats de couleur. Dans un coin, des arrangements de matériaux mixtes, des assemblages de déchets de palmes recyclés et divers articles artisanaux issus de facture traditionnelle, mais remis au goût du jour, et, partout, des tas et des tas de larges feuilles de papiers faits de fibres végétales. 

Il n’est pas facile de décrire avec des mots l’émotion que l’on ressent devant une œuvre de Hamouda. Chaque création arrête le regard par l’insolite de sa création et l’alchimie de sa production.  
Cependant, malgré leur grande diversité, les œuvres de Hamouda forment un tout, un concentré d’émotions fortes et de qualités artistiques indéniables. Voici un artiste qui peint à travers tout son être, cœur et corps, usant d’une palette de couleurs sobres et épurées, mais chaleureuses, comme imprégnées de la lumière tamisée d’une oasis. 

On est donc loin de la peinture de chevalet et de l’iconographie oasienne classique, avec ses thèmes figuratifs typiques, tels que oued, palmiers ou marabout, mélange d’exotisme et d’orientalisme. Si ses créations, dénuées de représentation ou figuration, paraissent «abstraites», c’est parce que l’artiste passe de la figuration du monde végétal de l’oasis en tant qu’image rétinienne à une représentation de la matière- même. Tel ce petit tableau, pour donner un exemple de cette démarche artistique, intitulé «Aarjoun,» («Régime [de dattes]»). On y voit des feuilles de henné encastrées dans un papier fabriqué à base de fibres de Bouhattam (le plus juteux des dattiers gabésiens), et arrangées en cascade à la manière d’un régime de dattes. Par ce transfert d’une matière à un autre signifiant, feuilles de henné devenues régime de dattes, Hamouda semble vouloir exprimer  la quintessence même de l’oasis: sa biodiversité et interfécondité!

Un artiste artisanal: De l’esthétique à une éthique militante

Hamouda semble travailler principalement avec des matériaux naturels qu’il avait ramassés lui-même dans l’oasis. Cette récupération, cet art qui donne une seconde vie à tout matériau ou rebus de l’oasis, est au cœur de sa démarche et pratique artistiques.

A la différence de certains artistes «purs et durs», qui maintiennent que l’art est une expression pure, affranchie de tout aspect fonctionnel ou utilitaire, Hamouda, au contraire, allie sciemment le beau et l’utile, art et artisanat, esthétique et éthique.

Parce qu’il pratique, sciemment et consciemment, un art de la récupération, un art éco-responsable, l'on est tenté de coller à Hamouda l’étiquette d’un artiste écologique. En effet chaque création se dresse comme une sorte de bouclier écologique, emblème de résistance et de résilience qui nous rappelle non seulement la précarité de cet environnement aussi fragile que précieux qu’est l’oasis maritime, mais aussi notre devoir de mémoire, le devoir patrimonial. C’est comme si l’artiste lui-même puisait sa détermination et courage dans une oasis qui, malgré les assauts et vicissitudes, continue de résister.
Voici un artiste dont l’engagement et l’œuvre témoignent d’une énergie et optimisme à toute épreuve et qui nous rappelle que l’oasis tient toujours, qu’elle résiste et qu’elle est le «poumon vert» de Gabès, gardienne de sa mémoire et traditions et qu’il faut la sauver.

Pour moi la visite de ce «studio» a été une surprise du même ordre que celle des deux jeunes topographes quand ils ont découvert la luxuriance enchanteresse de l’oasis, en 1887. Comme eux, je suis allé «d’enchantement en enchantement, de surprise en surprise». Cette visite a ébranlé mes préjugés sur l’aridité artistique de Gabès, chatouillé mon imaginaire, et surtout m’a donné un peu d’espoir en me faisant entrevoir la possibilité de régénération d’une ville qui serait à nouveau en harmonie avec son oasis et poumon vert, enfin réconciliée avec sa force vitale.

Puisse Mohamed Amine Hamouda, qui déjà, par son enthousiasme contagieux et son talent sûr et confirmé, éclaire le chemin, entraîner dans son sillage, à Gabès et au-delà, nombre d’adeptes et émules.

Hédi Abdel-Jaouad
Professeur émérite d'études françaises et francophones à Skidmore College (USA)

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PS: Et à mon proche, l’initiateur de cette visite enchanteresse: Oui, je suis venu, j’ai vu et j’ai été (con) vaincu. Mille et un mercis !

Exposition "Raghata... La Route de la soie." Photo credit,: Mortadha Ghannouchi

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