Elyes Ghariani - Inde Chine: L'équation géopolitique du XXIe siècle

Le monde bascule. Les grandes puissances retrouvent leurs rivalités, et un ordre multipolaire émerge, plus imprévisible. La Chine s'impose comme un acteur global majeur, bousculant les alliances traditionnelles. Face à cette accélération géopolitique, l'Inde adopte une voie unique : celle d'une puissance en équilibre, nouant des partenariats sans jamais s'enfermer dans un camp.
New Delhi participe activement aux BRICS avec la Chine et la Russie, plaidant pour une gouvernance mondiale plus juste, reflet des aspirations du "Sud global". Mais simultanément, l'Inde renforce ses liens stratégiques avec les États-Unis, notamment dans la défense et la technologie. Elle rejoint des initiatives visant à équilibrer l'influence chinoise, tout en conservant des relations historiques avec Moscou. Cette capacité à dialoguer avec des partenaires parfois antagonistes n'est pas une contradiction, mais une stratégie assumée de "multi-alignement". Flexible et pragmatique, elle est guidée par un impératif clair : défendre les intérêts nationaux. Loin de tout alignement idéologique, l'Inde privilégie la diversification de ses partenariats pour garantir son autonomie stratégique.
Cette approche soulève une question fondamentale: jusqu'où une nation peut-elle concilier des positions divergentes sans perdre sa crédibilité ? L'Inde parie sur une diplomatie de l'équilibre, constamment ajustée, pour s'affirmer comme un acteur incontournable dans un système international de plus en plus polarisé. Comprendre cette démarche, c'est saisir comment New Delhi tente de briser la logique binaire de la confrontation sino-américaine pour devenir une force de proposition dans la redéfinition des rapports de puissance. L'avenir de la stabilité asiatique – et mondiale – se joue en grande partie entre Delhi, Pékin, Washington et Moscou. C'est là que le nouvel ordre se dessine.
Le "multi-alignement" indien: un héritage adapté au présent
La diplomatie indienne ne se comprend pas sans son histoire. Elle est l'héritage direct du non-alignement, la doctrine forgée par Nehru dès l'indépendance. Ce choix visait à garantir l'autonomie stratégique de l'Inde face aux blocs de la Guerre froide, tout en promouvant une vision d'un ordre mondial plus juste. Ce n'était pas seulement un idéal moral, mais une nécessité pragmatique pour une jeune nation cherchant à manœuvrer librement.
Avec la fin de la Guerre froide et l'émergence de nouveaux défis (économie, technologie, sécurité), cette doctrine a évolué. Le non-alignement idéologique a cédé la place à un "multi-alignement" stratégique, taillé sur mesure pour la complexité d'un monde désormais multipolaire.
Une stratégie bâtie sur trois piliers essentiels
1. Diversification économique: Pour réduire sa dépendance, l'Inde multiplie ses partenariats économiques. Au sein des BRICS, elle défend ses intérêts et attire des investissements cruciaux (infrastructures, énergie, numérique). Parallèlement, elle renforce ses liens avec les États-Unis et l'Union européenne, cherchant transferts technologiques et investissements stratégiques. C'est une quête de résilience par la diversification des sources d'influence. A noter que le PIB de l'Inde devrait atteindre 3 799 milliards de dollars d'ici fin 2025, avec une croissance projetée de 6,5% pour l'année fiscale 2024/2025, tandis que la Chine devrait atteindre 18 685 milliards de dollars en 2025, avec une croissance de 4,5% pour la même période. Ces chiffres soulignent la dynamique économique des deux géants asiatiques.
2. Autonomie stratégique en défense: L'Inde préserve jalousement sa marge de manœuvre militaire. Elle diversifie ses fournisseurs d'armement – de Moscou à Washington, en passant par Paris – et investit massivement dans ses propres capacités nationales (cybersécurité, aérospatial, défense spatiale). Cette approche garantit flexibilité et résilience face à un environnement sécuritaire imprévisible.
3. Affirmation dans l'Indo-Pacifique: Face à la montée en puissance chinoise, New Delhi renforce activement sa présence dans l'Indo-Pacifique. Sans chercher la confrontation directe, l'Inde intensifie ses coopérations navales, notamment via le QUAD (avec États-Unis, Japon, Australie) et d'autres partenaires comme la France, Israël ou les Émirats arabes unis. Il s'agit de maintenir un équilibre de puissance régional.
Par son "multi-alignement", l'Inde cherche à combiner autonomie, sécurité et influence dans un monde en mutation rapide. Refusant les allégeances exclusives, elle mise sur la flexibilité et la diversification pour naviguer entre les incertitudes d'un ordre mondial encore en pleine redéfinition.
Une rivalité à multiples facettes: les acteurs de la compétition indo-chinoise
Plus qu'un duel: une compétition régionale et mondiale
La rivalité Inde-Chine dépasse largement un simple face-à-face. Elle s'inscrit dans une dynamique régionale et mondiale où équilibres de puissance, alliances stratégiques et enjeux maritimes redessinent les rapports de force. Cette compétition implique de nombreux acteurs, chacun avec ses propres intérêts. Les États-Unis sont au cœur de cette équation. Face à la montée de la Chine, Washington voit en New Delhi un pilier clé de sa stratégie indo-pacifique.
Accords logistiques, interopérabilité militaire, exercices conjoints et la coopération au sein du QUAD (dialogue de sécurité avec Japon et Australie) renforcent cette convergence. L'objectif est clair : contenir l'influence de Pékin et consolider un partenariat sécuritaire. À l'opposé, le Pakistan est le principal allié régional de la Chine. L'axe Pékin-Islamabad, notamment via le Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), offre à la Chine un accès stratégique à la mer d'Oman, tout en exerçant une pression directe sur l'ouest de l'Inde. Cette alliance structurelle entretient une tension constante dans le sous-continent. Dans l'océan Indien, la compétition s'étend aux nations insulaires comme les Maldives, le Sri Lanka et les Seychelles. La Chine y déploie une "diplomatie du chéquier" avec des projets d'infrastructures (ports, zones franches). L'Inde, elle, réaffirme sa position historique par une présence diplomatique, militaire et culturelle accrue. C'est une course pour l'influence maritime. Les petits États himalayens, tels le Népal et le Bhoutan, sont des points de friction discrets. Pékin y multiplie les initiatives économiques et diplomatiques pour éroder l'influence indienne. New Delhi réagit par un engagement renforcé et un soutien au développement, soucieuse de préserver sa "cour arrière" stratégique.
La Russie: un équilibriste entre deux géants
Acteur singulier, la Russie maintient un lien privilégié avec l'Inde, forgé sur des décennies de coopération stratégique. Malgré les évolutions mondiales – dont la guerre en Ukraine – Moscou reste un partenaire majeur de Delhi pour la défense et l'énergie, permettant à l'Inde d'acquérir des hydrocarbures à prix réduits. Cependant, la Russie veille à ne pas s'aligner totalement sur Pékin. Refusant un rôle de subordonné dans l'orbite chinoise, elle privilégie une position d'équilibre, jouant même parfois un rôle de médiateur dans les crises frontalières indo-chinoises. Dans cette rivalité étendue, chaque acteur joue sa carte entre alliances de circonstance et logiques de puissance. L'Inde, par son autonomie, cherche à naviguer habilement entre pressions et opportunités dans un environnement régional en constante recomposition.
L'Asie du Sud: théâtre direct de la rivalité indo-chinoise
Si la compétition indo-chinoise s'observe sur la scène mondiale, c'est en Asie du Sud qu'elle est la plus visible.
Cette région, traditionnellement sous forte influence indienne, est désormais un champ de compétition intense, où Pékin étend activement son empreinte. C'est une confrontation directe entre la "diplomatie du voisinage" de l'Inde et la "diplomatie du chéquier" de la Chine.
Le Bangladesh, autrefois fortement aligné sur New Delhi, noue aujourd'hui des partenariats économiques structurants avec la Chine, qui y finance ports, centrales électriques et zones industrielles. L'Inde, pour préserver son influence, réagit en multipliant ses propres initiatives en énergie, infrastructures et connectivité régionale. Ce dynamisme illustre une diversification des appuis pour Dacca, mais aussi la pression grandissante de la Chine dans la sphère d'influence indienne. Le Sri Lanka est un exemple criant. En quête de financements, Colombo a massivement emprunté auprès de Pékin, notamment pour le port de Hambantota. L'endettement qui en a résulté a soulevé des inquiétudes, à Colombo comme à New Delhi, quant aux risques de dépendance stratégique. L'Inde, de son côté, cherche à rééquilibrer la situation par une diplomatie économique plus agile et des aides ciblées, proposant une alternative aux prêts chinois.
Les Maldives, archipel stratégiquement vital, sont un autre théâtre de cette compétition. La Chine y a investi dans des infrastructures clés, poussant l'Inde à renforcer sa coopération en défense, santé et sécurité maritime, misant sur la proximité culturelle et la solidarité régionale. Chaque investissement chinois déclenche une riposte indienne, transformant l'archipel en une vitrine de cette lutte d'influence. Dans cette région géopolitiquement sensible, l'Inde s'appuie sur ses liens historiques, culturels et sa proximité géographique. Mais elle se confronte à la puissance financière et logistique de la Chine. C'est un jeu d'influence subtil où chaque projet de développement devient un levier de puissance ou de contre-puissance, redessinant les équilibres régionaux.
L'Inde au carrefour des turbulences géopolitiques: un équilibrisme stratégique crucial
Dans un monde marqué par la montée des rivalités, l'instabilité régionale et l'émergence d'un ordre multipolaire incertain, l'Inde occupe une position unique. Non alignée, mais profondément impliquée dans les dynamiques globales, elle adapte sa politique étrangère aux défis de son environnement stratégique.
Le "multi-alignement" n'est pas une simple évolution du non-alignement, mais une volonté affirmée de préserver son autonomie dans un système toujours plus polarisé.
L'Inde forge des partenariats différenciés : coopération sécuritaire avec les États-Unis et le Japon via le QUAD, et participation aux BRICS et à l'OCS avec la Chine et la Russie. Cette complexité est une force lui permettant de maximiser ses options. Cependant, cette approche n'est pas sans défis majeurs. La posture chinoise, avec sa présence militaire renforcée dans l'Himalaya et sa stratégie maritime dans l’océan Indien, crée une pression constante sur l'espace stratégique indien. Des exemples comme les tensions récurrentes à la frontière himalayenne ou la présence accrue de navires de recherche chinois dans l'océan Indien illustrent cette pression. L'Inde doit aussi gérer des enjeux cruciaux comme sa sécurité énergétique, mais surtout la compétition autour des corridors d'infrastructure. D'un côté, la Chine déploie sa vaste initiative de la "Ceinture et Route" (BRI), un mégaprojet d'infrastructures visant à relier la Chine à l'Asie, l'Europe et l'Afrique par des routes terrestres et maritimes. De l'autre, l'Inde et ses partenaires proposent des alternatives comme le corridor IMEC (Inde-Moyen-Orient-Europe), un réseau de transport et de communication ambitieux. Ces initiatives, bien au-delà de leur dimension économique, sont des instruments clés de puissance, révélant des visions concurrentes de l'ordre régional et mondial. Enfin, les alliances stratégiques continuent de remodeler les équilibres traditionnels.
New Delhi doit concilier ses impératifs sécuritaires croissants avec des priorités nationales fondamentales : développement économique rapide (objectif d'atteindre 5000 milliards de dollars de PIB), transition énergétique ambitieuse (vers les énergies renouvelables) et cohésion sociale (gestion de sa vaste diversité). Maintenir cet équilibre exige une gestion délicate des tensions régionales, des arbitrages budgétaires complexes et une diplomatie multiforme. Par sa position géographique, sa démographie et sa croissance économique, l'Inde entend jouer un rôle actif dans la redéfinition de l'ordre mondial. Elle milite pour une gouvernance internationale plus équilibrée et réellement multipolaire, où son poids serait davantage reconnu.
Le défi ultime pour New Delhi est de transformer cette posture stratégique en une influence durable et concrète sur la scène globale. Cela implique de naviguer avec habileté entre les complexités géopolitiques externes, tout en surmontant ses propres contraintes internes (défis d'infrastructures, inégalités régionales) qui pourraient freiner ses ambitions. Dans un environnement où les lignes de fracture sont mouvantes, l'Inde s'affirme comme un acteur pivot. Elle est constamment appelée à manœuvrer entre rivalités régionales et aspirations globales, dans un exercice d'équilibrisme géopolitique continu et déterminant. La capacité de l'Inde à maintenir cette trajectoire définira non seulement son propre destin, mais aussi, potentiellement, l'équilibre des pouvoirs à l'échelle planétaire.
Scénarios futurs pour la relation indo-chinoise
La relation complexe entre l’Inde et la Chine pourrait évoluer selon plusieurs trajectoires, aux implications majeures pour la stabilité régionale et mondiale:
1. Compétition accrue : Les tensions frontalières s’aggravent, les rivalités économiques et technologiques se durcissent, et la lutte pour l’influence dans l’Indo-Pacifique s’intensifie. Chaque camp consolide ses alliances (QUAD pour l’Inde, Pakistan et autres partenaires pour la Chine), accentuant la polarisation régionale. Des incidents militaires ou commerciaux pourraient attiser cette dynamique, rendant toute coopération incertaine.
2. Coexistence compétitive : Malgré leurs différends, les deux puissances reconnaissent leur interdépendance et maintiennent des canaux de dialogue pour éviter l’escalade. Des coopérations ponctuelles restent possibles sur des enjeux globaux (climat, santé), dans un cadre de rivalité contenue et de pragmatisme diplomatique.
3. Rapprochement limité : Une amélioration modeste des relations pourrait émerger, favorisée par des intérêts économiques partagés ou une pression extérieure croissante. Des mesures de confiance sont instaurées, mais les divergences fondamentales (frontières, influence) limitent toute normalisation en profondeur.
4. Coopération renforcée (scénario peu probable) : Une évolution plus ambitieuse, marquée par le dépassement des contentieux historiques et une vision stratégique partagée. Ce scénario supposerait des concessions majeures et une réorientation profonde des politiques étrangères.
Ces scénarios ne s'excluent pas mutuellement : la relation pourrait osciller entre confrontation et coopération, selon les contextes et les choix politiques.
L'Inde, forte de sa stratégie de multi-alignement et de sa croissance économique soutenue, semble bien positionnée pour naviguer dans ces dynamiques complexes et influencer l'évolution de ce rapport stratégique essentiel. La Chine, s'appuyant sur sa puissance économique établie et son initiative des Nouvelles Routes de la Soie, paraît déterminée à maintenir son ascension régionale tout en gérant cette rivalité dans un cadre qui préserve ses intérêts à long terme.
Elyes Ghariani
Ancien ambassadeur
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