Salwa Hamrouni - La révolution numérique: Pour une technologie saisie par le droit
La révolution numérique fait qu’il y a quelque chose qui se transforme dans notre manière d’être et dans notre métier et qui, selon les cas, nous rassure ou nous effraie.
Elle nous rassure car l’enseignement, la connaissance, le savoir, l’information deviennent instantanément accessibles à toutes et à tous.
Cela nous effraie aussi parce que nous ignorons les effets de cette technologie sur notre propre métier: la transmission du savoir. Nous serions comme «arrachés à notre routine autosatisfaisante», pour paraphraser Haharé dans sa Brève histoire de l’humanité.
Le numérique n’est plus seulement cette technologie qui semble axiologiquement neutre. C’est pour cela qu’une pensée technocritique s’impose donc non pas au nom d’une frilosité par rapport au développement mais par rapport à l’authenticité de ce même développement.
Quant au droit, pensé pour nous garantir une sécurité et surtout pour régir les rapports complexes et parfois conflictuels, il se trouve devant un défi parfois insurmontable: comment ne pas être à la traîne de la science et de la technique. Comment devancer la technoscience et ses risques sans pour autant la bannir.
La question qui nous interpelle est donc celle d’examiner les conséquences de la révolution numérique sur le droit.
Notre constat est globalement le suivant: le temps juridique est lent et complexe car soumis à la délibération démocratique ; le temps numérique, lui, est rapide, voire instantané.
Nous avons pu le constater à travers deux aspects : la souveraineté des Etats (première partie) et les droits et libertés (deuxième partie).
I. Droit, révolution numérique et souveraineté de l’état
Au niveau interne, le numérique opère une transmutation des pouvoirs étatiques (A)
Au niveau international, ce sont les inégalités entre Etats qui sont accentuées (B)
A. La révolution numérique et la transmutation des pouvoirs étatiques
Trois domaines prouvent cette transmutation :
• Le pouvoir du numérique est retentissant en matière politique et notamment électorale.
Le choix des gouvernants est possible grâce au droit à des élections libres, périodiques et transparentes. Or, plusieurs élections ont montré aujourd’hui que les règles classiques relatives à leur organisation sont largement impuissantes devant les moyens de manipulation offerts par les technologies numériques.
En effet, les algorithmes de FB avec l’intelligence artificielle et la puissance de calcul de ces serveurs et le big data qu’il met en place permettent de cibler les électeurs, de présenter tel genre d’information à telle catégorie d’électeurs. La collecte des données permet de faire leur profilage et de leur présenter l’information qu’ils désirent et qui déterminera leurs choix.
Les exemples sont légion.
Barack Obama a su exploiter les réseaux sociaux pour conquérir le pouvoir. Ensuite, les affaires de Cambridge Analytica dont la devise est « Data drives all we do » concernant la campagne de Donald Trump, dans le Brixit, dans les élections au Brésil, en l’Italie mais aussi dans des pays d’Afrique ou d’Asie nous en disent long.
En Tunisie, la Cour des comptes a prouvé le rôle des pages sponsorisées par ou pour certains candidats à la présidentielle.
Les élections de 2019 ont également été marquées par l’implication de certaines sociétés étrangères dont la société de communication digitale Ereputation qui semble avoir mené une campagne de désinformation au profit de l’un des candidats.
Là également le droit reste en deçà de ce qui permet de détecter, qualifier et sanctionner les pratiques qui sortent totalement du schéma prévu par la réglementation électorale de par la difficulté de la traçabilité et de par l’utilisation des plateformes sur lesquelles l’Etat n’a aucun droit de regard de l’aveu même de l’Agence technique des télécommunications.
• La transmutation des pouvoirs étatiques est aussi due à la fin de la territorialité. Rappelons juste l’arrogance du Cloud Act américain qui permet d’accéder aux données hébergées dans les serveurs informatiques situés dans d’autres pays, au nom de la protection de la sécurité publique aux États-Unis.
• La révolution numérique et le renforcement des mouvements sociaux.
Le mouvement des Gilets jaunes, les manifestations anti-vaccin ou pour l’environnement, le mouvement Occupy Wall Street sont tous des causes qui ont pu trouver dans la technologie numérique un allié de qualité.
Les réseaux sociaux constituent aujourd’hui un nouvel espace de contestation lié à un pouvoir horizontal qui remplace ou qui se greffe sur la verticalité gouvernants/gouvernés sur laquelle est basé le droit étatique.
La révolution numérique permet aux mouvements de contestation de se diversifier, de s’organiser, de s’universaliser mais aussi de se communautariser, de se radicaliser.
Partout où l’internet est libre, la verticalité politico-juridique s’affaiblit, partout où le numérique est accessible, la contestation est plus visible.
• Les pouvoirs étatiques sont aussi mis à mal dans le domaine de la monnaie
Qu’est-ce qui est plus régalien pour le pouvoir que de battre sa monnaie?
L’évolution récente de la monnaie virtuelle dite alternative, le bitcoin, est un exemple d’une marche vers la fin des pouvoirs régaliens de l’Etat. Cet aspect du numérique effraie les Etats car la création de cette monnaie reste le fait de personnes ou de groupes et peut être utilisé dans un contexte de terrorisme et de criminalité internationale sans contrôle.
En même temps, l’absence d’une réglementation appropriée est de nature à freiner toute initiative dans ce domaine. Nous avons tous vu que la jeunesse tunisienne se trouve castrée par les lois anachroniques des changes et du transfert électronique de fonds.
L’ensemble de ces transformations appellent déjà à repenser plusieurs disciplines de droit. Le laxisme des Etats en la matière signerait petit à petit la fin de leurs pouvoirs et de leur souveraineté.
Cette transmutation des pouvoirs étatiques est universelle même si elle est plus perceptible dans certains Etats plus que dans d’autres. Elle appelle à notre sens une sorte de droit cosmopolitique, un droit qui conviendrait à tous les individus de toutes les nations.
Cependant, ces propos sont probablement trop idéalistes pour un monde marqué par les inégalités d’accès aux technologies et par une fracture numérique avérée.
B. La révolution numérique et l’accentuation de la fracture technologique: pour une éthique de l’égalité
L’emprise des géants du numérique sur le marché mondial renforce les inégalités entre Etats.
Aujourd’hui, il y a les Gafam, plus récemment les Natu et les chinois Batx; et il y a le reste du monde.
La fracture numérique est doublement constatée: à l’intérieur des Etats et entre les Etats.
A l’intérieur des Etats, le fossé qui sépare la population connectée de celle qui reste en marge de la technologie est évident.
Au sein même des pays à la pointe du numérique, dont les Etats-Unis, le taux de pénétration internet varie selon les groupes.
L’Ocde a révélé que les écarts sont évidents entre les régions, le niveau d’instruction et le sexe.
En Tunisie, le rapport de l’Ites (2020) note «l’absence d’une politique nationale d’inclusion numérique». Le projet du code du numérique se fixe la réduction de la fracture numérique et l’intégration sociale numérique comme objectifs.
Dans les rapports entre Etats, la fracture numérique pousse certains d’entre eux à utiliser une technique sur laquelle ils n’ont aucun droit de regard : en Tunisie, des officiels continuent à utiliser Gmail. Pendant la pandémie, le gouvernement et le parlement organisaient leurs réunions sur Teams de Microsoft, les enseignements à distance sont assurés via zoom ou googlemeet.
Quel contrôle peut avoir l’Etat sur les informations véhiculées par ces plateformes ? Absolument aucun dans le cas des Etats que je qualifie de somnolents.
La fracture numérique se sentira davantage à travers la guerre numérique, la cybercriminalité et toutes les techniques de l’intelligence artificielle qui remettront en question l’ensemble des règles juridiques applicables en temps de guerre comme en temps de paix.
Le droit, l’Etat et sa souveraineté doivent désormais affronter une technique qui peut appartenir à n’importe qui dans n’importe quel coin du monde et qui peut les déstabiliser, leur faire la guerre ou faire en sorte qu’ils soient en guerre.
Certains Etats ont pris conscience de l’intérêt de leur souveraineté numérique en créant leur propre moteur de recherche et leurs propres réseaux (Chine, Russie...). Le risque est, cependant, de voir les droits et libertés rétrécir comme une peau de chagrin.
II. Droit et révolution numérique: pour une optimisation des droits et libertés
Deux domaines nous semblent être particulièrement problématiques : la liberté d’opinion, d’expression et d’information (A) et la protection de la vie privée(B)
A. La révolution numérique et la liberté d’opinion, d’expression et d’information
La publication numérique, les interminables débats sur les différentes plateformes libèrent notre parole. Tout est dit, rien n’est tu. Ces droits sont constitutionnellement garantis par les articles 31 et 32. Leur exercice et leur optimisation supposent plusieurs garanties dont notamment l’accès au réseau.
L’accès est garanti depuis 1987 par l’Union européenne et depuis 2012 par la Cour européenne des droits de l’homme (affaire Yidirim.)
En France, c’est la loi pour une République numérique (2016) qui consacre le «droit au maintien de la connexion à Internet».
En Tunisie, l’article 8 du projet du code du numérique de 2019 utilise une formule très molle puisque l’Etat veille à la garantie d’un droit d’accès…en prenant en considération la sécurité publique, la défense nationale ainsi que la gestion du trafic du signal sur le réseau!
Les défis sont pourtant nombreux
Il suffit d’être sur les réseaux pour constater l’incitation à la haine et à la violence, le harcèlement, l’atteinte à la vie privée et à l’honneur ainsi que les campagnes de trolling.
Le numérique permet également de traquer les opposants, les journalistes et les citoyens.
Sommes-nous libres lorsqu’à part la machine qui analyse nos actes, nos likes, nos photos et publications, il y a parfois les humains qui sont là cachés à nous observer et qui sont prêts à s’acharner contre nous pour telle ou telle prise de position ?
En tout état de cause, définir l’information, la distinguer de l’intox, de la propagande et de la manipulation semble devenir une urgence, surtout lorsque l’exercice de cette liberté se heurte aux droits d’autrui dont la protection de la vie privée.
B. La révolution numérique et le droit à la protection de la vie privée et des données personnelles
L’examen attentif du monde numérique nous permet de constater une certaine mutation du concept de la vie privée. Définie avant comme cette capacité de préserver une zone à l’abri de l’ingérence d’autrui, la vie privée semble se limiter aujourd’hui à un contrôle fallacieux de ce que les autres peuvent voir. Qui parmi nous s’arrête pour lire les conditions de confidentialité des sites consultés avec le fameux clic accepter?
Les métadonnées peuvent aujourd’hui donner des indications sur la conduite d’un individu, ses relations sociales, ses préférences privées, ses émotions et son identité.
Le pistage généralisé est de plus en plus facile à partir de nos comportements en ligne, nos données de localisation et toutes les données issues des objets connectés.
Pire que le Panoptique de Bentham ou le Big Brother de Georges Orwell, le numérique permet autant de liberté que d’asservissement.
Là également, la Tunisie, qui était le premier pays arabe et africain en matière de protection des données, peine aujourd’hui à respecter la convention 108 du Conseil de l’Europe qu’elle a librement ratifiée à cause d’un législateur qui n’a ni la volonté ni peut être la compétence technique d’adopter une loi déposée depuis 2018.
Nous avons essayé de le démontrer, la technique est éminemment politique et c’est à ce titre qu’elle exige une volonté et une décision politiques. Sous d’autres cieux, le droit algorithmique est une réalité.
Le droit reste encore vu soit selon une conception classique, conservatrice, souverainiste, soit selon une conception totalement laxiste qui se présente comme libérale.
La première option peut être négatrice des droits et du bien-être que permet la révolution numérique. La seconde est négatrice de la souveraineté et donc de l’Etat.
Un choix intermédiaire nous semble être possible: la régulation.
C’est le comment qui peut être objet de débat: lois, conventions, guides de bonne conduite, principes éthiques, instances indépendantes dotées d’un véritable pouvoir de sanction et pourquoi pas médiateur du numérique. C’est de cela qu’il faudra décider.
Pour la Tunisie, encore sans stratégie numérique, sans lois répondant aux besoins de cette révolution, nous osons espérer que le débat sur le numérique aura un meilleur avenir que celui relatif à la bioéthique, cantonné dans un monologue entre experts et techniciens.
La transformation que nous espérons pour notre pays serait donc celle faite par une technologie maîtrisée, juridiquement encadrée et humainement assumée..
Salwa Hamrouni
Extraits de la conférence inaugurale donnée à la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis,
le 14 septembre 2021, à l’ouverture de l’année universitaire 2021 - 2022
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