Anis Marrakchi: Sauvons la démocratie, elle a des vertus que l’autocratie ne peut avoir
Par Anis Marrakchi. Polytechnicien, économiste - La démocratie a deux sublimes vertus. La première vertu, c’est d’avoir institué le droit à l’erreur. La seconde, c’est d’avoir désarmé la société.
La démocratie est l’état où le peuple, devenu souverain, fait les lois et décide des affaires de la nation. Le peuple est souverain car il est l’unique souverain légitime ; légitime car tous les hommes naissant libres, ils ne peuvent être gouvernés que par eux-mêmes ; légitime car tous les hommes naissant égaux, ils ne peuvent se plier qu’aux lois qu’ils choisissent eux-mêmes de s’imposer.
Mais alors qu’en démocratie, le peuple est souverain car il est seul légitime, ce n’est pas le cas en autocratie. Que veut-on dire par là ? Comment, dans une autocratie, un homme seul devient-il souverain? Comment devient-il seigneur et fait-il de tous ses sujets ? La réponse est simple : en étant parfait, irremplaçable, déifié. L’homme seul devient souverain en devenant quelque chose de plus qu’un homme.
Bourguiba est le Combattant Suprême, le libérateur, le père de la nation. Moitié-homme, moitié-dieu, il paraphrasera les livres sacrés: «D’une poussière d’individus, […] j’ai fait un peuple de citoyens». Qui peut-on imaginer à sa place ? Personne, «il ne sera pas facile de remplacer un homme comme moi. Sur le plan sentimental, il y a entre le peuple tunisien et moi quarante ans de vie passés ensemble». Il devient alors évident que le rôle de souverain lui revient de droit : «Le fait de me désigner à vie à la tête de l’Etat ne peut être qu’un hommage de reconnaissance rendu aux yeux du monde entier à un homme dont le nom s’identifie à la Tunisie[...] Oui, j’ai nettoyé le pays de toutes les tares qui l’enlaidissaient, j’en ai extirpé les mauvaises coutumes». Ben Ali après lui construira également sa propre légende, il crée le mythe du «miracle tunisien», il organise le culte du «Changement béni» (Tahawol moubarak) en clouant le chiffre 7 partout où cela était possible, en instituant jours et semaines fériés à sa gloire.
C’est cette perfection soigneusement entretenue qui seule peut justifier qu’un homme devienne seigneur et que tous les autres soient sujets. Perfection qui ne peut souffrir aucune opposition ou aucune critique, sous peine des pires barbaries. Mais comme aucun homme n’est parfait, dès que les erreurs ne peuvent plus être cachées, c’est la révolte et le coup d’État, dès qu’une erreur est avouée («Ghaltouni»), le règne prend fin. En autocratie, le souverain, parfait, n’a aucun droit à l’erreur.
Au contraire, en démocratie, le peuple est souverain car il est légitime, et non pas en raison de l’entretien d’une perfection en trompe-l’œil. De ce fait, le peuple est souverain malgré son imperfection, malgré les erreurs et malgré les fautes. En démocratie, le souverain, légitime, a droit à l’erreur. Et dans cet aspect, qui semble au premier regard être une tare, se cache paradoxalement l’un des plus grands progrès qu’apporte la démocratie.
Dans une autocratie, le pouvoir de l’homme-souverain, devant être parfait, n’est pas compatible avec une remise en question. Reculer c’est mourir, se tromper c’est mourir. En autocratie, l’homme-souverain est par essence obligé de continuer dans la voie qu’il a tracée, obligé de mener l’erreur jusqu’à son terme, jusqu’à ses plus abjectes conclusions. L’erreur ne s’arrête que par la révolte, par le soulèvement. Elle coûte alors à l’homme-souverain sa seigneurie, ou à un bouc-émissaire sa liberté ou sa vie (les exemples d’Ahmed Ben Salah et Mohamed Mzali me viennent à l’esprit).
Au contraire, en démocratie, le peuple-souverain, libéré de cette obligation de perfection, enchaîne les erreurs. En dix ans, que d’erreurs! Le peuple a élu Ennahdha, car ils ont peur de Dieu, car ils sont en rupture radicale avec le RCD. Premier échec. Trois ans plus tard, le peuple porte Béji Caïd Essebsi et Nidaa Tounes au pouvoir, car ils sont contre Ennahdha, car ils forment une continuité de l’État fort prérévolutionnaire. Deuxième échec. Cinq ans plus tard, le peuple plébiscite un homme radicalement intègre, étranger à tous les cercles de pouvoir. Cela se révèlera peut-être encore être un échec, et le peuple choisira peut-être encore une autre voie.
En dix ans, le peuple est allé d’échec en échec. Alors qu’en autocratie, l’homme-souverain, tel un train lancé sur des rails, s’enfonce continuellement et pendant des décennies dans une même erreur jusqu’à l’implosion, en démocratie, le peuple-souverain enchaîne rapidement les échecs et les culs-de-sac…Jusqu’à tous les épuiser, jusqu’à trouver le chemin de la prospérité. En démocratie, le chemin n’est jamais linéaire, mais il est ajustable et constamment ajusté.
Tel est l’un des grands progrès de la démocratie. En donnant au souverain le droit à l’erreur, on lui donne paradoxalement la possibilité de trouver le chemin de la réussite. Toutes les démocraties du monde sont passées par ce tâtonnement douloureux, toutes ont mis la main dans les brasiers pour apprendre qu’ils brûlent, toutes ont mis le pied dans les eaux glaciales pour apprendre qu’elles gèlent. Le peuple d’Athènes fit exécuter Socrate, avant de demander son pardon, de lui ériger un temple et de propager ses enseignements jusqu’à en faire l’une des plus brillantes lumières de la pensée humaine. Le peuple d’Athènes prononça la mort de six de ses plus grands généraux, avant de se repentir de cette indignité. Les Athéniens, à peine un peuple, à peine un territoire, furent, à force d’erreurs, les maîtres des sciences et les maîtres des arts. On prononce aujourd’hui le mot Athènes comme on prononce le mot Rome, le premier étant à peine une ville, le second étant le plus grand empire que la terre ait porté. La démocratie brésilienne, tout juste sortie de la dictature militaire, erra d’erreur en erreur pendant deux décennies avant de porter au pouvoir Lula, et en huit ans à peine, 40 millions de Brésiliens sortirent de la pauvreté. Puis dans cet ajustement permanent de la démocratie, Lula, bien que véritable héros dans son pays, fut emprisonné pour des faits de corruption.
Le droit à l’erreur n’est que l’autre visage de la possibilité de succès. Alors que l’autocratie, incapable de trébucher, s’enlise dans l’erreur jusqu’à périr, la démocratie, d’erreur en erreur, s’égare sur le chemin du succès après avoir promptement épuisé tous les échecs.
Chérissons ce droit à l’erreur qu’offre la démocratie. Bien que douloureux, bien qu’indirect, il est le seul réel espoir. Plus encore, donnons au peuple souverain le moyen de plus hâtivement voir ses erreurs. Réformons notre système électoral pour sortir du consensus imposé, pour que les responsabilités soient claires et assumées, pour que le peuple souverain puisse facilement différencier le chemin erroné de la voie juste.
La seconde vertu inestimable de la démocratie, c’est d’avoir désarmé la société. En donnant à chaque homme sa voix, la démocratie lui enlève ses armes. La démocratie a creusé notre société, l’a labourée, et de sous la terre a fait émerger le paysan, le chômeur, le vendeur ambulant, le mendiant, le passeur, l’informel, le contrebandier, et à chacun de ces êtres ignorés, elle dit : Vote ! Indigne-toi ! Manifeste! Discute ! Participe ! Conteste ! Espère ! C’est la démocratie et rien d’autre qui a pris des poussières d’individus, et devant nos yeux, construit des citoyens, construit un peuple. On a vu des hommes déposer un bulletin, un papier, et sortir souverains. On les a vus porter un doigt enduit de bleu comme un roi porte une couronne. On les a vus nettoyer les rues, peindre les pavés. On a vu des femmes qui travaillent la terre et nettoient les maisons, des étudiants qui errent entre les cafés et l’abandon, se lever et du bout d’un crayon porter leur candidat à la victoire, défaire un demi-siècle d’hégémonie, et pour la première fois dire : ‘’La Tunisie c’est moi ! La République c’est moi ! Le souverain c’est moi !’’
La démocratie donne une voix aux sans-voix. Et c’est là sa portée la plus profonde : en leur donnant une voix, elle leur enlève leurs armes. En permettant les cris, en permettant la colère, en permettant la négociation, elle vide la société de sa violence. Car sans la démocratie, tous ces hommes oubliés, tous ces damnés, tous ces sujets, n’ont plus de voix. Et celui qui n’a pas de voix n’a que ses bras et ses armes. L’homme qui est prêt à s’immoler, qui est prêt à s’asperger de combustible et à mettre le feu à sa chair, ôtons-lui la voix et voyons s’il n’est pas prêt à brûler et à nous brûler et à emmener dans ses enfers tous ceux qui auront le malheur de croiser son chemin.
L’histoire de la Tunisie est pleine de ces révoltes de sans-voix, d’hommes qu’on a fait taire. L’indépendance a vu des groupes armés au sud du pays faire face au régime bourguibien, les émeutes de janvier 1969 ont soulevé le Sahel, le Jeudi Noir de 1978 fera près de 200 morts, les émeutes du pain de 1984 verront presque 150 Tunisiens perdre la vie, une guerre civile a été évitée de peu en 1987, les émeutes du bassin minier de 2008 ont préfiguré la Révolution pendant laquelle 338 personnes ont perdu la vie.
Et alors qu’aujourd’hui, du fait d’une pandémie sans précédent dans l’histoire moderne, le pays perd de manière inédite le dixième de sa richesse nationale, et alors qu’un nombre incalculable de Tunisiens sombrent dans la pauvreté, les contestations multiples qu’on voit apparaître n’ont fait presque aucune victime. Cela aurait été impensable à n’importe quel autre moment de l’histoire. Cela est presque encore inimaginable aujourd’hui. La démocratie a tellement vidé la société de sa violence que quand les manifestants d’El-Kamour se sont présentés face à l’armée pour prendre le contrôle des vannes pétrolières, ils l’ont fait sans aucune arme à la main ! La démocratie a tellement vidé la société de sa violence que l’armée elle-même s’est retirée par peur, non pas de ce que les manifestants pourraient lui faire, mais de ce qu’elle pourrait elle-même faire aux manifestants ! Et sans la violence, il ne reste que le dialogue. Car oui, ce qui s’est passé à El-Kamour est un dialogue, une négociation. Le dialogue d’un être qui fait l’apprentissage de la parole, qui parle de la voix pataude des premiers mots, qui s’exprime par les cris du nouveau-né. Mais qui parle ! Sans les bras et sans les armes !
En donnant aux classes brisées une voix, en faisant d’elles un souverain en tout point égal aux médecins, aux ministres et aux avocats, la démocratie les pacifie, et pacifie toute la société dans son sillage.
Retirez-leur leur voix ! Accablez d’indignité notre armée en lui ordonnant de tirer ! Aujourd’hui, vous les pendrez, et d’abord ils se laisseront pendre. Mais en leur retirant leurs voix, vous leur redonnez les armes. Ils se laisseront pendre, puis ils pendront à leur tour. Retirez-leur leur voix, et un jour, peut-être pas aujourd’hui, peut-être pas demain, mais un jour, la violence de tous les marginaux, des exclus, des sans-droits, des sans-voix, la violence des grands, des généraux, des armées, des ministres, cette violence s’abattra sur tous, pauvre et riche, seigneur et serf. Elle s’abattra avec la fureur et la rage que seuls savent générer la misère, le mépris et les décennies de frustrations écrasées. Et ce pays ne sera plus qu’une continuité de la Libye, une masse d’esclaves déchirés, un pays qui aura perdu l’écho même de ses aspirations et jusqu’à son nom.
Voltaire est mort avant l’éclosion des premières grandes nations démocratiques. Il s’imaginait pourtant à quoi pourrait ressembler un pays démocratique où le peuple fut souverain et le décrivait en ces termes : «Il fera beaucoup de fautes, parce qu’il sera composé d’hommes. La discorde y régnera comme dans un couvent de moines; mais il n’y aura ni Saint-Barthélemy, ni massacres d’Irlande, ni vêpres siciliennes, ni Inquisition, ni condamnation aux galères pour avoir pris de l’eau dans la mer sans payer». Droit à l’erreur, et pacification de la société. Telles sont les grandes vertus de la démocratie.
Tunisie, Dix ans et dans Dix ans
Ouvrage collectif sous la direction de Taoufik Habaieb
Editions Leaders, janvier 2021, 240 pages, 25 DT
Anis Marrakchi
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