Ahmed Brahim, l’enseignant chercheur passionné, le militant intrépide et opiniâtre et l’éternel optimiste
J’ai côtoyé Ahmed Brahim pendant plus d’une vingtaine d’années à la Faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba. Je l’avais rejoint en octobre 1984 au sein du plus ancien département de français du pays où il enseignait la linguistique et la syntaxe et où il jouissait de l’admiration de ses étudiants et du respect de ces collègues. J’avais déjà eu vent, au milieu et à la fin des années 70, de cette excellente réputation au café l’Univers fréquenté à l’époque par un groupe de jeunes intellectuels dont il faisait partie et où nous discutions à bâtons rompus de l’arabisation de la philosophie, de la première grève des professeurs de l’enseignement secondaire, du boycottage de l’UGET à la suite du Congrès de Korba auquel il avait participé, de la situation politique dans le pays et des événements de janvier 78. Et cette bonne renommée s’est trouvée confirmée lorsque la direction de l’Ecole Normale supérieure de Tunis où j’avais été recruté, a fait appel à lui pour dispenser un enseignement de linguistique à des étudiants qui en avaient un grand besoin mais qui n’en avaient jamais fait.
La passion de l’enseignement et de la recherche
A la Manouba, j’ai apprécié pendant un peu plus de deux décennies l’enseignant-chercheur dont j’ai suivi d’assez près l’enseignement et les recherches et particulièrement pendant les six années où j’ai assuré la direction du département de français. Le linguiste tunisien est l’auteur de très nombreux ouvrages et articles dans des domaines aussi variés que la recherche typologique, la sociolinguistique, l’analyse du discours et la grammaire contrastive. Professeur de linguistique générale, de linguistique française et de linguistique comparée, Il a formé plusieurs promotions d’étudiants du département de français de la Manouba et d’ailleurs et a dirigé les mémoires et les thèses d’un très grand nombre de disciples. Il avait le don de susciter des vocations et de pousser à la performance grâce à son autorité charismatique d’enseignant et d’encadrant.
Il a assuré sans interruption, d’abord aux côtés de Jacques Darcueil, ensuite en partenariat avec Boutheina Ayadi et à un degré moindre en collaboration avec Zinelabidine Ben Aïssa, le cours de syntaxe dispensé dans le cadre du Certificat de grammaire du français moderne et contemporain, certificat réputé difficile et dont Ahmed Brahim présidait continuellement le jury. Il veillait à ce que les diplômes ne soient pas bradés malgré la fronde menée par de nombreux détracteurs, y compris parmi ses collègues qui reprochaient aux enseignants en charge du certificat leur sévérité dans l’évaluation alors qu’ils ne veillaient qu’au respect scrupuleux des normes académiques.
Ahmed Brahim était bilingue et biculturel. Polyvalent, homme de grande culture, éminent linguiste doublé d’un fin commentateur des textes littéraires, il s’est vu confier par le département en 1989, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française l’enseignement des Discours des Orateurs de la Révolution qu’il a assuré avec beaucoup de brio.
J’ai pu me rendre compte, à l’occasion de la période au cours de laquelle je me suis consacré à la direction du département à quel point Ahmed Brahim était soucieux de briser les chaînes de l’habitude et de la routine, qu’il s’agisse du cursus de la maîtrise de français ou des œuvres à inscrire au programme. Je le revois développant un argumentaire toujours pertinent pour nous convaincre du bien-fondé de ses propositions mais qui se heurtait souvent à notre conservatisme et à la rigidité des textes de loi dans un système fortement centralisé. C’est pourquoi, cet ancien membre du Syndicat national de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, qui a participé à toutes les luttes syndicales, s’est particulièrement mobilisé pour la défense de l’autonomie de l’institution universitaire et pour la généralisation du principe de l’élection, apanage des seuls doyens jusqu’à la Révolution, à tous les responsables des établissements universitaires et aux présidents des universités. C’est d’ailleurs la première mesure qu’il prendra lorsqu’il aura, après la Révolution, la charge du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique.
L’homme politique
Chaque fois que je me remémore le camarade Ahmed Brahim que j’ai vu à l’œuvre au sein d’Attajdid et d’Al Massar, ma mémoire sélective privilégie immanquablement, dans le flot des souvenirs qui affluent, deux scènes emblématiques, à mes yeux, de la personnalité de l’illustre disparu. Elles finissent par s’imposer, reléguant au second plan des entrevues, des conversations et des échanges parfois importants mais qui s’estompent très vite pour leur laisser la place. Si leur souvenir est inlassablement ressassé, presque à mon insu, c’est parce qu’elles reflètent à merveille, de mon point de vue, la noblesse d’âme de celui qui a défendu sans trêve et sans calcul les justes et nobles causes durant son parcours d’universitaire passionné par son métier d’enseignant-chercheur, de militant de gauche opiniâtre et intrépide, d’homme politique à cheval sur les principes et optimiste à souhait malgré les difficultés, voire les déconvenues du mouvement progressiste.
La première de ces scènes emblématiques est notre dernière rencontre. Elle a eu lieu, le mercredi 23 février 2016 à l’occasion de l’une de ses dernières apparitions publiques, aux Archives nationales où Il avait tenu à assister, malgré sa maladie, à l’hommage rendu au leader nationaliste et militant du Mouvement de la Paix, Slimane Ben Slimane. Il m’avait convié ce jour-là à participer aux réunions préparatoires en vue de la commémoration de la Journée de la Terre dont il assurait à Al Massar l’organisation et qu’il voulait célébrer en grandes pompes à l’Avenue Bourguiba à Tunis et à l’Ariana. A mon regret de n’avoir pas pu répondre à cette sollicitation, en raison d’un emploi du temps chargé pendant le mois de mars 2016 ( mais je l’aurais fait en dépit des contraintes si j’avais soupçonné un seul instant qu’il était malade) se mêle aujourd’hui mon admiration sans bornes pour un combattant de la liberté, fidèle à ses convictions de militant progressiste engagé dès son plus jeune et jusqu’à la fin de ces jours dans la défense de la cause palestinienne et qui, bravant la maladie et supportant la souffrance, lui a consacré ses derniers jours et a abattu un travail de Titan pour réussir cette commémoration.
Tout en considérant la politique comme l’art du possible et en agissant sans aucun soupçon d'opportunisme, il excellait dans le dépassement de soi et, Sisyphe heureux, il épuisait le champ du possible dans l’increvable espoir souvent déçu mais chaque fois revivifié de changer le monde. Il avait rendu ce désir ardent de changement par le recours à la formule heureuse, lumineuse et grandiloquente : إنّ بعد العسر يسارا" " , inspirée du célèbre verset coranique « إنّ مع العسر يسرا » ( « à côté de l’infortune est le bonheur » selon la traduction de Kasimirski) pour dire sa certitude que la gauche arrivera au pouvoir et, tel un oracle, prédire la fin des déconvenues et annoncer des lendemains meilleurs pour notre Tunisie grâce au rôle historique que la gauche est appelée à jouer sur l’échiquier politique tunisien.
Je revois une autre scène emblématique de la personnalité d’Ahmed Brahim qui a pour cadre, dans mes souvenirs, la manifestation du 23 octobre 2013 organisée par le Front du salut pour faire pression sur Ennadha et l’amener à quitter le pouvoir conformément à la feuille de route élaborée par les artisans du dialogue national. Elle témoigne aussi de l’ascèse, de l’abnégation, du courage exemplaire de l’ancien premier responsable du mouvement Ettajdid et du parti Al Massar et de la rage de vaincre l’adversité qui l’habite. Pas tout à fait remis des ennuis de santé qu’il a connus en 2013 et essoufflé, il peinait à remonter la pente raide menant de la Place de la Kasbah à la faculté du 9 avril où il avait garé sa voiture lorsque je fus autorisé par les forces de sécurité à m’approcher avec ma voiture de la place pour le prendre et lui épargner les désagréments d’une pénible escalade.
Son parcours d’homme politique prouve ces vertus et particulièrement son courage à toute épreuve qui s’est surtout manifesté lors de la révolte du bassin minier en 2008 quand il s’est mobilisé et a mobilisé son parti et ses militants pour soutenir une cause qu’il considérait comme juste et comme le signe avant-coureur de la chute du régime de Ben Ali et au moment des élections présidentielles de 2009. N’a-t-il pas proclamé haut et fort, au moment de déposer sa candidature son engagement dans une véritable compétition pour se mesurer « d’égal à égal » avec le candidat au pouvoir à un moment où les autres concurrents ne faisaient que de la figuration, ne jouaient que le rôle de faire-valoir pour le président sortant ?
Un démocrate issu du peuple
Ce « démocrate issu du peuple », selon la formule usitée par l’Association des enseignants et des chercheurs tunisiens en France (ATECF) à l’occasion de l’hommage qu’elle lui a rendu l’année dernière, a compris, bien avant la chute du mur de Berlin, que le dogme de la dictature du prolétariat avait fait son temps mais il a continué à défendre avec beaucoup de vigueur et d’acharnement les aspirations des couches défavorisées à la justice sociale et a préconisé un modèle de développement en rupture avec le néolibéralisme, garantissant l’égalité des droits pour des citoyens libres dans une société juste et égalitaire et revendiqué par le mouvement social du bassin minier, précurseur de la Révolution citoyenne et sociale du 14 janvier. Aussi n’hésitait-il, habitué qu’il était à bousculer non seulement les certitudes pédagogiques et académiques mais aussi les dogmes politiques, à participer à toutes les initiatives qui ont réformé le Parti communiste tunisien pour le transformer avec la fondation d’Ettajdid en un mouvement de centre gauche constamment ouvert aux sensibilités démocratiques et progressistes. N’a-t-il pas, dans le prolongement de cette stratégie visionnaire et anticonformiste, été l’un des principaux artisans du congrès unificateur de 2007 qui l’a promu premier secrétaire du mouvement et de la reconstruction du parti en 2012 grâce à l’apport de nouvelles formations politiques et des indépendants du pôle démocratique et moderniste à la faveur de la fondation d’Al Massar.
Enseignant et chercheur, homme politique, ministre, député de la Constituante ou syndicaliste, Ahmed Brahim a laissé son empreinte là où il est passé. Son sourire d’homme courtois, généreux et tolérant, sourire toujours charmeur, presque toujours affable, parfois sceptique et amusé, jamais narquois nous manquera ainsi que son regard malicieux et bienveillant d’ami qui vous regarde avec les yeux du cœur.
Habib Mellakh
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