Les « oubliés » de la gouvernance d'entreprise : le secteur touristique
Le tourisme tunisien traverse une très mauvaise passe, peut être la plus sévère depuis l’indépendance.
Le développement du tourisme remonte aux années 1960 grâce à l'action conjuguée de l'État et de groupes privés. En 2010, le tourisme contribue à hauteur de 7 % au PIB, génère chaque année entre 18 et 20 % de recettes en devises, couvre 56 % du déficit commercial et emploie (de façon directe et indirecte) 400 000 personnes.
Depuis l’indépendance, la Tunisie a misé sur le tourisme. Mais après plus de 50 ans d’indépendance, force est de constater que le tourisme reste un secteur fragile, dépendant et peu structuré. Le tourisme tunisien est toujours celui des 3s (Sand, Sea, and Sun). Il est loin de répondre aux exigences économiques et sociales de la Tunisie d’aujourd’hui. Doit-on imputer le désarroi de ce secteur aux seules conséquences de l’insécurité qui ont accompagné la révolution tunisienne ? Ça serait trop facile.
Le nombre de ministres, en charge du secteur touristique, qui se sont succédés ces dernières années est impressionnant. Le turnover qui touche l’ensemble du secteur touristique n’a pas épargné les ministres. Peut-on aspirer à la construction d’une véritable stratégie du tourisme avec des responsables, tels qu’ils soient, qui ne restent pas en place plus d’une année ou deux. Les stratégies se construisent dans la durée.
Autre fait marquant, la formation en matière d’hôtellerie et de tourisme. Si la formation technique ne pose réellement pas de problèmes, il suffit de s’aligner sur les standards internationaux, la formation managériale, constitue encore et toujours l’éternel défi du tourisme tunisien. Dans les années 80, une formation en gestion hôtelière et touristique a été dispensée à l’école supérieure de commerce de Tunis, elle s’est consolidée au milieu des années 90, mais complètement marginalisée après l’an 2000. Cette maîtrise a failli être abandonnée à l’instar de la gestion hospitalière. Les enseignants universitaires, n’étaient guère convaincus de l’utilité d’une telle dépense d’argent et d’énergie. Je me rappelle de discussions que j’ai eues avec certains professeurs de l’enseignement supérieur, qui refusaient d’accepter les dossiers des maîtrisards en gestion hôtelière et touristique pour les études de 3ème cycle dans leurs institutions, argumentant que le tourisme ne peut être admis au même pied d’égalité que le secteur des banques, des assurances ou de la finance ! Si le monde académique, n’est pas convaincu de l’utilité et de l’apport de ce secteur pour l’économie nationale, il n’est point étonnant de voir des dirigeants mal formés, non spécialistes et souvent très mal payés. Beaucoup d’hôteliers préfèrent faire appel à des responsables ordinaires sans aucune ingéniosité. Pour parler de gouvernance, il faut parler aux dirigeants, et pour parler aux dirigeants, faut-il encore les trouver, et quand on les trouve faut-il encore qu’ils soient capables de comprendre de quoi on leurs parle.
Les difficultés que connaît ce secteur ne datent pas d’hier, et ne sont pas conséquents aux évènements qui ont secoué la Tunisie après le 14 Janvier 2011. Ils sont le fruit d’une politique irréfléchie et aveugle. Entre 2000 et 2005, la Tunisie a perdu 5,3% de ses parts de marché régional, la Turquie en a gagné sur la même période 9,3% de parts de marché. Les différents ‘responsables officiels’ du tourisme tunisien n’arrêtaient pas de berner l’opinion publique avec les chiffres de l’augmentation des nombres d’entrée et de nuitées, et de louer la politique ‘judicieuse’ et ‘visionnaire’ de la Tunisie. Malheureusement, ces chiffres en trompe-l’œil, sont tel l’arbre qui cache la forêt. En réalité, l’importance du secteur touristique aurait dû être démontrée à travers les dépenses touristiques et les entrées en devises. Or, en l’an 1999, après une étude de plus de 30 destinations concurrentes, il s’est avéré que le touriste dépense durant son séjour en Tunisie, tout frais compris, en moyenne 370 dollars, contre 465 dollars pour l’Égypte et 1320 dollars pour Israël. Le rapport de la banque mondiale en juillet 2002 indiquait quant à lui une recette par nuitée de 47,1 dollars pour la Tunisie, 125,9 dollars pour l’Égypte, 158.1 dollars pour le Maroc et 255,6 dollars pour la Turquie. Et la situation n’a fait qu’empirer depuis !
Différentes études et différents rapports ont déjà tiré la sonnette d’alarme sur un secteur qui fait du sur place depuis au moins 17 ans. Le rapport JICA (Japan International Cooperation Agency), élaboré en l’an 2000 par les japonais (bénévolement !), était très édifiant et très complet. Il a mis à nu les difficultés et les carences d’un secteur en panne d’inspiration et en manque d’initiatives. Les japonais ont critiqué l’étroitesse de l’offre touristique tunisienne et sa ‘pauvreté’, ils ont souligné l’absence de stratégie réfléchie qui s’inscrit dans la durée, ils ont également soulevé les problèmes structurels dont souffrent le tourisme tunisien, etc. Fitch Ratings a annoncé dans un rapport publié le 12 décembre 2007 que, malgré les efforts du gouvernement tunisien pour faire face au développement de son industrie touristique, la persévérance des problèmes structurels tels que la surcapacité, la diversification limitée, le faible pouvoir sur les prix, la stratégie de marketing limitée et de levier élevé, continue d'entraver la croissance de l'industrie et de la rentabilité. Les japonais n’ont rien laissé au hasard, photos à l’appui, ils ont démontré les insuffisances du tourisme culturel, et proposé des solutions. Les japonais ont même élaboré deux scénarios (A et B) pour le tourisme tunisien à l’horizon 2016. Mais le ministre du tourisme de l’époque, n’a pas apprécié et a même dû interrompre une visioconférence avec les japonais en signe de protestation et de mécontentement. Que de temps perdu depuis !
L’état dans lequel se trouve le tourisme tunisien et par conséquent l’économie nationale, est à la fois conjoncturelle et structurelle. Elle n’est en aucun cas le fruit de ses quelques mois d’insécurité. Les pays les plus développés en matière de tourisme sont les pays émetteurs et récepteurs de touristes, et se sont également les pays qui ont un tourisme intérieur développé et important. Hélas, la Tunisie, ne possède pas un tourisme intérieur développé qui aurait pu /dû prendre la relève en cas de crise et limiter les dégâts.
Ces dernières semaines, nous assistons à une augmentation des reportages TV des chaines nationales et étrangères sur les différentes régions de la Tunisie. Ainsi, toutes les régions sont victimes de ‘marginalisation’ et ‘d’exclusion’. La Tunisie est montrée tel un pays ‘pauvre’ et ‘miséreux’. Mais où allons-nous ? Sommes-nous conscients des retombées et des conséquences de ces campagnes en quête de sensationnel ? Cette hypocrisie des uns et des autres ne peut que porter préjudice à tout un pays. Dans quelques semaines, la Tunisie ne sera plus à la mode, mais une image négative sera ancrée. Cette image erronée, engendrera une mauvaise perception de la destination Tunisie, qu’il sera difficile d’effacer et de faire oublier. ‘Si telle est la Tunisie pourquoi venir alors ?’ La pauvreté n’a jamais été une marque de fabrique locale, tous les pays du monde n’y échappent pas. Il faut arrêter d’amplifier une situation ordinaire. Arrêtons ces mensonges et soyons honnêtes, la Tunisie a d’énormes acquis et des insuffisances. La Tunisie doit déjà batailler dur pour attirer toujours de nouveaux touristes, puisque le taux de retour n’est que de 25% à peu près, si on lui ajoute cette publicité négative et contre productive, la partie risque de devenir très difficile.
Au-delà des politiques et des stratégies mises en place ces dernières années, notamment l’orientation et le choix exclusif du tourisme de masse, qui mérite plus qu’un article, le tourisme tunisien souffre de l’intérieur et est victime de ses propres démons. Il n’y a point de secteur qui n’est connu des difficultés, mais la force de chaque secteur réside dans sa force de réaction. À l’instar du sport, le tourisme a été toujours assimilé à une source de loisir et de détente, et où on a ignoré le plus important : la gestion et le pilotage. Les hôtels sortent comme des champignons de sous terre, les agriculteurs et les industriels se tournent vers le tourisme. Sans expérience et sans connaissances approfondies, ils pensent que le tourisme se limite à la construction d’unités hôtelières. Les unités hôtelières construites sont de véritables masses de béton sorties de sous terre, il n’y a ni prouesses architecturales, ni apports techniques nouveaux, ni respect des spécificités culturelles locales et environnementales de chaque région. Il faut se mettre à chercher longtemps pour trouver une construction qui plaise. L’endettement appelle l’endettement, et la médiocrité appelle la médiocrité, et c’est ainsi que le tourisme se trouve prisonnier de personnes fortunées à la recherche de rentabiliser leurs investissements à tout prix et sans égard pour le tourisme. Il serait édifiant de consulter l’endettement dans l’industrie touristique, les impayés et le nombre d’escroquerie au secteur bancaire. Cette absence de repères et de lignes directrices, est imputable en premier lieu au ministère de tutelle, mais également aux différentes parties prenantes (hôteliers, agences de voyages, compagnies aériennes, banques, etc.) qui ne se sont pas acquittées convenablement de leurs tâches. Les dérapages qu’a connu et que connaît encore ce secteur sont nombreux, sans une approche globale, concertée et réfléchie, ce secteur court à sa perte.
Les professionnels du tourisme ont toujours mis l’accent sur la faiblesse de la commercialisation de la destination Tunisie. Les campagnes publicitaires sont statiques, ennuyeuses, monotones, lassantes et sans aucune ingéniosité. C’est toujours le sable, la mer et le jasmin. La stratégie marketing est une stratégie molle, qui ne peut rivaliser avec les destinations concurrentes qui rivalisent d’ingéniosité et d’habileté. Chaque fois qu’il y a crise, la Tunisie riposte par une baisse de prix. Et c’est ainsi que l’image du tourisme tunisien se dégrade de plus en plus. Au lieu d’adopter un marketing agressif, la Tunisie baisse les bras et choisit la solution de facilité. La dépendance du tourisme Tunisien des TO n’a fait que compliquer une situation déjà fragile. La gestion des unités hôtelières est de plus en plus entre les mains de groupes étrangers. La facilité n’a jamais rendu service. Les professionnels pourraient répondre « Mais que voulez-vous qu’on fasse, on ne peut inventer et offrir ce qu’on ne possède pas ? »
L’un des faits marquants caractérisant la gestion des unités hôtelières est l’absence de transparence. Ce n’est qu’un secret de polichinelle, la sincérité des comptes de plusieurs établissements hôteliers est incertaine, remise en doute, la tenue d’une double comptabilité est assez répondue. Ni l’Etat tunisien, ni l’association professionnelle des hôteliers tunisiens ne disposent d’information sur la situation et les performances financières des établissements hôteliers. Le tourisme tunisien ne dispose pas d’un plan comptable hôtelier qui permette de fournir une image réelle, sincère et exhaustive de la situation financière des établissements hôteliers, les pratiques comptables ne sont pas uniformes, etc. Les données sur l’actionnariat sont rares, il y a une opacité manifeste qui caractérise les rouages de la gestion hôtelière et touristique.
La bonne gouvernance n’est pas une recette miracle. Il est impératif de redéfinir ce secteur. Une action globale et concertée entre les différents intervenants est indispensable. Tout le monde parle d’un tourisme tunisien de qualité insuffisante et de clientèle médiocre, et aspire à un tourisme de qualité. Mais comment ? Le ‘tourisme’ que nous percevons n’est que le résultat de l’association positive d’efforts des composants d’une longue chaîne d’intervenants et d’intermédiaires.
Peut-on apporter des solutions à des problèmes qu’on ne connaît pas l’étendue ?
Peut-on parler de tourisme réussi alors que nous ne contrôlons pas notre destin ?
Peut-on parler d’industrie touristique intégrée alors que le nombre d’intrus et d’opportunistes ne cesse de s’amplifier ? Faut-il recourir à des barrières à l’entrée pour réglementer, encore plus, l’accès à ce secteur ?
Peut-on parler de gestion rigoureuse et efficace, alors que certains directeurs d’hôtels, sont de simples vitrines et ne sont pas spécialistes ? (Un ex-directeur d’un très célèbre hôtel 5 * était officier de police).
Peut-on parler de l’envol d’un secteur avec un taux d’encadrement très faible et en marginalisant ses cadres ?
Peut-on parler de rentabilité d’un secteur, sans une politique fiscale appropriée ?
Peut-on parler de services irréprochables, alors que la formation laisse à désirer et que le personnel en contact ne voit dans les touristes que des vaches à lait ?
Peut-on parler de bonne gouvernance dans un secteur où règne l’anarchie, le désordre et l’absence de transparence ? Où tout le monde dépend de tout le monde, mais où chacun agit en solitaire ?
Le tourisme est avant tout une question de mentalité.
Tout est à revoir.
Emir Ben Salah
*Chercheur en Sciences de Gestion.
*Membre du Centre Tunisien de Gouvernance d’Entreprise (CTGE)
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Merci Emir pour votre article qui a exploré les principales difficultés s'opposant à l'évolution réelle de notre tourisme que j'ai connu en qualité de cadre supérieur depuis les années 70 et jusqu'à récemment en qualité de consultant. Ce qui est regrettable encore aujourd'hui est que de nombreux "promoteurs" non hôteliers donc investisseurs "à court terme", ont bénéficié sous couvert d'autorisations de notre tutelle, d'importants avantages liés au secteur ainsi que des prêts bancaires sans aucun suivi puisque non remboursés à ce jour alors que ces promoteurs ont sensiblement amélioré leurs standing de vie.... et ne sont pas inquiétés outre mesure par le Ministère ou leurs créanciers sous prétexte de garantie d'emploi, que l'Etat ne peut pas mettre en faillite ces nouveaux riches qu'il a lui même contribué à enrichir. Ors, allez voir de prés le management de ces investisseurs !!! et vous vous rendrez compte que la situation actuelle du tourisme trouve toute son explication car à ce jour et même après la révolution, les mauvaises pratiques demeurent à savoir que le taux d'encadrement ainsi que les salaires sont en diminution alors que même les devises échangées par les quelques touristes aux desks des hôtels, vont directement dans les poches de ces "promoteurs" particuliers et non dans les caisses de l'Etat. Que dire encore de l'insouciance des organismes de tutelle face aux nombreuses situations encore inexpliquées concernant l'inexistence de TO Tunisiens à l'étranger et la baisse anarchique des tarifs par des hôteliers insouciant de la rentabilité de leurs unités mais surs de l'amélioration de leurs standing personnels. Que dire encore sur la Formation, si ce n'est que plus personne n'y croit, ni promoteurs qui ne croient pas au retour sur investissement et ni employés qui ne sont pas sensibilisés et motivés par la hiérarchie; Il faut ajouter à ce sujet que le Ministère de la Formation a compliqué les procédures de prise en charge. Mais, il n'en demeure pas moins que l'actuel Ministre doit multiplier les tours de table avec des professionnels de terrains et non des investisseurs ou "fils de..." et des cadres qui ont réellement vécu les pratiques hôtelières en matière d'encadrement et de management des ressources humaines.... Car c'est bien à ce niveau que " le bas blaisse"... Encore Merci Emir; je souhaiterai te rencontrer pour en discuter de vive voix.