Plus de 200 personnes, parmi ses collègues, disciples, amis et proches à avoir rempli dimanche matin l’amphithéâtre de la faculté des Sciences Juridiques, politiques et sociales de Tunis, pour commémorer le 3ème anniversaire de la disparition de Mohamed Charfi. Un anniversaire particulier qui prend cette année toute sa dimension exceptionnelle tant le défunt manque à la Révolution du 14 janvier comme le répèteront de nombreux intervenants et présents. Pour évoquer des aspects fondamentaux de la pensée de Mohamed Charfi, trois thèmes ont été retenus : la religion (par Ali Mezghani), la femme et la transition démocratique (par Monia Ben Jemiaa) et l’indépendance de la magistrature (par Slim Loghmani). Avant de laisser le public intervenir.
Sur les bancs de l’amphithéâtre, on reconnaît plusieurs fidèles : d’abord la famille, avec son épouse Faouzia et ses deux filles, ses frères, cousins et autres parents. Puis, les amis de toujours : Ahmed Smaoui, Mustapha Kamel Nabli, Saadoun Zmerli, Habib Ayadi, Moncef Jarraya, Afif Cherlbi, Samir Marzouki, Moncef Gargouri, Abdelkader Mehiri, Moncef Zouari, Hafedh Ateb, Mohamed Ayadi, Mohamed et Dordana Masmoudi, et bien d’autres. Tous attentifs aux interventions, tous acquis à une vison qui ne cesse de se confirmer.
Ali Mezghani le démontrera bien. Le sens de la laïcité dans la pensée de Mohamed Charfi est différent de celui qui prévaut en France. Conceptualiser la laïcité dans un contexte spécifique, sans institutionnalisation et dans la séparation des deux champs, celui de la religion et celui du politique, sans interférence aucune, a toujours guidé sa réflexion. Dépouiller la religion de son aspect normatif, pour la réserver aux croyances, en faire un 4ème pouvoir à organiser sur des bases démocratiques, avec l’élection de ses dirigeants et le contrôle garantissant le respect de la distinction des deux champs, sont à la base du dispositif à mettre en place.
Monia Ben Jemiaa se demandera, sur un ton de provocation intelligente, si la femme a obtenu tous ses droits, et un peu plus, pour démontrer l’inverse. D’abord, elle refuse le statut de don de droits octroyés, estime que les avancées acquises demeurent en fait bien incomplètes, surtout en ne reconnaissant pas à la femme le statut de chef de famille, et en n’octroyant pas systématiquement la nationalité tunisienne, par exemple, au conjoint étranger d’une femme tunisienne. Elle fait remarquer que si des femmes ont accédé aux gouvernements successifs, aucune n’a été en charge d’un ministère de souveraineté (Défense, Justice, Intérieur, Affaires Étrangères) et elles ne sont d’ailleurs que deux actuellement autour de Béji Caïd Essebsi. La situation n’est pas meilleure dans les partis politiques d’après révolution, très peu de femmes occupent des positions clefs.
Ce qui inquiète le plus Monia Ben Jemiaa, c’est ce discours de plus en plus fort qui monte disant que « ce n’est pas le moment de traiter de la cause des femmes ». Ou, pire : « de toute façon, ce ne sont pas les femmes qui ont fait la révolution, hya tahouret rjel », comme si la politique reste un club d’hommes. Evidemment, elle ne manque pas, en cherchant à comprendre ces tendances, de faire lien avec les revendications fortement exprimées le 27 janvier en plein centre-ville en faveur de la laïcité, la non-discrimination entre les sexes. Monia Ben Jemiaa rappelle qu’il ne peut y avoir de société démocratique, sans une famille démocratique, le tout à statut égalitaire, question de première urgence à régler. Dans ce domaine aussi, et en priorité, la pensée réformiste et moderniste de Mohamed Charfi fait aujourd’hui grandement défaut à la Tunisie.
Slim Loghmani en offrira une autre illustration à travers les positions du défunt quant à l’impérative indépendance de la justice. La composition du conseil supérieur de la magistrature et son mode de fonctionnement n’ont fait qu’inféoder les magistrats au pouvoir despotique. « Le juge rebelle » Mokhtar Yahyaoui le dénoncera avec vigueur dans sa célèbre lettre de 2001 et payera son acte courageux par une déferlante de sanctions, d’exclusion et de harcèlement, comme l’a dénoncé maintes fois Mohamed Charfi appelant à réformer la justice et garantir son indépendance.
L'anti-polygame, le syndicaliste, l'astronome, le bridgeur et le visionnaire
De la salle, plusieurs voix enrichiront ces analyses par des témoignages. Avec son éloquence coutumière, le Dr Saadeddine Zmerli, évoquera l’action de Mohamed Charfi au sein de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme, relatant la résistance farouche contre la polygamie que des mouvements islamistes s’échiner à faire réintroduire. Dr Khaldoun Badri, « en tant que parent d’élève », rend hommage à la grande réforme de l’éducation. Hafedh Ateb révélera la passion de Mohamed Charfi pour l’astronomie, indiquant qu’il a été parmi les premiers tunisiens à acquérir un télescope.
Moncef Zouari évoquera le bridgeur avec lequel il a partagé et d’autres amis, pendant 30 ans, de savoureuses parties se terminant chaque fois par des débats politiques. « Sa grande œuvre comportait aussi, soulignera-t-il, l’élaboration des deux nouveaux manuels d’éducation civique et celui d’éducation religieuse, qui dépouillent les anciens livres d’un dogmatisme aliénant. Il était convaincu que l’élève qui sera nourri dès son jeune âge de ces deux nouveaux manuels, modernistes, ne saura jamais accepter un jour la dictature. Ces jeunes de 25 ans qui ont déclenché la révolution sont, quelque part, les enfants de cette pensée avant-gardiste. »
Samir Marzouki qui a été pendant 5 années et demie, son conseiller pour la langue française et la réforme de l’enseignement, évoquera le courage personnel et le sens de la responsabilité de Mohamed Charfi qui, en cas d’erreur, même très grave, dédouane ses collaborateurs, refuse qu’ils servent de fusible et assume le tout. Mounira Hammami, membre de son équipe, le confirmera.
Un proche parent, Dr Faouzi Charfi qui a été à son chevet, lors de sa fatale maladie, « lorsque l’Homme était faible » du patient courageux. Mohamed Jemel rappelle le militantisme au sein du syndicat des maîtres de conférences, alors que Taher Mannoubi (Faculté des Sciences) lui reconnaît une grande force de prise de décision et de persuasion.
Le souvenir de Mohamed Charfi est si vivace, son œuvre si immense et ses analyses si confirmées que l’hommage qui lui est consacré ne pouvaient que se prolonger. D’autres colloques et publications sont à attendre.