Bonnes feuilles - Le général François Lecointre: J’étais en train de perdre mon humanité

(Sarajevo, le 26 mai 1995) - Entraînée par son lieutenant, la section avançait. Des soldats tombaient, atteints à bout portant ou ralentis, parfois assommés, par une balle qui frappait leur casque ou leur gilet. S’ils le pouvaient, ils repartaient, fouillaient chaque recoin de ce maudit bunker, y débusquaient l’ennemi, le tuaient, le faisaient prisonnier. Je suivais le chef de section, collé à lui, tentant de guider les tirs d’appui qui accompagnaient notre progression.
Nous abordions le centre du poste. Sans paraître se lasser, avec une habileté mécanique et répétitive, le lieutenant lançait les grenades que nous lui tendions. Soudain, une longue gerbe de sang éclaboussa les sacs de sable derrière lesquels il s’abritait. Pivotant sur lui-même, le lieutenant me présenta son visage, une plaie béante au front, et s’effondra au sol.
Il était mort. Du moins en fus-je persuadé aussitôt. Je sentis alors monter en moi une bulle de haine comme revenue du fond d’un étang de vase. Envahi par une fureur qui me portait en avant pour venger les miens, je ne voulais plus seulement reconquérir le poste, sauver notre honneur, libérer nos otages, prendre notre revanche. Je voulais tuer.
Nous n’étions plus très nombreux à pouvoir combattre. Une petite poignée de cinq ou six une fois retirés les blessés, les soldats qui gardaient les Serbes que nous avions capturés et ceux qui contrôlaient les espaces déjà reconquis. Mais il n’était pas question de s’arrêter. Parce que nous n’avions pas atteint notre objectif et parce que l’ivresse meurtrière qui s’était emparée de moi m’ouvrait la perspective de jouissances comme je n’en avais jamais éprouvé. Je relançai l’assaut, fouillant la redoute centrale et y débusquant l’ennemi. Je ressentais un plaisir intense à voir ces hommes culbuter devant moi, face contre terre, vaincus, blessés, morts peut-être. Et feu encore, pour repousser la contre-attaque que les Serbes avaient lancée. Et à nouveau un ennemi qui tombait, obstruant le couloir de sacs de sable où nous ne pouvions progresser qu’un de front. Placé en quinconce derrière moi, l’un des miens m’aidait à avancer, avec son fusil-mitrailleur dont les rafales qui aboyaient la mort me faisaient trembler d’aise.
Nous allions faire l’ultime bond pour investir la troisième redoute et, tapi au sol sous les lancers de grenade, je venais de commander des tirs de canon sur cette casemate lorsque les Serbes poussèrent devant l’entrée l’un de mes hommes pris en otage la nuit précédente, blême, canon sur la nuque et nous suppliant de ne pas l’abattre. Enragé, je retournai en arrière, pris un prisonnier serbe par la gorge et le traînai devant nous, braquant mon pistolet sur sa tempe, impatient de faire éclater son crâne si l’occasion m’en était offerte. Je revois le regard que posa alors sur moi le premier des chefs de groupe qui avait investi le poste avec son lieutenant. C’était un simple caporal-chef, ordinairement blagueur et bon compagnon. Le premier, toujours, avec une surprenante délicatesse, à consoler un soldat qui ne recevait pas de courrier, à prendre le sac trop lourd d’un camarade. Il cultivait l’humilité avec une gentillesse, un humour et une absence d’affectation qui l’ennoblissaient et le faisaient reconnaître de ses pairs comme un vrai monsieur. Je remarquai son épuisement, ses yeux vides, harassés de fatigue et malheureux. Lui ne voulait venger personne. Il ne retirait aucune jouissance du combat qu’il avait mené avec une bravoure pourtant exemplaire, mais par devoir seulement. Il attendait que vienne le temps de la fin de l’assaut, le temps de pleurer nos frères et de les soigner. Devant lui, si déterminé à aller jusqu’au bout mais en même temps si pâle et si triste, j’ai enfin compris que j’étais en train de perdre mon humanité.
Comment avais-je pu me transformer ainsi, en une créature monstrueuse de violence et d’animalité ? Aujourd’hui encore j’en frémis de douleur et de honte.
Bien après la grande épreuve du combat, alors que j’étais à l’école de guerre, j’ai découvert avec une sorte de soulagement la sauvagerie de ces quelques vers de Robert Desnos dans L’Honneur des poètes.
Ce cœur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat pour le combat et la bataille !
Ce cœur qui ne battait qu’au rythme des marées, à celui des saisons, à celui des heures du jour et de la nuit,
Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines un sang brûlant de salpêtre et de haine.
Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent.
Probablement n’étais-je donc pas le seul à m’être laissé submerger par la haine. Mais plus qu’un autre, je savais désormais n’éprouver à mon propre égard qu’une considération relative. Le combat ne m’a pas forgé le cœur et l’âme, il m’a simplement rendu lucide. J’en sais désormais suffisamment pour ne pas me croire préservé, par ma simple qualité d’homme, du surgissement de l’animal qui gît en moi.
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