Quand le silence se fissure à Berlin: des diplomates allemands prennent position sur Gaza

Par Elyes Ghariani. Ancien Ambassadeur - C’est un geste rare, presque inédit dans la tradition politique allemande. Dans une tribune publiée récemment sous le titre «So kann es nicht weitergehen in Gaza» («On ne peut pas continuer ainsi à Gaza»), un groupe de diplomates et de hauts fonctionnaires allemands s’adresse à l’opinion publique avec des mots inhabituels de gravité. Ils expriment leur trouble face à la manière dont l’Allemagne gère sa position vis-à-vis du conflit à Gaza — et soulignent que cette inquiétude est largement partagée au sein des institutions : «Cette situation et la position allemande à son égard inquiètent non seulement nous, les auteurs, mais aussi de nombreux fonctionnaires du gouvernement fédéral.»
(Diese Situation und die deutsche Positionierung hierzu besorgen nicht nur uns, die Autoren, sondern [...] auch viele Beamte in der Bundesregierung.)
La tribune débute par un rappel du massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023, qui a causé près de 1 200 morts en Israël et l’enlèvement de centaines d’otages. Cet acte est fermement condamné. Mais très vite, les auteurs alertent sur le caractère disproportionné de la riposte israélienne, qu’ils estiment lourde de conséquences humaines et politiques.
Ils écrivent : «La réaction israélienne a causé la mort de dizaines de milliers de personnes, empoisonne des générations entières avec la haine, et porte gravement atteinte aux intérêts sécuritaires d’Israël.»
(Die israelische Reaktion brachte Zehntausenden Menschen den Tod, infiziert ganze Generationen mit Hass und fügt Israels Sicherheitsinteressen massiven Schaden zu.)
Ce constat, formulé par des diplomates de carrière, marque un tournant dans le discours officiel allemand. Il ne s’agit pas d’un rejet de la solidarité historique entre l’Allemagne et Israël, mais d’une volonté d’en redéfinir les contours. Les auteurs rappellent que cette solidarité est fondée sur une responsabilité morale issue du passé, mais que cette responsabilité ne saurait justifier une politique aveugle.
Ils disent: «Avec le fardeau de la Shoah, nous, Allemands, portons une responsabilité morale particulière envers Israël et envers l’humanité. Nous devons nous engager pour l’un comme pour l’autre.»
(Mit der Bürde des Holocausts tragen wir Deutsche eine besondere moralische Verantwortung für Israel und die Menschlichkeit. Für beide einzutreten [...] muss unser Anspruch sein.) Ils ajoutent une critique implicite de la ligne actuelle du gouvernement: «Un soutien inconditionnel est une amitié mal comprise, car elle ignore des pans entiers de la société israélienne.» (Ihre bedingungslose Unterstützung ist falsch verstandene Freundschaft, weil sie wichtige Teile der israelischen Gesellschaft ignoriert.)
Par ces mots, les auteurs rappellent que la société israélienne elle-même est traversée par des divisions profondes, et que de nombreuses voix critiques s’élèvent aussi en Israël contre la guerre à Gaza. En appelant à «soutenir les Palestiniens prêts à la paix » (den friedensbereiten Palästinensern).
La tribune invite à sortir d’une logique binaire et à replacer la recherche d’une solution politique au cœur de l’action diplomatique.
Ce texte est bien plus qu’une opinion isolée. Il reflète un malaise grandissant dans les sphères administratives et diplomatiques en Europe, face à une guerre longue et coûteuse sur les plans humain, éthique et géopolitique. En Allemagne, où la politique à l’égard d’Israël a longtemps été perçue comme intangible, cette tribune marque une rupture. Elle exprime le besoin de conjuguer fidélité historique et lucidité stratégique, solidarité morale et respect du droit humanitaire.
Pour les opinions publiques du monde arabe, habituées à voir les capitales européennes soutenir Israël sans réserve, ce geste n’est pas sans portée. Il ne s’agit pas d’un revirement politique, mais d’un signe. Un signe que les lignes bougent, que le débat existe, et que même au cœur de l’Europe, certains appellent à replacer l’humain, la paix, et la responsabilité au centre du discours.
Elyes Ghariani
Ancien Ambassadeur
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