La confrontation dans l’interdépendance Chine - Etats-Unis: Syndrome attraction-répulsion

Par Mongi Lahbib, ancien ambassadeur - Complexes et irrégulières, les relations sino-américaines sont de plus en plus interdépendantes, polarisées sur des rivalités économiques, technologiques et militaires, dans un contexte mondial et régional mouvant.
Le désordre mondial s'installe dans l'imprévisibilité et le déni de l'égalité souveraine des nations, dans un jeu à somme nulle gagnant-perdant conjugué avec de vieilles tactiques de négociation pour décontenancer l’adversaire: poker, l'homme fou, ballon d'essai…
Les risques de mésentente et de dérapage se multiplient avec la recomposition d'alliances notamment depuis la guerre américaine contre l'Irak, avec les alliances temporaires où «la mission détermine la coalition», et l'usage de la force en dehors de la légalité internationale.
I- Des relations sino-américaines complexes et mouvementées
1- Les relations avant l’établissement des rapports diplomatiques entre les deux pays
Ancienne colonie anglaise, les EU avaient au départ condamné la guerre de l'opium engagée par la GB contre la Chine. Ayant par la suite occupé les Philippines, Washington avait rejoint la coalition des puissances venant à bout des boxers chinois luttant contre l'occupation étrangère de leur pays.
Au cours de la guerre civile chinoise, les EU avaient apporté leur soutien à Chang Kai Tchèk qui s'est replié à Taiwan suite à sa défaite face à Mao Tse Tong. Le Président Truman avait refusé, en 1950, l'usage du feu nucléaire contre la Chine pour son soutien au camp communiste au début de la guerre de Corée.
Nixon était intervenu par la suite en 1969 pour contrecarrer l'intention de Moscou de recourir à une frappe nucléaire contre Beijing suite au différend idéologique de celle-ci avec l'URSS. Il avait pris la décision d'établir des relations diplomatiques avec Beijing en 1979 dans le contexte de la guerre froide, tout en reconnaissant le principe" d'une seule Chine". Washington avait promulgué plus tard le "Taiwan relations Act" régissant l'aide militaire américaine apportée à Taipeh.
2- Les relations sino-américaines après la libéralisation de l'économie chinoise
Suite à la libéralisation et l'ouverture de l'économie chinoise, avec l'accession de Deng Xiao Ping au pouvoir, Beijing accéda en 2001 à l'OMC avec l'appui du Président Clinton et des entreprises américaines installées en Chine. Ceci a permis à ce pays, traité en parallèle comme un pays en développement, de doubler en une décennie le revenu par tête d'habitant, quand il a fallu 40 ans pour la GB et les EU pour parvenir au même résultat. La Chine est devenue, depuis, la 2e puissance économique mondiale. Elle occupe aussi la première place mondiale pour les exportations, la production industrielle et les réserves de change. Les IDE chinois dépassent désormais les investissements rentrants avec les projets de la nouvelle route de la soie.
Parallèlement la dédollarisation l'économie mondiale s’est étendue. La monnaie américaine ne représentait plus que 58% des réserves mondiales de change, en 2023, contre 71% en 1919. Le stock d’or des pays BRICS+ est devenu comparable à celui détenu par les EU.
Les mesures prises par l'Administration Trump 1, pour limiter la montée en puissance économique et technologique de la Chine, n'ont pas eu les effets escomptés. Ainsi, le déficit commercial des EU avec ce pays s'est aggravé.
Le PIB chinois ne représente encore que 60% de celui des EU du fait du ralentissement de la croissance, la stagnation de la demande et de l'investissement intérieurs et l'éclatement de la bulle immobilière. Ceci a conduit à l'augmentation du chômage, notamment parmi les jeunes, dans un climat de recul de la natalité.
II- L’interdépendance économique et technologique chine-eu
1- Dépendance des EU à l'approvisionnement en terres rares
La Chine détient 60 à 80% de ces terres et 92% des capacités de raffinage et de purification de matériaux critiques, nécessaires pour la transition énergétique, climatique et la production des équipements militaires de pointe.
Maîtrisant l'ensemble de la chaîne de valeur de ces produits, la Chine détient une position dominante pour la production s batteries électriques à base de lithium (70%) des panneaux solaires (80%) et des éoliennes (50%). Par ailleurs avec la percée des voitures électriques de luxe, BYD surclasse désormais TESLA en rapport qualité prix et volume de ventes...
La Chine étend la production du lithium, à partir de terres de saumure, parallèlement à la recherche des terres rares de l'Afrique au Groenland, jusqu'à l’exploration de la face cachée de la lune d'où ont été ramenés des échantillons. Deng Xiao Ping déclarait déjà en 1992 "le Moyen Orient a le pétrole, la Chine dispose de terres rares"…
Les EU qui ne disposent que de 15% de ces terres avaient auparavant procédé à la fermeture de sites importants d'exploitation en raison de leur faible rentabilité et de leur impact sur l'environnement.
2- Dépendance de la Chine concernant les semi-conducteurs
L'IA nécessite, outre les réseaux de télécommunication et logarithmes appropriés, des centres de données et de puissants calculateurs énergivores. Les besoins de ces centres à travers le monde en énergie nécessiteraient en 2026 l'équivalent du total de l’électricité verte produite en France et en Allemagne.
La Chine a importé 385 milliards de dollars de puces électroniques en 2024 contre 298 milliards de dollars pour les importations pétrolières au cours de la même année.
DeepSeek, une startup chinoise a pu réaliser, en utilisant des puces peu évoluées, une performance mondiale en IA avec une meilleure efficacité énergétique. Elle rejoint ainsi une coopérative -Huawei- devenue leader mondial pour la production de smartphones et de systèmes de télécom notamment la 5 G et bientôt 6 G.
La dépendance chinoise en la matière est atténuée par les progrès accomplis dernièrement par la Chine à la fois pour la production de puces évoluées et d’unités de lithographie dominée jusqu’ici respectivement par Taiwan et les Pays Bas.
III- Tensions géopolitiques dans la région
1- Taiwan
Outre son importance technologique, Taipeh représente un enjeu vital pour Beijing, résolue à en assurer la réintégration si possible par la voie pacifique et si nécessaire par la force. La Chine-3e puissance militaire après les EU et la Russie-est devenue 1ere puissance maritime. Elle est cependant surclassée par l'expérience militaire, l'interopérabilité des forces américaines et leur réseau de bases militaires dans la région. Echaudée par l'expérience de Hong Kong concernant la formule "un pays, deux systèmes" une partie de la population taiwanaise, notamment parmi les jeunes, proclament de plus en plus ouvertement leur aspiration indépendantiste.
Beijing pourrait, dans le cas de la réintégration de Taiwan, avoir un accès direct à l'Indo Pacifique (notamment pour les sous-marins du fait des eaux profondes du détroit taiwanais) dans un contexte d'incertitude, concernant les engagements américains de sécurité dans la région, et la montée des tensions en Mer Méridionale de Chine.
2- Les tensions en mer méridionale de Chine
La mer méridionale de Chine couvre une superficie de 3,2 millions de km2. Elle regorge de ressources halieutiques et d'hydrocarbures. Outre la Chine, 7 pays sont riverains de cette mer notamment le Vietnam, Brunei, la Malaisie et les Philippines.
Réclamant des droits d'antériorité historique, la Chine continue de consolider sa présence à travers la poursuite de construction d'ilots artificiels. La cour permanente d'arbitrage à La Haye avait prononcé un arrêt en faveur de Manille que Beijing n'a pas reconnu, ce qui pose le problème de l'interprétation de la convention des Nations Unies de la mer concernant notamment la délimitation des zones économiques exclusives maritimes.
La Chine se sent encerclée du fait de la présence de bases militaires dans la région, particulièrement aux Philippines et au Japon, le rapprochement américano-vietnamien et le dialogue QUAD entre les EU, l’Australie, l'Inde et le Japon.
Bien que l'hypothèse d'une guerre frontale sino-américaine soit peu probable, des analystes ont évoqué dernièrement «le piège de Thucydide» entre une puissance établie et une puissance montante.
IV- Guerre de suprématie mondiale
1- Le duel économique sino-américain
La guerre commerciale déclarée par le Président Trump sape les fondements de l'OMC qui avait pourtant été créée avec l'appui des EU. De par le mode de décision consensuel et des décisions contraignantes de l'organe de règlement des différends commerciaux, cette organisation multilatérale entrave aujourd’hui la position économique et le leadership mondial de Washington.
Beijing en tire profit, réalisant ainsi en 2024 un excédent commercial de 992 milliards de dollars- soit près du tiers du PIB de la France- dont 361 au détriment des EU.
Les dernières mesures tarifaires américaines furent suivies par la diversification des sources d'approvisionnement de la Chine, notamment de produits pétroliers et gaz liquéfié avec le Canada et de produits agricoles avec le l'UE, le Brésil et l'Argentine. L'impact sur la Bourse, le dollar, et sur la compétitivité de plusieurs entreprises américaines sont symptomatiques de ce que le Wall Street journal considère comme «la guerre commerciale la plus stupide de l’Histoire».
La Chine est exposée à des défis concernant notamment l'écoulement des surplus de produits industriels et l'approvisionnement en produits agroalimentaires qui représentent 12% de la consommation de son marché intérieur, atteignant 80% pour le soja.
2- De la "mondialisation heureuse" à la mondialisation honnie
L'un des premiers économistes à tirer la sonnette d'alarme sur les effets pervers de la mondialisation est Joseph Stiglitz, qui avait critiqué en 2002 le FMI pour avoir servi les intérêts des EU au détriment notamment des pays en développement.
Le Président Trump a mis plusieurs fois en exergue la désindustrialisation de certaines régions américaines et l'aggravation des déficits commerciaux, en soulignant que les excédents réalisés par la Chine servent à financer les dépenses d’armement de Beijing, oubliant le bénéfice dont ont bénéficié le consommateur et les entreprises américains de par les échanges économiques avec ce pays. C'est aussi oublier que les EU bénéficient encore de la suprématie du dollar qui permet le financement des déficits jumeaux de la balance commerciale et du budget américains, en partie grâce à des bons de trésor financés par Beijing.
La Chine a quant à elle su tirer profit de la mondialisation et de son statut ambigu de pays en développement. Beijing a fait en sorte -avec l'appui du groupe des 77- de retarder voire avorter les projets de règlementation connexes au commerce mondial (services, investissements, préservation de l’environnement, propriété intellectuelle.). Il n'en demeure pas moins que les réclamations présentées à l'OMC à l'encontre de Beijing émanent, actuellement, de plus en plus de pays émergents ou en développement.
Dans l'esprit du libéralisme conquérant les pays en développement allaient être cantonnés aux activités de sous-traitante et de perfectionnement passif. L'innovation, fille de la liberté, est considérée comme l'apanage des pays développés. C'était sans compter sur les capacités de la Chine à copier et surpasser le maître grâce à un développement alliant libéralisme, confucianisme et esprit nationaliste communiste.
Le réveil fût brutal pour les EU. La première alerte fût donnée suite à la décision chinoise, en 2010, de restreindre l'exportation de terres rares critiques à destination du Japon après un incident maritime. S'étant affranchi des consignes de dissimulation, Xi Jing Ping publia un plan décennal "made in china 2025" qui s'inscrivait dans un programme de recherches d'industries duales civiles et militaire et de développement d'activités de hautes technologies: IA, informatique quantique, biotechnologie, construction navale...
Ceci déclencha une vague de mesures américaines de restriction des exportations de micro processeurs évoluées en provenance de Taiwan, des EU et de leurs alliés à destination de la Chine.
Cette bataille, pour retarder la montée en puissance de la Chine, s’est amplifiée avec la croisade tarifaire déclenchée par le Président Trump qui dans un langage fleuri, a provoqué et humilié autant ses alliés que ses adversaires avant de décréter une « pause » de 90 jours, exception faite pour la Chine. Cette annonce fut suivie peu de temps après par l’exemption des smartphones et ordinateurs importés de ce pays. Ce nouveau revirement américain est symptomatique de l’interconnexion du monde et de la compétitivité des entreprises du secteur installées dans ce pays.
V- Perspectives d’avenir
1- Les tentatives désespérées de freiner la progression de la Chine
Au-delà des visées expansionnistes, les taxes tarifaires américaines constituent une arme de pression à l'encontre du Canada et du Mexique pour stopper l'exportation du fentanyl chinois, déloger la Chine du canal de Panama ou encore acquérir des terres rares en Ukraine et au Groenland de manière à atténuer l'emprise chinoise en la matière.
Sur le plan commercial, la Chine avait atténué sa dépendance vis-à-vis des EU du fait que ses exportations vers ce marché ne représentaient plus que 15% du total des exportations du pays en 2024, contre 20% en 2018. Parallèlement, Beijing est devenue le principal partenaire commercial pour plus de 150 pays, les exportations chinoises vers les pays du Sud Global dépassant désormais celles dirigées vers les pays développés.
La Chine reste cependant confrontée à la faiblesse de la demande de son marché intérieur, bridée par la préférence accordée à l’épargne, du fait notamment des limites du système de sécurité sociale du pays. En 2022, le taux d’épargne y était de 46,5% du PIB, contre seulement 18,2% aux EU.
Sur le plan militaire, les EU surclassent de loin les capacités chinoises. Ayant tiré la leçon de la crise des missiles dans le détroit de Taiwan en 1996, la Chine a développé, depuis, sa flotte maritime et navale et accéléré la modernisation de son armée.
Outre la création d'une armée dédiée aux missiles, la Chine dispose désormais en plus d'armes de destruction massive, de capacités de riposte et de dissuasion : rayons laser susceptibles de neutraliser des satellites, robots pouvant à 10 km de profondeur sectionner des câbles sous-marins, systèmes de brouillage électro magnétique et de guerre cybernétique…
Tout en se défendant de chercher à tirer la première, la Chine a réitéré sa détermination à «se battre jusqu'au bout» pour «tous les types de guerre» en refusant les «menaces et les chantages». Quelle sera dans ces conditions l'issue de la guerre commerciale et géopolitique en cours ? Il est difficile de répondre à cette question en raison de l'imprévisibilité du Président Trump qui – objectivement - serait l’un des meilleurs des alliés de la Chine. Il suffit de relever à cet égard les signes de stagflation, de fébrilité du marché obligataire aux EU, le délitement des relations de Washington avec ses principaux alliés -qui se rapprochent désormais de Beijing- ainsi que le renforcement du soft power chinois.
Pour l'heure, Beijing affirme ses dispositions à négocier «sur un pied d’égalité» et dans le respect mutuel. Selon la directrice générale de l'OMC, la guerre commerciale en cours pourrait «réduire jusqu'à 80% des échanges entre la Chine et les EU et effacer près de 7% du PIB mondial sur le long terme».
2- Hypothèses possibles
• Le découplage entre les économies américaine et chinoise se traduirait, selon certains analystes, par une perte de plus de 500 milliards de dollars pour les EU et une baisse de 2 à 3% du PIB chinois, pour autant que ce découplage soit possible tant les deux économies sont imbriquées.
• L'extension d'une mondialisation à la chinoise avec le triomphe du modèle de développement du «consensus de Beijing» et des valeurs asiatiques et l'extension du réseau de la nouvelle route de la soie.
• Une multipolarité fondée sur un partage de zones d'influence dans le cadre d'un nouvel accord Yalta.
Ces scénarii demeurent tributaires de l'issue de la guerre en Ukraine et de l'évolution de la situation au Moyen-Orient où une grande partie de l'Humanité a perdu son humanité et où l'Occident s'est discrédité. Une Humanité à la croisée des chemins dans un contexte de dérèglement environnemental, éthique et juridique.
A cet égard, les positions, notamment de la Chine et de l'UE, seront déterminantes concernant le respect de la règle de droit et la définition d'une architecture collective de sécurité et d'un nouvel ordre mondial -mal engagé- en attendant que la grande nation américaine retrouve la place qui est la sienne dans un monde apaisé et juste conjuguant mondialisation et universalisme.
Les guerres, comme souligné par l'UNESCO, naissent d'abord dans les esprits à l'heure des guerres préemptives et expansionnistes et des risques de prolifération des armes de destruction massive.
Comment la Chine traiterait-elle ses compagnons de la nouvelle route de la soie en véritables partenaires -loin de la mentalité du « centre et la périphérie » -en particulier les pays du "sud global" historiquement les plus proches de Beijing ?
Que signifierait un nouvel ordre mondial fondé sur la hiérarchisation des civilisations, sur la loi de la force et non la force de la loi ? Quel serait l'apport d'un leadership non fondé sur les intérêts mutuels et un minimum de valeurs partagées à défaut d’un consensus universel ?
Adossée à une civilisation millénaire et à une expérience de développement inspirante, la Chine est à même de pouvoir apporter une éminente contribution à l'édification de ce nouvel ordre mondial à un moment crucial de basculement géopolitique, technologique, sécuritaire et environnemental de l’Humanité.
Au milieu du chaos se trouve une opportunité/ Sun Tzu.
Mongi Lahbib
Ancien ambassadeur
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