Habib Touhami: Le procès en «amala» et en laïcité d’Habib Bourguiba

Un des maux qui rongent notre pays en profondeur est l’absence d’une mémoire collective apaisée. Les Tunisiens pourraient manquer, dit-on, d’un grand récit national rassembleur ou, pour tout dire, d’un «enchâssement instable et très évolutif de quantité de mémoires, forgées et appropriées par toute une série de groupes sociaux bien différents d’une nation ou d’un État». Aucun désastre militaire majeur n’a marqué leur histoire récente et pas davantage le culte d’une geste glorieuse communément évoquée. C’est au point que la date de la fête nationale est chambardée selon l’humeur du Prince, sans récrimination ou regret. Quant aux politiques mémorielles, elles sont façonnées de telle manière qu’elles troublent la mémoire collective au lieu de la rasséréner. Reste la justice transitionnelle dont on attendait beaucoup, elle a fini par semer plus d’épines que de roses.
Le procès en «amala» de Bourguiba révèle cette déperdition mémorielle. Entre ceux qui sacralisent Bourguiba et ceux qui le vouent aux gémonies, il n’y a pas d’entente possible. Entre ceux qui le qualifient de «amil» de la France (agent) et ceux qui le présentent comme le seul vrai patriote de sa génération, le fossé est indépassable. Il reste qu’accuser Bourguiba d’être un «amil» a quelque chose de saugrenu. Il suffit de se pencher un peu mieux sur le caractère du personnage et ses ressorts psychologiques pour se rendre compte qu’il ne peut être ni un auxiliaire ni un vassal. Au demeurant, aucun historien sérieux n’a soutenu cette thèse bien que certains historiens d’obédience connue aient alimenté l’assertion en catimini pendant que d’autres ont observé sur la question un silence coupable. Attitude condamnable parce que notre mémoire collective est fragmentée et que c’est aux historiens nationaux de rassembler les morceaux en leur donnant sens, unité et fluidité.
L’accusation lancée contre Bourguiba pour « amala » est liée au processus politique ayant conduit la Tunisie à l’autonomie interne d’abord, à l’indépendance ensuite. La France a choisi en 1955 de soutenir Bourguiba contre Ben Youssef. C’est incontestable, mais est-ce un choix personnel ou conjoncturel ? Si les rôles avaient été inversés et que ce fut Bourguiba au lieu de Ben Youssef qui résidait au Caire et épousait les thèses de l’Egypte, le choix aurait-il pu être différent ? L’accusation est liée aussi au conflit ayant opposé dès 1960 le Gpra à l’Etat-major de l’ALN algérienne. Bourguiba prit à cette occasion le parti du Gpra (moitié par légalisme, moitié par sympathie pour Krim Belgacem et les politiques du Gpra) contre l’Etat-major conduit par Houari Boumediene. Il est cependant vrai que le Néo-Destour de Bourguiba, le Parti du peuple algérien (PPA) de Messali Hadj, le Parti démocratique marocain d’Hassan El-Ouazzani et le parti de l’Istiqlal d’Allal El-Fassi avaient signé au Caire en 1948 un manifeste rejetant toute négociation avec la France avant l’indépendance des trois pays. Mais ni le Maroc ni la Tunisie n’ont respecté l’engagement, estimant que les deux pays pourraient mieux aider les Algériens en lutte contre la France en étant eux-mêmes indépendants.
Venons-en maintenant à la laïcité supposée d’Habib Bourguiba. Lui-même s’en est défendu publiquement lors de sa troisième conférence «universitaire» donnée en 1973. Evoquant Kemal Atatürk et son œuvre, Habib Bourguiba soutint fermement que «le père de la nation turque» avait fait fausse route et que sa laïcisation forcée d’un peuple musulman, conservateur de surcroît, comme le peuple turc était une incongruité. Mais Bourguiba ne serait pas Bourguiba s’il n’avait pas profité de l’occasion pour faire une comparaison cocardière entre le génie militaire de « notre » Hannibal et celui, modeste et discutable selon lui, d’Atatürk. En réalité, le procès fait à Bourguiba pour laïcité ne se nourrit que de trois mesures prises par lui: l’interdiction de la polygamie, la suppression des « awkafs » et la rupture du jeûne pendant le Ramadan. Le reste n’est que conjecture.
Habib Bourguiba occupe une place importante dans notre récit national, que l’on soit d’accord ou pas. Son procès pour « amala » et laïcité est nécessairement corrosif pour la mémoire collective et finalement contre-productif pour ceux qui l’ont intenté, et ce pour deux raisons. La première est que le procès soustrait Bourguiba du droit légitime d’inventaire puisque l’excès dans la détestation pousse à l’excès dans l’adoration et que la raison s’accommode mal des deux. La seconde est que Bourguiba est source «naturelle» de débats. Cela tient tantôt à sa personnalité flamboyante, tantôt à sa conduite particulière des affaires publiques ainsi qu’à ses choix d’alliance. Ces débats sont donc nécessaires et utiles, à condition qu’ils ne sortent pas des rails et des convenances.
Habib Touhami
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