Mahmoud Ben Romdhane: La destruction massive de l’économie a été payée cash
Les pertes subies par l’économie tunisienne durant la « décennie noire 2011 – 2020 », s’élèvent à de 273.4 milliards de dinars, estime l’économiste Mahmoud Ben Romdhane. Dans un livre publié par Beit al-Hikma qu’il préside, en co-édition avec EC Editions, l’ancien ministre (2015 – 2016) que le pays y a laissé l’équivalent de 2.1 fois son PIB (de 2020), et détaille le décompte.
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Comment est-il parvenu à établir ces estimations ? Quelle gravité représentent ces pertes sur les caisses de sécurité sociale? Comment prendre en compte l’effet du changement climatique? Comment absorber les pertes? Le professeur Ben Romdhane répond aux questions de Leaders. Entretien.
Quel mode de calcul avez-vous adopté, outre la mesure mécanique pour l’estimation des pertes subies entre 2011 et 2020?
Outre ce calcul mécanique des pertes subies, j’ai voulu savoir si les pays qui ont expérimenté, comme la Tunisie, une transition démocratique, ont connu le même sort. J’ai passé en revue les travaux internationaux publiés à ce sujet. Ils sont nombreux, mais les plus importants sont au nombre de deux. Le premier est celui d’Elias Papaioannou et Gregorious Siourounis publié en 2008, portant sur un échantillon de 62 épisodes de démocratisation durant la période 1960-2000 ; le second est celui de Caroline Freund et Mélise Jaud, publié en 2014, portant sur 118 épisodes de transitions politiques couvrant le demi-siècle 1960-2011.
Qu’en est-il des projections possibles à fin 2029?
La projection des tendances récentes est, au mieux, à la stagnation du niveau de la production et de l’emploi car tant le PIB que le niveau de l’emploi sont au point mort depuis plusieurs années, tandis que les anticipations des agents sont particulièrement pessimistes : les investissements qui sont engagés ont pour fonction la simple préservation des activités existantes.
Pour sortir de ce cercle vicieux, un choc de confiance est nécessaire chez l’ensemble des agents parce le taux d’épargne aujourd’hui en vigueur – 7 à 8 % à peine - montre bien qu’ils n’ont nullement confiance en l’avenir. La première et plus importante chose pour la reprise est la mise en confiance de tous les acteurs, en particulier les investisseurs nationaux et internationaux. Celle-ci exige un ensemble de réformes audacieuses qui attendent depuis longtemps: à commencer par la réduction du déficit et la modernisation des entreprises publiques, leur redéploiement, la lutte contre les gaspillages constitués par les coûteuses compensations anti-redistributives et mal ciblées, le rétablissement des liens avec nos partenaires historiques : les institutions financières internationales et les pays amis. Devant nous, d’immenses chantiers sont en attente depuis plus d’une dizaine d’années. Leur financement est à notre portée et un partenariat avec des acteurs de haut niveau pour leur réalisation également.
La Tunisie dispose d’immenses atouts ; les opportunités d’investissements productifs en attente sont considérables. Dès que le choc de confiance est engagé, le sentier de croissance de notre pays pourrait se relever de manière spectaculaire et donner lieu à la restauration de l’espoir. Dans cette perspective, l’année 2029 pourrait être celle au cours de laquelle notre pays aura bel et bien amorcé une longue ère de prospérité.
La raison à cela tient au fait que notre pays dispose d’immenses atouts, mais aussi au fait que ses problèmes ne sont pas de grande ampleur.
Leurs résultats sont proches : les pays qui connaissent une transition démocratique expérimentent une «douleur de court terme» (entre trois et cinq ans selon les premiers auteurs; six ans selon les secondes autrices) au-delà de laquelle les gains sont compris entre 0,5 et 1 point de croissance par rapport à la période précédant leur transition. En quelque sorte, la transition démocratique est porteuse de perte durant une courte période, mais de meilleures performances à moyen et long termes. Passées les turbulences de la transition, la démocratie génère une plus forte croissance.
La Tunisie n’en est pas là, malheureusement : aucune reprise n’a encore été amorcée au terme de treize années de transition politique.
Pour ma part, j’ai procédé à deux autres grandes comparaisons entre la Tunisie et les trente-sept pays qui ont connu une transition démocratique au cours de la Troisième Vague : la première portant sur leurs performances économiques au terme de dix ans après la transition ; la seconde sur leurs performances «10 ans après, moins de 10 ans avant leur passage à la démocratie». Le résultat que j’obtiens dans les deux cas est que la performance tunisienne la place dans le quartile des plus grands perdants.
Au terme de cet exercice, il apparaît clairement que la régression économique à laquelle la Tunisie est confrontée ne trouve pas son explication dans sa transition politique. Dans la partie suivante, je me suis intéressé aux raisons qui expliquent cette terrible régression. La conclusion à laquelle je suis parvenu est que celle-ci tient, pour l’essentiel, à une œuvre de destruction massive dont le responsable principal est le mouvement islamiste.
Quelle gravité représentent ces pertes sur les caisses de sécurité sociale?
Il m’est difficile de répondre à cette question car elle requiert un travail spécifique. Elle exige également la formulation d’hypothèses cruciales. A titre indicatif, le travail à faire devra dégager le nombre d’emplois perdus, tant dans le secteur privé (cotisant à la Cnss) que dans le secteur public (cotisant à la Cnrps), année par année car les règles n’ont cessé de se modifier au cours du temps ; se donner des hypothèses sur les masses salariales et les masses de revenu des autres catégories d’agents perdues, les cotisations qu’auraient versées ces agents à ces deux caisses ainsi qu’à la Cnam (Caisse nationale d’assurance maladie).
Même si l’on arrive à dégager des résultats à ce stade, comment estimer l’importance des prestations servies par ces trois caisses et, en définitive, leurs résultats ?
Vous voyez la complexité de l’exercice et l’extrême dépendance des résultats obtenus des hypothèses retenues.
Comment prendre en compte l’effet du changement climatique?
La difficulté est encore plus grande. Si l’on devait répondre à cette question, il faudrait, tout d’abord, identifier toutes les composantes du changement climatique.
Simplifions : considérons que c’est uniquement la sécheresse et les inondations. A priori, la sécheresse serait plus facile à traiter : on construirait un modèle mettant en relation les quantités d’eau disponibles et la production agricole. Mais comment traiter des inondations ? Il n’y a aucune base de données sur leur coût.
Comment absorber les pertes?
Malheureusement, les pertes ont eu lieu. Elles ne peuvent être absorbées: la destruction massive a été payée cash.
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