Opinions - 18.09.2024

QI et intelligence: Sens et contre-sens

QI et intelligence: Sens et contre-sens

Par Habib Batis - La lecture d’un article intitulé «Top 10 des gens avec les QI les plus élevés de l’histoire», paru le 23 août 2021 dans un hebdomadaire de la place, a provoqué en moi les quelques idées qui suivent sur le concept de quotient intellectuel (QI), objet de cet article, et donc celui de «l’intelligence» qui lui est sous-jacent. Il faut souligner que ces deux concepts, largement admis et employés indifféremment, ont engendré beaucoup de controverses, de polémiques et d’explications diverses et variées. Les personnes qui s’efforcent de promouvoir l’utilité de ces termes, parsèment leurs discours d’incantations à la science moderne ou aux récentes découvertes scientifiques. Et pour renforcer notre confort intellectuel, on se contente d’arguments d’autorité en mettant, dans notre camp, quelques personnages prestigieux: ceci est vrai, car ceci est affirmé par Untel («philosophe grec», «autorité religieuse» ou même «prix Nobel»). Cependant, aussi bien les «découvertes récentes» évoquées que les arguments présentés ne sont que rarement précisés.

En commençant l’article par: «L’histoire nous a fourni quelques génies dont le quotient intellectuel (QI) frise l’indécence.», la marque laissée dans l’esprit du lecteur résulte moins de ce qui est explicitement affirmé que de ce qui est implicitement admis ou suggéré par les mots. Au point qu’on est tenté d’admettre d’une part que la caractéristique «génie» associé au QI est mesurable par un nombre unique et d’autre part, que ce nombre est une base de classification des personnes selon le «degré de leur génie». Ainsi, il est important de revenir sur cette double fonction du mot QI, moyen d’expression et moyen d’élaboration d’une pensée qui sous-tend un double piège. Le premier est la confusion dans la communication, où le mot QI est alors source de contre-sens. Le second, implicite et plus dangereux, est l’imprécision de la pensée qui la menace de contradiction interne ou pire encore de non-sens.

Avant d’éclairer la signification du terme QI ainsi que celle du terme «intelligence» qui lui est souvent associé, un retour bref à l’histoire de leur naissance serait d’un grand secours.

Bref regard historique

Depuis plus d’un siècle, la tentation est grande pour avoir recours à la quantification, en montrant que l’ «intelligence» est objet de mesure au même titre que la pression, le volume, la température… Elle peut ainsi être dotée de caractéristiques que les spécialistes s’efforcent d’en déterminer la valeur en mettant au point et utilisant des «tests», comme instruments de mesure. Aussi, une vive polémique s’est engagée, tout le long du siècle dernier, à propos des tests utilisés opposant des «testophiles» à des «testophobes»(1).

La première évaluation qui s’apparente à un test d’ «intelligence» a été développée, à la fin du XIXème siècle par A. Binet (1857-1911).  C’est à la suite des lois instaurant l’obligation de scolarité élémentaire en France pour tous les enfants, que Binet, cherchant à appliquer ce principe d’obligation scolaire à tous les enfants y compris les enfants présentant des anomalies mentales, propose la création de classes et d’écoles spécialisées. L’urgent est donc de pouvoir dépister les enfants dont l’échec scolaire s’explique par une telle faiblesse et d’organiser pour eux un enseignement spécial. Il a donc imaginé des épreuves et pondéré les notes obtenues à ces épreuves de façon à obtenir un chiffre qui ait la meilleure corrélation possible avec la réussite scolaire (notons que Binet n’employait pas le terme de «quotient intellectuel» qui n’est apparu que plus tard).  En particulier, cette évaluation n’a aucun pouvoir de pronostic. Le résultat obtenu ne vaut que pour l’état présent. D’ailleurs, Binet déplore la caution apportée au préjugé que «l’intelligence de l’individu est une quantité fixe».

C’est à partir de la controverse sur la fixité de l’«intelligence» que commence véritablement l’intérêt de la mesure de l’ «intelligence» non seulement dans une optique sociale (déterminer si un enfant est en retard scolaire et si oui, mesurer l’importance de ce retard) mais aussi avec un objectif de hiérarchisation des individus selon le critère de l’ «intelligence». C’est W. Stern (1871-1938) qui a introduit l’idée d’un quotient intellectuel. Il s’agissait d’un rapport entre l’âge mental d’un enfant, évalué à l’aide d’un test, et l’âge réel. Le QI est donc à proprement parler un quotient d’âge. Il va de soi qu’une telle division n’a évidemment guère de sens pour un adulte puisque le QI est un indice de développement, un quotient qui n’est calculable que pour un enfant. Aussi, Wechsler(2) innovera en proposant une métrique totalement différente pour le calcul du QI. Il va en fait passer d’un problème mathématique à un problème psychologique en considérant que le QI doit être une mesure constante et exprimer la même position dans le groupe d’âge quel que soit l’âge réel du sujet. Arbitrairement, il a normalisé ses étalonnages en adoptant un QI moyen de 100 et en utilisant des subtests regroupés sous quatre indices: compréhension verbale, raisonnement perceptif, mémoire de travail et vitesse de traitement. C’est à partir de ces quatre indices que l’on détermine le QI total en considérant les normes d’une population de référence.

Et c’est ainsi que dans l’esprit de beaucoup de personnes s’est sournoisement installé que le nombre obtenu, le QI, est une mesure de l’«intelligence» et un moyen de hiérarchiser les divers groupes humains.

Ce bref parcours historique nous place devant le risque d’ambiguïté que peut charrier un discours digne d’être constitutif de la science. Celui-ci doit être bâti sur des mots dont le sens a été précisé et des affirmations dont il est possible d’imaginer un moyen de les réfuter pour les différencier des affirmations idéologiques. Il se trouve donc que les mots clés évoqués dans le discours qui nous préoccupe, «mesure», «quotient» et «intelligence», méritent d’être interrogés d’abord pour saisir leur sens et d’autre part apprécier la cohérence de la pensée formulée par la phrase: «le QI est une mesure de l’intelligence»

L’intelligence: De quoi s’agit-il?

Plusieurs décennies après les travaux de Binet, le débat autour du mot «intelligence» est toujours très vif. En conséquence, lorsqu’on cherche le sens de ce terme, on trouve un large panel de définitions renvoyant à des aspects différents. Ainsi on peut lire dans le dictionnaire Larousse: «Qualité de quelqu’un qui manifeste dans un domaine donné, un souci de comprendre, de réfléchir, de connaitre et qui adapte facilement son comportement à ces finalités». Wechsler(3) définit l’ «intelligence» comme « la capacité complexe ou globale d’un individu à réfléchir rationnellement, agir intentionnellement sur son environnement de sorte à s’y adapter et le gérer avec efficacité». A. Jacquard(4) considère que l’intelligence est «l’ensemble des performances résultant du fonctionnement de notre système nerveux central». Pour Piaget(5), «l’intelligence est une assimilation du donné à des structures de transformations, des structures d’actions élémentaires aux structures opératoires supérieures, et que ces structurations consistent à organiser le réel, en acte ou en pensée et non pas le copier simplement».

Sans être exhaustif sur les définitions, on peut déjà constater que les différentes conceptions de l’«intelligence» montrent de toute évidence qu’elle est loin d’être un phénomène unitaire. D’autre part, pour une définition donnée, le mot «intelligence» se présente sous plusieurs aspects. Il ne s’agit pas uniquement d’une capacité à comprendre, à mémoriser, à déduire logiquement, mais aussi à éprouver des émotions, à imaginer l’avenir avec espoir ou avec angoisse, à se savoir être. Des qualités aussi diverses sont impliquées à des titres divers et sont variables selon chacun. De plus, tel ou tel aspect de ces capacités est particulièrement privilégié dans certaines formes de culture ou dans certaines circonstances. Par-delà cette complexité, source d’une grande difficulté pour le scientifique s’il veut prétendre à sa «mesure», c’est du contre-sens que d’affubler un robot de l’attribut «intelligent». Car on peut lui apprendre à dire «je t’aime» mais on ne peut pas lui apprendre à aimer.

En conséquence, quel que soit le discours qu’on cherche à projeter sur l’«intelligence», il est important de garder à l’esprit un fait : elle ne peut être définie que comme un ensemble.

Que mesure-t-on donc?

Ce que l’on croit avoir compris de la conception des scientifiques à propos de l’«intelligence» doit maintenant être confronté avec la réalité par l’observation de celle-ci. Mais avant de pouvoir répondre à la question, objet de ce paragraphe, il est important de s’entendre sur qu’est-ce que mesurer? D’après le dictionnaire Larousse: la mesure est l’ «action d’évaluer une grandeur d’après son rapport avec une grandeur de même espèce, prise comme unité et comme référence». On mesure des caractéristiques pour lesquelles des unités ont été définies. Dans ce cas, il est alors possible de comparer divers objets sur une échelle hiérarchique. Une pierre par exemple peut être caractérisée par sa masse, son volume, sa dureté. Elle est alors plus lourde ou plus volumineuse ou plus dure qu’une autre pierre. Mais elle n’est pas supérieure à une autre pierre. On ne peut mesurer que ce qui est unidimensionnel, en lui attribuant un nombre selon des règles précises. Cette définition souligne le fait que la mesure est neutre, et que ce ne sont que les règles de procédure de la mesure (les définitions opérationnelles) et la façon dont elles sont appliquées qui doivent être évaluées.

Pour ce qui est de l’ «intelligence», les remarques suivantes s’imposent:

Parler de mesure des fonctions psychologiques est un abus de langage, car pour qu’il y ait effectivement mesure, il faut qu’il y ait un étalon défini à l’avance indépendamment de la grandeur à mesurer. Rien de tel pour les fonctions psychologiques, où l’on institue en même temps le «mesuré» et le «mesurant».

Pour que l’ «intelligence» soit mesurable, il faut pouvoir lui appliquer un certain nombre d’opérations mathématiques comme l’addition, ce qui n’est pas possible pour les comportements qui sont l’objet de la psychologie (trois QI de 40 ne sont pas équivalents à un QI de 120). De ce fait, un nombre ne peut être utilisé dans une opération arithmétique pertinente que si sa signification est définie, autrement dit s’il mesure un paramètre lié à des propriétés précises.

Ainsi, quand on applique un test, on effectue en fait, un classement entre individus. C’est pourquoi il est judicieux de parler d’évaluation des fonctions psychologiques plutôt que de mesure. De plus, la première surprise du scientifique est qu’une caractéristique aussi multidimensionnelle que l’ «intelligence» puisse être ramenée à une mesure unique. Il est par définition impossible de mesurer un ensemble. Lorsque nous comparons des ensembles, cette opération n’implique que leur différence (l’«intelligence» de la personne X est différente de celle de la personne Y et non supérieure). Ne pas en tenir compte est commettre un contre sens contre lequel le sens commun et aussi l’enseignement nous prémunissent mal.

Il est certes possible de définir une caractéristique globale en pondérant diverses mesures et en faisant une moyenne. Cependant, l’erreur logique est de vouloir donner un sens absolu à un chiffre global, censé représenter la synthèse, et dont personne ne peut dire ce qu’il mesure. C’est le cas du QI pour lequel on crée le moyen de calculer un nombre par des procédés subtils, mais nécessairement arbitraires. Ce dernier ne peut mesurer que les performances réalisées et observées face à certaines épreuves. Sa seule valeur vient de sa corrélation, empiriquement vérifiée, avec d’autres paramètres mesurés sur l’individu concerné. Ainsi, en pondérant les notes obtenues à des épreuves imaginées, Binet avait pour objectif d’évaluer les risques d’échec scolaire d’une population précise vivant dans un environnement déterminé.

Enfin, l’usage s’est imposé de multiplier par 100 le quotient obtenu en divisant l’âge mental par l’âge réel (une valeur de 0.80 devient 80). La suppression de la virgule annule dans l’esprit du grand public que la mesure se rapporte à un quotient et tend à réifier du même coup, la notion d’ «intelligence». Il va sans dire qu’une telle opération, aussi simple soit-elle, induit un excès de confiance à ce nombre et recèle donc des pièges dont il nous faut prendre conscience. Le piège de la hiérarchisation est un exemple. Celui-ci, souvent tendu par un nombre, peut-être d’autant plus subtil qu’il repose sur la croyance, implicite mais très partagée, que le nombre est synonyme de rigueur et garant du caractère scientifique du raisonnement.

Référence au QI ou fantasque divagation?

Il est d’abord utile de rappeler que, dans tout discours où le terme QI est évoqué, le mot «intelligence» est activé dans un sens très particulier, fort éloigné de celui du discours ordinaire. Ainsi, le I de QI ne se réfère à l’«intelligence» qu’au prix d’une définition étonnamment arbitraire et restrictive de ce mot. Le niveau de réussite aux tests mis au point par Binet est une performance faisant appel à l’outil intellectuel, réalisée dans des conditions normalisées et mesurée avec une certaine précision. La réponse qu’on attribue à Binet, à la question «Qu’est-ce que l’intelligence? - C’est ce que mesurent mes tests» n’est nullement une boutade, c’est une nécessité logique si l’on veut que le I du QI soit l’initial d’intellectuel.

D’autre part, la lettre Q ne signifie quotient que dans le cas particulier où l’on compare l’âge mental d’un enfant à l’âge réel. Wechsler(2,3) conserve le terme QI alors qu’ici, il ne s’agit plus de quotient mais d’une somme de notes que l’on va convertir et qui va indiquer un rang dans une population distribuée selon la «loi normale». De plus, l’addition des QI obtenus pour les quatre indices, est critiquable surtout quand l’écart entre eux, est important. En réalité, une distribution individuelle des résultats aux différentes épreuves serait plus révélatrice des aptitudes et des déficits spécifiques du sujet testé et plus pertinente dans une perspective clinique.

Enfin, comme une mesure est généralement effectuée en vue de prendre une décision, il est de bon sens de s’interroger sur la précision et la stabilité d’une telle mesure. Dans le cas du QI, ces précautions sont évidemment nécessaires mais rarement rappelées. Pour ce qui est de la plage de dispersion, elle ne fait pas l’objet d’un consensus. Quant à la stabilité du QI, elle pose, autant que sa précision, de redoutables problèmes: minimisation de l’impact de l’environnement, rôle supposé prédominant de l’hérédité dans l’intelligence, QI considéré caractérisant l’individu de façon intemporelle…

En conclusion, le QI n’est pas une caractéristique attachée à un individu comme son groupe sanguin ou son sexe. Il est une mesure, assez imprécise, qui correspond à son état actuel d’attitude intellectuelle et nullement une étiquette marquant définitivement son destin. Malheureusement, le langage que nous utilisons tend à enfermer chacun dans une définition stable. Ainsi, face à un enfant, nous avons coutume d’évoquer ses «dons». Ses diverses inclinations sont interprétées comme la preuve qu’il est «fait pour les lettres», qu’il est «doué pour la musique» ou qu’il a «la bosse des mathématiques». Un tel constat n’est pas nécessairement absurde et peut se trouver confirmé par le parcours ultérieur de l’intéressé. Mais les mots utilisés se réfèrent-t-ils à une réalité et quelle réalité ? L’erreur logique qui découle de l’amalgame «QI-intelligence», consiste à étudier un comportement qui résulte d’interactions complexes en isolant artificiellement et arbitrairement un des facteurs comme si les diverses causes agissent indépendamment. Tous les efforts, notamment ceux du système éducatif, devraient tendre à provoquer une prise en main, par chacun des sujets apprenants, de son devenir. Une attention particulière doit être portée à l’échec et l’abandon scolaires qui sont parfois corrélés aux faibles QI des sujets apprenants. Une corrélation considérée à tort comme une causalité alors que les mêmes causes (essentiellement sociales) qui ont entrainé un QI faible provoqueront cet échec. L’attitude raisonnable est de s’attaquer à ces causes, non de les considérer comme une fatalité, encore moins d’origine génétique.

Dans cette voie, l’activité scientifique telle qu’elle se développe réellement et non telle qu’elle est présentée par ceux qui s’en servent pour camoufler leur idéologie, peut jouer un rôle vraiment libérateur. C’est la science qui nous exerce à mieux poser nos questions, donc à mieux «être»; car «être», n’est-ce pas d’abord s’interroger.

Habib Batis

(1) P. Oléron, «L’intelligence de l’homme», 1989, A. Kolin: «L’histoire des tests de QI peut être présentée comme une des plus grandes réussites de la psychologie (Heirnstein) ou comme une de ses plus honteuses (Kamin)»;

S. Scarr, «Testing for children assessment and the many determinants of intellectual competence», American Psychologist, 1981, p36.

(2) D. Wechsler in J.M. Louis et F. Ramond, «Scolariser l’élève intellectuellement précoce» Ed. Dunod, Paris, 2007.

(3) D. Wechsler in J. Gregoire «l’examen clinique de l’intelligence. Fondement et pratique du WISCIV, 2d Ed. 2009, Wavre, Mardaga».

(4) A. Jacquard, «Petite philosophie à l’usage des non-philosophes», p.141, 1997 Calmann-Lévy.

(5) J. Piaget, «Psychologie et Pédagogie», Denoël/Gonthier, 1969, p.46.

 

 

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