Abdelaziz Kacem: Les Arabes, qui sont-ce ? (I) Ne crachons pas sur le miroir
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Je suis fatigué d’entendre clabauder les demi-instruits. Loquaces et peu éloquents, les réseaux sociaux offrent à leurs loqueteuses idées une propagation endémique auprès des gens de leur espèce. Ils sont légion. Malheureusement, le système éducatif en produit de plus en plus. Le restant des bons profs d’antan désespèrent. L’un d’eux, René Chiche, professeur de philo de son état, nous en donne une définition : «J’appelle demi-instruit quiconque croit connaître quoi que ce soit de Descartes en écoutant France Culture. J’appelle cultivé celui qui relit pour la centième fois le Discours de la méthode en y trouvant sans cesse quelque chose de neuf. Jadis, l’école cultivait.» Cette sentence d’airain s’applique à toutes les aires culturelles de notre temps et nous y reviendrons.
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J’entends consacrer deux ou trois articles à nos propres demi-instruits avant que le mur qu’ils sont en train de construire ne devienne infranchissable. Ils sont hétéroclites : des cadres techniques ou administratifs, des politiques, des chroniqueurs, voire des enseignants. C’est avec aplomb qu’ils déblatèrent, en ces temps de décadence généralisée, contre l’arabité dont ils se disculpent : nous ne sommes pas des Arabes; nous avons de meilleures origines; regardez dans quel état ils sont aujourd’hui ; mais à la fin, les Arabes sont des colonisateurs, comme tous leurs prédécesseurs et successeurs, l’arabe est aussi la langue de l’occupant; concentrons-nous sur notre parler et notre amazighité…
C’est la règle, elle ne supporte aucune exception. Maîtrisant de moins en moins la langue de Jahidh, autre défaillance du système scolaire, ils la chargent de leur propre inaptitude. Ô contempteurs, ne crachez plus sur le miroir…
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En promouvant le parler vernaculaire, avant de l’avoir harmonisé, on ne peut en faire une expression destinée à franchir les frontières, à s’insérer dans l’universel. En vérité, nous avons des patois régionaux qui s’entrechoquent et qui pérennisent le tribalisme, sans compter qu’ils dérivent de l’arabe vilipendé. Il existe, certes, un parler tunisien instruit, celui des chansons et des pièces de théâtre, celui aussi et surtout du discours bourguibien et des contes et des causeries du célèbre chroniqueur de Radio-Tunis, Abdelaziz Laroui. Le jour viendra peut-être où ce parler constituera sa bibliothèque, sans quoi il n’accèdera pas à l’écrit, donc à l’enseignement.
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Revenons au «colonialiste» arabe. Parler de colonialisme avant le dix-huitième siècle, c’est commettre un anachronisme débile. Le colonialisme est un concept d’hégémonie politico-économique inventé par l’Angleterre, qui vise essentiellement à faire main basse sur les richesses des pays incapables de les défendre et à faire en sorte que l’indigène se transforme en outil de sa propre aliénation. Avant que le monde ne s’organise en États modernes, le champ était partout libre devant les assaillants de tous bords. Et il était naturel pour les conquérants affaiblis d’être remplacés par d’autres plus frais et plus agressifs. Pour ce qui est de la Tunisie, les Romains, les Vandales, les Byzantins finirent par être éjectés ou phagocytés. Les Arabes, eux, ont pu s’y incruster et faire de nous, grâce à leur idiome, des «Arabes culturels». Il y a lieu d’en étudier les raisons profondes, quand on sait que la Tunisie, à la fois païenne et chrétienne, plus qu’aucun autre pays dit arabo-musulman, a résisté, pendant près d’un demi-siècle, à la pénétration de ces gens venus du Sud, porteurs d’une nouvelle croyance. Ces intrus, pas comme les autres, les analyses ADN le prouvent, n’ont presque pas souche. Il y a les Hilaliens, mais cela est une autre histoire.
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Oui la Tunisie jalouse de son territoire a toujours résisté. Pour retarder l’islamisation, elle est allée jusqu’à éliminer physiquement le fondateur présumé de Kairouan, le fameux Oqba Ibn Nafaa. Ce n’est que lors de l’expédition, conduite par Moussa Ibn Noçaïr, qu’elle a acquiescé au nouveau pouvoir. Contrairement à Oqba, le nouveau conquérant était un grand stratège doublé d’un fin diplomate. Il mit tout son talent de fédérateur pour obtenir l’adhésion des Berbères. Il leur confia des postes de commandement dans son armée. Il fit même d’un Berbère, Tariq Ibn Ziad, le chef militaire prestigieux qui a donné son nom au fameux détroit de Gibraltar. Pour les Tunisiens, Tariq est l’un des leurs, il serait né à Nefzaoua, dans le Sud-ouest du pays. Avant de l’avoir transféré à Tanger, Ibn Noçaïr l’aurait nommé gouverneur de Carthage, après en avoir délogé les Byzantins. Mais les éléments biographiques sont si laconiques que les Algériens et les Marocains le revendiquent à leur tour.
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Six siècles auparavant, lors de la Troisième Guerre punique, bien que vaincue, Carthage n’a pas signé sa reddition. Ce qu’elle a perdu en hard power, elle l’a gagné en soft power. Devenue la Province africaine, elle finit par battre Rome sur son propre terrain culturel. Carthage s’est imposée comme le foyer le plus flamboyant de la latinité. Dans la débâcle du monde ancien, l’islam est venu lui apporter les raisons d’un nouvel essor. Et elle s’y est investie corps et âme. Avant la sclérose, sous les Aghlabides (800-909), en reconquérant la Sicile, la Tunisie a restauré une part de ses gloires puniques. C’est elle qui fonde la dynastie des Fatimides (909-969). Partis fonder Le Caire, leur règne à Mahdia n’a en rien déparé l’histoire du pays.
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Sous l’égide de l’islam encore jeune, la Tunisie a contribué aux débats, qui conféraient à la religion une dose de rationalité indispensable à son adéquation avec les nécessités de l’évolution. Kairouan avait ses Mutazilites. Le plus illustre d’entre eux, le Cadi Ibn Abi Jawad, après avoir officié pendant 18 ans, est destitué et remplacé par le sunnite radical Sahnoun (776-854). Celui-ci organise, à la cour même de la Mosquée de Kairouan, un tribunal d’inquisition et somme son prédécesseur d’abjurer son intelligence, Ibn Abi Jawad tente de s’expliquer. Il est condamné séance tenante à être flagellé à mort. Le malékisme, rite réputé médian, s’installe. Et c’est bien le très «modéré» imam Malik Ibn Anas (711-795) qui a préconisé «la mise à mort des deux tiers de la communauté pour sauver le tiers restant».
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Au Fostat, en Égypte, les adeptes de Malik avaient déjà causé la mort de l’Imam Chafii (767-820), lui ayant asséné, avec une grosse clé de portail, un violent coup sur le crâne, au motif qu’il avait osé remettre en question les étroites considérations de leur patron.
Depuis le supplice du Cadi Ibn Abi Jawad à Kairouan, le débat religieux n’a été restauré, chez nous, que onze siècles plus tard, par la volonté d’un réformateur hors pair, Habib Bourguiba.
Prochain article: Les Arabes, qui sont-ce ? Les raisons d’une débâcle.
Abdelaziz Kacem
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