Tunisie: A quand la digitalisation de l’administration publique?
Par Riadh Zghal - La digitalisation de l’administration publique ressemble de plus en plus à un rêve éveillé du Tunisien. On en parle beaucoup avec la certitude que c’est possible au vu de ce qui se passe dans de nombreux pays, y compris des pays arabes où le citoyen règle tout par téléphone et n’a plus aucun contact direct avec les employés administratifs. Cette digitalisation tarde à venir. Pourtant, la Tunisie a été parmi les premiers pays de la région qui ont adopté les technologies informatiques au niveau administratif, éducatif et des entreprises. Et l’on s’interroge: serait-ce une question technique et économique ou de résistance au changement? Où se logent les obstacles? La digitalisation est-elle souhaitable? Que peut-on en attendre?
Les pays «éclaireurs» de la digitalisation ont dû surmonter de nombreuses barrières à leur entreprise. Selon des travaux de la Harvard University au début des années 90 du siècle dernier, ces barrières résident dans la peur chez les dirigeants de céder du pouvoir à des experts, les coûts élevés d'implantation des services d'information électronique, l'analphabétisme complet ou fonctionnel d'une partie non négligeable de la population, en plus de l'analphabétisme informatique. D’autres travaux ont montré que l’investissement dans les technologies s’accompagne d’une baisse de la productivité, un phénomène désigné par le «paradoxe de Solow» du nom de Robert Solow, prix Nobel d’économie qui, en 1987, remarquait qu'aux États-Unis, «les ordinateurs sont visibles partout, sauf dans les statistiques de productivité». Autrement dit, la technologie n’est pas une panacée de la mauvaise gestion. L’organisation et la bonne gouvernance demeurent les principaux leviers de la bonne performance, la technologie est un outil exploité à bon ou mauvais escient, c’est selon.
S’agissant de notre pays, il me semble que le principal obstacle à la digitalisation de l’AP réside dans la nécessité d’un changement en profondeur qui touche le paradigme fondateur de l’organisation bureaucratique qui a façonné le profil de cette administration tout au long de l’histoire. C’est un paradigme qui s’appuie sur le principe de la centralisation hérité du modèle beylical et celui colonial qui l’a suivi. Si la centralisation a l’avantage d’assurer un leadership formel clairement identifié, elle porte les méfaits de la concentration du pouvoir au sommet, qu’il s’agisse de l’Etat ou de l’institution administrative. Une telle concentration favorise le patrimonialisme (le détenteur du pouvoir tend à considérer de son droit de disposer du patrimoine de l’Etat à sa guise tout en privilégiant ses proches) et toutes sortes de corruption.
Au fur et à mesure de l’exercice du pouvoir administratif, des revendications syndicales et des conventions établies relatives à la gestion des personnels administratifs, l’évolution des carrières est désormais soumise principalement à l’ancienneté. Une telle politique évacue la performance individuelle du système d’intéressement et des perspectives de carrière. Un autre principe bride la performance, c’est celui du fonctionnement des unités administratives en silo. Cela veut dire que l’information se bloque à plus d’un niveau au lieu de circuler librement entre les unités administratives pour une coordination rapide, une flexibilité permettant de faire face au changement. Parfois c’est à un niveau individuel que ça bloque, car celui qui détient l’information détient un pouvoir qu’il exerce sur le citoyen demandeur du service, ce qui ouvre un boulevard à la corruption.
Digitaliser revient à briser des milliers de barrières. Cela commence par la disponibilité de l’information sur les procédures, l’accès à l’information, l’acquisition des documents numérisés, le règlement des factures à distance... En conséquence, la digitalisation impose la transparence (l’information relative aux procédures est disponible pour tous). C’est alors que la coordination entre unités administratives s’avère une nécessité. Désormais, le contact direct avec les agents administratifs n’a plus de raison d’être sauf exception de certaines procédures, ce qui élimine autant d’opportunités de passe-droit et de corruption.
Sur un autre plan, la digitalisation est source de gains énormes. Il y a d’abord les gains en matière de gouvernance de l’administration publique. La qualité des décisions s’améliore grâce à la coordination entre les différentes unités administratives et la fluidité de la circulation de l’information. L’administration acquiert une flexibilité, une agilité et une plus grande capacité de réaction à temps aux changements. Cette flexibilité se nourrit aussi de l’information en temps réel provenant des citoyens. Grâce à la digitalisation, l’Etat disposera de big data dans tous les domaines, ce qui permet d’élaborer des stratégies à moyen et long terme et d’exploiter les moyens qu’offre l’intelligence artificielle pour une amélioration continue de la gouvernance. Au plan politique, la digitalisation peut servir de levier d’accélération du processus de transition démocratique du fait de la tendance vers une gouvernance participative et responsabilisante des citoyens.
Il est évident que les gains économiques de la digitalisation ne sont pas en reste. Pour commencer par le plus simple, j’évoquerai le gain en papier à la fois économique et écologique. Il y a ensuite les gains en temps pour les citoyens autant que pour les employés administratifs. Les citoyens qui n’auront plus à se déplacer, poireauter dans des queues plus ou moins longues pour un service limité par un horaire administratif obligeant à faire des retours quand arrive l’heure fixée de fermeture des guichets. Il est aisé de mesurer ce que représentent ces contraintes de déplacement et de temps d’attente sur l’arrêt de travail des citoyens actifs, comme consommation d’énergie, comme encombrement de la circulation… Les conséquences sont aussi psychologiques et sociales quand l’obtention d’un document administratif devient source de stress, de coûts et de sacrifices et parfois de colère quand, malgré tout cela, l’obtention du document s’avère impossible, alors la tentation de la corruption se renforce.
En résumé, les avantages de la digitalisation touchent plus d’un domaine, ceux de la gouvernance, de la productivité de l’activité administrative, de l’économie, de la transition politique et de la psychologie du citoyen responsabilisé. En revanche, la digitalisation nécessite des investissements plus ou moins lourds, une gestion capable de neutraliser le paradoxe de Solow. C’est finalement un changement de paradigme du système de l’administration publique qui a prévalu durant des décennies. Une telle transformation en profondeur exige une stratégie à long terme dont le succès dépend d’une planification rigoureuse, de la formation des employés administratifs, de l’information des citoyens, de l’adaptation du cadre institutionnel et de l’accessibilité des outils de la digitalisation destinés aux citoyens. Il s’agit d’un phénomène social total, positivement transformationnel qui ne s’improvise pas.
Riadh Zghal
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