L’expert-comptable et la responsabilité sociétale des entreprises en Tunisie
Par Nahla El Hamrouni et Raida Chakroun - Le rôle de l’expert-comptable dans le cadre de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) est un sujet d'actualité qui suscite un débat pour les chercheurs et les professionnels, notamment en raison de l'émergence de l'économie durable face aux diverses crises économiques mondiales. Ces crises, qui ont débuté avec la pandémie de Covid-19, se sont intensifiées avec la guerre russo-ukrainienne et, plus récemment, avec les turbulences économiques dans la région MENA. Ces événements engendrent une instabilité économique accrue et fragilisent les entreprises. Dans ce contexte de transition sans précédent, tous les acteurs économiques se tournent vers le rôle fondamental de l’expert-comptable pour faciliter l’évolution économique. En Tunisie, plusieurs indicateurs attestent de l’engagement des experts-comptables dans ce sens.
Tout d'abord, on note la création d'un nouvel organisme de normalisation, l'ISSB (International Sustainability Standards Board), qui, à l'instar de l'IASB, est sous l'égide de la Fondation IFRS. Cet organisme a récemment publié deux normes, IFRS S1 et IFRS S2, qui intègrent des informations relatives à la durabilité dans la communication financière à usage général, établissant ainsi un lien entre les données financières et extra-financières. Par ailleurs, l’implication significative des grands cabinets d'audit dans l’évolution du concept de la RSE, passant d’une simple conformité à une dimension stratégique de développement, mérite d’être soulignée.
Face à ces constats, il est pertinent d’explorer le degré d'implication des experts-comptables en Tunisie dans ce nouveau domaine. En effet, l’engagement des experts-comptables dans la promotion de la RSE se manifeste tant par l’établissement d’une dynamique RSE au sein de leur cabinet que par la proposition d’offres d’accompagnement RSE destinées à leurs clients. Il est également essentiel de procéder à un diagnostic du contexte de la RSE en Tunisie. Sur le plan du commerce international, l'Union européenne se révèle être un partenaire stratégique pour la Tunisie, avec environ 72,3 % de ses exportations destinées à ce marché. Cette dépendance expose la Tunisie aux exigences environnementales et sociales de l'UE. En effet, l'UE a récemment adopté la loi CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive), qui s'applique non seulement aux entreprises européennes, mais également à toutes celles commercialisant leurs produits sur le marché européen. Par conséquent, les entreprises doivent désormais maîtriser l’ensemble de leur chaîne de valeur, en s'assurant que tous leurs partenaires partagent un engagement en matière de RSE.
Du point de vue fiscal, bien que le terme RSE ne figure pas explicitement dans la législation fiscale, des incitations fiscales significatives existent. Depuis la promulgation de la loi n° 2016-71 du 30 septembre 2016 relative à la loi d'investissement, le législateur a encouragé les investisseurs à s'engager dans des zones de développement régional et à mener des activités de soutien à la lutte contre la pollution. Ces avantages fiscaux visent des objectifs sociaux et environnementaux qui sont intrinsèquement liés aux principes de la RSE. En outre, les lois de finances des années 2022, 2023 et 2024 commencent à intégrer les concepts de développement durable, d'économie circulaire et d'économie verte, en soutenant la réalisation de projets durables et en accordant un amortissement fiscal supplémentaire de 30 % pour les investissements dans des équipements de production d'énergie alternative et renouvelable.
Cependant, en dépit de ces avancées sur le plan fiscal, le cadre réglementaire relatif à la RSE comporte plusieurs lacunes. En dehors de la loi n° 2018-35, qui n’a jamais été appliquée en raison de l’absence de textes d'application, une avancée a été notée avec l'obligation, à partir de 2023, pour les sociétés cotées de publier un rapport annuel sur leurs initiatives en matière de RSE. Ce diagnostic de la RSE en Tunisie permet de comprendre que l'évolution des entreprises sera inévitablement influencée par les enjeux de la RSE. En effet, toute opportunité liée à la RSE peut rapidement se transformer en menace si elle n'est pas exploitée. Par exemple, en vertu de la loi CS3D, certaines entreprises exportatrices tunisiennes risquent de perdre leurs partenaires européens si elles ne s'engagent pas dans une démarche RSE, tandis que celles qui le font pourraient accroître leur part de marché au détriment de leurs concurrents moins engagés. Par ailleurs, sur le plan fiscal, les entreprises investissant dans la RSE auront l'opportunité de bénéficier des optimisations fiscales offertes par les incitations en matière de RSE.
À la lumière de cette évolution, une réponse de la part des experts-comptables s'avère nécessaire pour répondre aux nouveaux besoins de leurs clients. À cet égard, il est pertinent de faire une analogie avec le domaine médical: tout comme un médecin généraliste doit acquérir de nouvelles compétences pour traiter un virus émergent, l'expert-comptable, en tant que professionnel de la santé financière de l'entreprise, doit également investir dans ce nouveau domaine pour offrir à ses clients des solutions conformes aux exigences environnementales et sociales.
Néanmoins, l'étude de l'implication des experts-comptables dans ce domaine prometteur ne doit pas se limiter à cette logique hypothétique, qui est fortement conditionnée par l'évolution des entreprises. Elle dépend également de la disposition des experts-comptables et de leur capacité à s'engager dans ce nouveau domaine d'activité stratégique, nécessitant de nouvelles compétences et ressources. Leur implication est influencée par plusieurs facteurs, notamment:
• Facteurs liés à la demande de marché
Il est évident que les experts-comptables ne développeront une offre que s'il existe une demande de la part de leurs clients. On peut s'attendre à une augmentation de cette demande, notamment suite à l'adoption de la loi CS3D et à l'obligation de reporting RSE pour les sociétés cotées.
• Facteurs culturels
Ces facteurs englobent le degré de prédisposition des experts-comptables à s'engager dans le domaine de la RSE, qui dépend de leur sensibilisation aux enjeux associés. Actuellement, l'Ordre des Experts-Comptables de Tunisie (OECT) commence à aborder la question de la RSE, ayant récemment organisé une journée de débat sur son importance et le rôle des experts-comptables dans sa promotion. À l'avenir, on peut anticiper une sensibilisation accrue à la RSE, en particulier pour ceux qui commencent leur carrière au sein des grands cabinets, où la culture RSE est déjà intégrée.
• Facteurs de compétence
Les experts-comptables doivent posséder les compétences nécessaires pour maîtriser ce nouveau domaine. Ils disposent déjà de compétences en comptabilité financière qui peuvent être appliquées au reporting RSE, ainsi que des compétences en audit pouvant s'appliquer à l'audit RSE et en comptabilité analytique pour le calcul des coûts des projets RSE.
• Facteurs réglementaires
Ces facteurs sont parmi les plus déterminants pour l'engagement des entreprises dans la RSE. En l'absence d'une réglementation stricte et contraignante, les entreprises ne s'engageront pas dans la RSE, et le rôle de l'expert-comptable en sera considérablement limité. Ainsi, à la lumière de cette analyse, nous pouvons envisager une perspective exploratoire sur l'implication des experts-comptables en Tunisie. Actuellement, leur implication dans la RSE est relativement faible, non pas en raison d'une passivité de leur part, mais plutôt en raison des lacunes de l'environnement RSE. Néanmoins, une implication plus substantielle et significative des experts-comptables est attendue à l'avenir.
Nahla El Hamrouni
Master professionnel en Comptabilité, IHEC Carthage
Raida Chakroun
Enseignant-chercheur, IHEC Carthage
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