Abdelkrim Hizaoui: Une lecture analytique du livre de Abdelaziz Kacem ‘’A la recherche d’un humanisme perdu’’
Le titre «A la recherche d’un humanisme perdu» qui vient de paraitre aux Editions Leaders exhale un air de nostalgie teintée d’amertume, celle que ressentent les nobles âmes en ces temps d’espoirs déçus par la faute d’une classe dirigeante européenne longtemps intoxiquée par la propagande sioniste et donc longtemps sourde, aveugle et muette face au génocide en cours à Gaza.
Quel voyage, ce livre!
J’avoue que j’ai eu du mal au début à saisir le fil d’Ariane de cette œuvre, tellement riche et dense. C’est d’abord un voyage à travers le temps, l’auteur établit des correspondances inédites et débusque des parentés judicieuses entre des pensées et des faits que plusieurs siècles séparent.
C’est ensuite un voyage à travers l’espace méditerranéen, qui a été témoin de tant de conflits mais qui a en partage un héritage commun que les extrémistes des deux rives s’acharnent en vain à occulter.
C’est aussi un ouvrage multidimensionnel, qui combine l’approche académique du chercheur avec le témoignage du vécu de l’auteur. Un auteur qui se fait aussi historien en révélant des faits dont il a été témoin et acteur et qui éclairent notamment des épisodes importants de notre politique de l’éducation depuis l’indépendance en 1956.
Sans minimiser les autres aspects du livre, je me risque à considérer que c’est l’école et l’éducation qui sont au cœur de l’ouvrage, on les retrouve sous des éclairages différents dans la dizaine de chapitres que contient le livre. Autres thématiques présentes en lien avec l’éducation: le bilinguisme, le multicultarisme et la francophonie, en tant que choix assumés et non subis ou imposés.
C’est d’ailleurs la question de l’éducation qui explique que ce soit moi qui présente ce livre, car au hasard de mes nombreux entretiens avec Si Abdelaziz, je lui ai fait part de deux de mes lectures qui pourraient intéresser son ouvrage en gestation.
Le premier est un livre absolument remarquable paru en 1891 intitulé «La conquête de la Tunisie» rédigé par Paul d’Estournelles de Constant, qui fut, pendant les deux premières années du protectorat français, collaborateur de Paul Cambon, 1er résident général de l’ère coloniale. De Constant a reçu le prix Nobel de la Paix en 1909, en partie grâce à son talent d’écrivain révélé par ce livre. Quelques pages de ce livre sont consacrées à l’état des lieux de l’éducation dans la régence tunisienne et aux prémices de la réforme engagée par le protectorat, soit la genèse de l’école franco-arabe, confiée à un personnage singulier: Louis Machuel.
Le second livre est «Le journal d’un député» de Lamine Chebbi, ministre de l’éducation de 1956 à 1958, publié à titre posthume par son fils Morched Chebbi en 2014. Le témoignage de Lamine Chebbi éclaire sous un jour nouveau la réforme de 1958 conduite par son successeur Mahmoud Messadi.
Que le lecteur ne s’attende pas à un voyage tranquille à travers cet ouvrage.
Homme de synthèse et passeur de continuités spatio-temporelles, Si Abdelaziz Kacem est aussi homme de conviction, qui assume sans états d’âme ses ruptures et de ses rejets.
Observateur attentif de plus de sept décennies de l’actualité nationale et internationale, Si Abdelaziz fait d’abord écho au drame en cours à Gaza et en Palestine et laisse éclater son indignation face à l’alignement injuste du président français Emmanuel Macron sur les positions du chef du gouvernement le plus extrémiste d’Israël. Pour un défenseur éclairé de la francophonie, la France de Macron est un reniement à la France gaullienne qui avait une politique plus équilibrée au Moyen-Orient.
Certes, la France coloniale a du sang sur les mains, son armée coloniale a commis de nombreux crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Pour A. Kacem, qui connait bien la sombre face coloniale de la France, les crimes commis par ses politiciens ne sont pas opposables à ses grands hommes, tous humanistes, les Voltaire, Rousseau, Montesquieu, etc.
C’est ainsi que A. Kacem s’inscrit dans le sillage des brillants orientalistes français que furent Louis Massignon, Jacques Berque, André Miquel et Vincent Monteil, entre autres.
Pour son évocation de l’école franco-arabe, l’auteur tire de l’oubli son acteur principal, Louis Machuel, un fondateur au profil atypique pour son époque, colonial sans être colonialiste, comme le dépeint si Abdelaziz. En dépit de l’hostilité des prépondérants (suprématistes), Machuel organise l’école franco-arabe ouverte à tous, à égalité entre européens et autochtones. Plusieurs «bonnes familles» tunisiennes refusent d’envoyer leurs enfants à l’école de Machuel par hostilité à tout enseignement non-coranique. Un vrai débat de société secoue la Tunisie. Un renfort de poids va venir au secours de l’école franco-arabe, celui du Cheikh Al Islam, plus haute autorité religieuse du pays, qui déclara: «je tiens à ce que mes enfants apprennent le français, parce que de notre temps, on n’a pas le droit d’ignorer ce qui se passe dans les pays voisins et principalement en Europe, et votre langue est naturellement celle que nous devons étudier».
De son côté, le Bey va contribuer à vaincre la résistance des parents récalcitrants en promulguant le décret du 12 janvier 1892 qui dispense du service militaire tout tunisien titulaire du CEP. Après avoir fondé la Khaldounia, le collège Emile Loubet de formation professionnelle et l’Ecole normale de Tunis, Louis Machuel s’éteint en 1922 à Radès.
La suite du livre est composée de chapitres dédiés à des personnalités marquantes de l’histoire des mixités culturelles orient - occident.
On y retrouvera évidemment Apulée, le grand auteur païen d’Afrique, qui tient une place privilégiée comme ancêtre des écrivains maghrébins qui ont choisi de s’exprimer dans une autre langue, en l’occurrence le latin.
Ensuite, on a Jacques Berque, le «parent implicite», à propos duquel l’historien Henri Laurens écrira: «la chose franco-arabe chère à Jacques Berque est composée de cette part française de l’identité arabe et de cette part arabe de l’identité française. Des deux côtés il faut combattre la folie des discours identitaires qui, en croyant combattre l’autre, procède à l’appauvrissement de soi-même».
Le chapitre dédié à l’expédition d’Egypte du général Bonaparte, futur Napoléon 1er, et à sa conquête de l’Egypte en 1898 est succulent. Il nous rappelle que l’expédition militaire composée de quelque 40 000 soldats était accompagnée, sur ordre de Bonaparte, par 167 savants de disciplines diverses. L’onde de choc produite par l’arrivée des français allait secouer les torpeurs d’une Egypte engluée dans l’immobilisme par les Mamlouks et les Ottomans et préparer le terrain à l’arrivée de Mohamed Ali Pacha, un francophone et fervent admirateur de Napoléon, qui va débarrasser l’Egypte des Mamlouks et jeter les fondations de l’Egypte moderne. C’est dans ce nouveau contexte qu’un réformateur de génie, Rifa’aRafi’ Al Tahtawi, va incarner cet élan vers la modernité qui est encore salué aujourd’hui comme un moment fondateur.
Par contraste, l’occupation britannique de l’Egypte à partir de 1882 allait replonger le pays dans ses traditions les plus conservatrices et rétrogrades. Les britanniques allaient donner leur bénédiction à un obscur instituteur, Hassan el Banna, fondateur de « l’Association des Frères Musulmans ». Ce salafiste notoire a été utilisé par les britanniques pour contrer l’influence des nationalistes (parti Wafd), fustigés par les salafistes pour leur projet moderniste qui a permis notamment aux femmes de sortir dans l’espace public.
Taha Hussein, ce monument de la littérature arabe, monte au créneau en héritier de Tahtawi et en intellectuel franco-arabe. Il écrit dans son ouvrage مستقبل الثقافة في مصر: «Nous devons emboîter le pas aux Européen… afin de devenir leurs égaux, leurs partenaires en civilisation …»
Bourguiba
Si A. Kacem est un bourguibien «canal historique» qui, en diverses occasions, a rendu hommage au rôle de Bourguiba en tant que pionnier de la francophonie, aux côtés de L.S. Senghor et H. Diori.
A cet égard, le livre relate un échange succulent entre le Résident Général français Jean Mons et Bourguiba, à son retour du Caire en 1949. Alors qu’il faisait le procès du protectorat avec sa véhémence habituelle, Jean Mons s’emporte et s’écria: Mais alors M. Bourguiba, la France n’a rien fait de bien dans votre pays? La réponse fut superbement bourguibienne: «Si ! Elle a fait un homme comme moi, qui vient maintenant lui demander des comptes»!
La réforme de l’école: de l’école franco-arabe à l’école arabo-française
Au lendemain de l’indépendance, Lamine Chebbi, agrégé d’arabe est nommé ministre de l’éducation. Mahmoud Messadi, également agrégé d’arabe est nommé chef de service de l’enseignement secondaire. Les deux hommes sont des militants de l’UGTT et ont élaboré en commun le projet de réforme de l’école de l’indépendance.
Mais en mai 1958, Lamine Chebbi est limogé et Messadi nommé à sa place. A. Kacem relate cet épisode peu connu survenu à un moment fondateur pour l’avenir de l’école tunisienne. En fait, Bourguiba a tranché en faveur du projet présenté par Messadi à l’insu de son ministre, projet qui permettait la généralisation de l’enseignement au détriment de sa qualité: le cycle primaire est réduit à 6 ans au lieu de 7, ainsi que le cycle secondaire, le volume horaire est réduit et le nombre d’élèves par classe passe de 20 à 40 en moyenne!
En réhabilitant Lamine Chebbi, A. Kacem se garde cependant de charger Messadi, en qui il reconnait «l’érudit, l’intellectuel modelé par la littérature, la poésie, la philosophie … » Il salue sa posture remarquable face au bilinguisme, rappelant que Messadi met en garde contre «ce qui serait une simple juxtaposition de deux composantes linguistiques et culturelles distinctes …», prônant au contraire «une vraie combinaison génératrice de synthèse et portant pouvoir créateur indéfini».
A. Kacem jette la lumière sur un autre épisode méconnu de la réforme de l’éducation, celui de l’arabisation de certaines matières, dont la philo, attribuée hâtivement à Mohamed Mzali et qui sera utilisée contre lui pour le destituer de son poste de 1er ministre et donc de sa qualité dauphin de Bourguiba.
Je terminerai par une citation finale de A. Kacem, qui déclare en guise de profession de foi: «je reste bilingue, bigame en quelque sorte, et je ne sais laquelle de ces deux aimées je suis en train de tromper, au sens où l’entendait Elsa Triolet, l’égérie d’Aragon, bilingue elle aussi ». A ce propos, j’ajouterai Aragon à la liste des auteurs qui ont trouvé leur inspiration dans la culture arabe. Son recueil «Le Fou d’Elsa» (1963) commence par cette phrase: «Tout a commencé par une faute de français», relevé dans le vers d’une romance qui commence ainsi: «La veille où Grenade fut prise» (au lieu de la veille du jour où Grenade fut prise). Habité par ce vers dont la beauté réside dans l’incorrection, Aragon se met dans la peau de Boabdil, dernier roi de grenade, assiégé par les armées catholiques, et nous offre 450 pages magnifiques dont la trame historique est la chute de Grenade et le drame absolu de son dernier roi. Comme Aragon, si A. Kacem pointe, au début de son livre, des fautes de français, mais qui sont bien moins romantiques et auraient sûrement désespéré Aragon.
Pour terminer son livre, A. Kacem nous offre un lexique des nombreux mots français d’origine arabe, de quoi décomplexer les arabophones et les rassurer sur la vitalité de l’Arabe, qui permet même de composer cette phrase entière en langue romane avec dix mots d’origine arabe:
«Un couple entre dans un café; le client passe la commande: nous allons nous installer sur le divan, ou plutôt sur le sofa. Ma campagne désire siroter une limonade ou un sorbet. Moi je prendrai une tasse de café moka, un pur arabica sans sucre»….
En conclusion, je dirai que dans ce livre, Abdelaziz Kacem s’exprime en érudit et en témoin de son temps, avec son talent d’écrivain, son inspiration de poète et sa conviction d’intellectuel engagé. Un livre que l’auteur adresse, au-delà de ses compatriotes, à tous les humanistes francophones du monde et qui, j’en suis convaincu, gagnera à être réédité en France.
Abdelkrim Hizaoui
À la recherche d'un humanisme perdu
de Abdelaziz Kacem
Editions Leaders, mars 2024,
240 pages, 35 DT
Disponible en librairies et sur
www.leadersbooks.com.tn
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