Hommage à Salah Hamzaoui: sociologie critique et engagée et militantisme syndical et politique
Par Habib Mellakh - J’ai connu Salah Hamzaoui au début des années 80 lorsque j’ai fait partie, en tant que délégué du syndicat de base de l’Ecole Normale supérieure de Sousse, du conseil des cadres du Syndicat général de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique et j’ai suivi depuis, mon engagement syndical et politique aidant, son parcours de sociologue engagé et de militant politique et syndical soutenant avec une assiduité et une régularité sans faille toutes les causes justes. La dernière en date fut la lutte contre les salafistes à la Faculté des Lettres, des arts et des humanités de la Manouba (FLAHM) en 2012, qu’il a soutenue sans aucune hésitation. Je publie à l’occasion du premier anniversaire de sa disparition, l’hommage que je lui ai rendu, il y a quelques mois, dans «L’Universitaire», bulletin de la Fédération générale de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique.
Portrait d’un intellectuel révolté et engagé et d’un militant inflexible
Si j’avais à brosser en peu de mots son portait, je dirais que la colère, l’indignation, l’amertume, l’intransigeance, au point de devenir ombrageux et cassant, et la détermination se lisaient constamment sur le visage du chercheur et du militant. Il a toujours été écœuré, accablé par le spectacle de l’injustice, des disparités sociales, révolté par le despotisme ambiant et les comportements despotiques en vigueur aussi bien à l’époque de Bourguiba que sous le règne de Ben Ali et n’a eu de cesse que de les combattre avec la plus grande opiniâtreté pour en venir à bout. Il a souvent rejeté les compromis qu’il considérait, il est vrai, parfois sans raison, comme des compromissions. Ce sociologue de la seconde génération faisait preuve sur le plan de la recherche, de l’enseignement et de l’engagement politique et syndical d’une grande rigueur prise à tort pour de la rigidité et de l’infatuation. Il m’a appelé en 2017 pour exprimer sa stupéfaction que sa thèse d’Etat, acquise par la FLAHM, ne figure pas sur le catalogue de la bibliothèque et qu’elle soit inaccessible ce fait aux chercheurs et aux étudiants, ce qui était, de ce point de vue un gâchis. Il ne le faisait pas par nombrilisme mais par le souci d’une gestion rigoureuse de la bibliothèque. Il n’a d’ailleurs jamais cherché les honneurs, ni ceux de l’UGTT, qui ne s’est souvenu de lui que pour faire son oraison funèbre, ni la gratitude du Centre d’études et de recherches économiques et sociales (CERES), son établissement d’origine, où il a passé le plus clair de sa carrière d’universitaire, qui lui a proposé de l’honorer et qui est revenu, en vain trois fois à la charge sous le règne de la troïka. Flairant l’instrumentalisation politique par Ennahdha de l’hommage souhaité, le militant irrécupérable le refusa catégoriquement. C’est en ces termes qu’il exprima au sociologue Khalil Zamiti, chargé par le directeur du CERES, feu Moncef Ouannes de le sonder, sa fin de non-recevoir: «Jamais de la vie! Ben Ali a vidé le CERES de ses chercheurs et Ghannouchi l’a rempli de nahdhaouis». Il ne donnait par ailleurs pas de grande importance aux grades universitaires estimant que la valeur de l’enseignant chercheur ne se mesure pas à l’aune de son grade mais à l’importance de sa contribution à la recherche dans son domaine et à l’impact de cette dernière sur la vie de la cité. Notre ami et camarade Sami Aouadi ne rappelle-t-il pas ce dédain du défunt pour les grades et son refus de passer les concours qui lui auraient permis, grâce à ses nombreux travaux de recherche dont la qualité est reconnue par ses pairs, d’accéder au grade de professeur de l’enseignement supérieur ? Excédé par le harcèlement que lui faisaient subir ses amis dans ce sens, il leur rétorqua: «Ci-gît, Salah Hamzaoui, décédé maître-assistant. Ecrivez ceci sur ma pierre tombale».
Les déterminations enfantines d’un parcours de chercheur et de militant
Salah Hamzaoui, qui s’est éteint le 10 août 2021, à l’âge de 81 ans, est né en 1940 dans une famille pauvre, à Fousana, dans le gouvernorat de Kasserine, cette région constamment marginalisée. Son ami Chokri Latif évoque avec beaucoup d’émotion les privations et les frustrations endurées par l’enfant à cause de la pauvreté et de la faim excessive qui le poussait ainsi que d’autres enfants à manger une plante parasite infestant les cultures céréalières «la Tabellout» ou centaurée de Nice endémique la Tunisie, (plante assez proche des chardons). Ce sont là les déterminations enfantines de son parcours de chercheur et de militant et qui feront de lui l’un des pionniers de l’histoire sociale en Tunisie, le meilleur connaisseur des problèmes syndicaux du pays, un sociologue visionnaire connu pour la profondeur de ses analyses.
Salah Hamzaoui n’a jamais renié ses racines et sa classe d’origine. Il n’a jamais séparé sa compétence académique de son engagement dans la lutte sociale et politique. Son parcours académique de sociologue engagé est en symbiose avec les luttes sociales et politiques qu’il a menées. Il n’a jamais renoncé aux valeurs et aux références progressistes dont il s’est imprégné pendant son parcours de militant de gauche et il n’a jamais cédé au chant des sirènes qui l’incitaient à trahir ses origines en lui proposant de rallier le pouvoir en place.
La sociologie au service des laissés pour compte
Après des études de philosophie et de sociologie en France, il a fait ses premières armes dans recherche sociologique avec Jean Duvignaud. Il a fait partie du premier groupe de chercheurs composé, entre autres, de Hechmi et Naïma Karoui et qui a mené, à partir de 1963 et pendant cinq ans, sous la direction du sociologue et homme de lettres français, une enquête de terrain sur l’oasis de Chebika. Il soutient en 1970 à l’Ecole pratique des hautes études à Paris, une thèse de 3ème cycle dirigée par Jacques Berque sur les «Conditions et la genèse de la conscience ouvrière en milieu rural en Tunisie » qu’il illustre par le cas des mineurs du Sud. Nous avons l’écho de cette recherche dans un article publié dans le numéro 375 des Temps modernes et paru en octobre 1977 sous le titre «Crise mondiale et réalité nationale. Condition et conscience ouvrière en Tunisie (1929- 1938)». La veine syndicale de ses recherches se confirmera tout au long de sa carrière de chercheur. Il a publié plusieurs articles sur la condition ouvrière dont une étude sur les ouvriers saisonniers agricoles dans le Nord tunisien en collaboration avec Hechmi et Naïma Karoui. Cette brillante carrière sera couronnée avec la soutenance en 2013, 13 ans après sa retraite ( ce qui montre qu’il ne se soucie pas des promotions), à Paris 7, d’une thèse d’Etat intitulée «Pratiques syndicales et pouvoir politique: pour une sociologie des cadres syndicaux (cas de la Tunisie)» dont nous avons vu les prémices dans un article intitulé «Champ politique et syndicalisme en Tunisie», publié en 1999 dans le numéro 38 de l’Annuaire de l’Afrique du Nord où il introduit la problématique abordée dans la thèse et qui est relative aux «raisons qui expliquent l’incapacité de l’organisation syndicale tunisienne à se désengager d’une façon définitive du pouvoir politique », aux raisons pour lesquelles « l’Etat, qui recourt à des formes extrêmes de répression face aux mouvements de contestation syndicale significatifs, matant rapidement les élans collectifs, finit par rétablir dans leur fonction syndicale ceux-là même qu’il vient de réduire aussi brutalement». Mettant l’accent sur les relations de dépendance entre l’UGTT et le pouvoir politique, il développe l’idée que dans l’histoire du mouvement syndical, l’UGTT, qui connaît des flux et des reflux est tantôt le partenaire du pouvoir et tantôt son vassal. Le leader Syndical Habib Achour est l’associé du pouvoir politique, l’égal de Bourguiba, son alter ego au syndicat. Il est capable de lui tenir tête ce dont témoigne l’histoire des relations entre la centrale syndicale tunisienne et le pouvoir politique pendant ses mandats, avec les heurts et les confrontations ouvertes comme en 1978 et en 1985, lorsque l’UGTT est démantelée et ses dirigeants emprisonnés. A l’inverse, le bureau exécutif dirigé par Tijani Abid et installé par le pouvoir au lendemain du jeudi noir (26 janvier 78) est son vassal ainsi que le bureau exécutif dirigé par Ismaïl Sahbani et issu du congrès d’avril 1989 qui a fait allégeance à Ben Ali. L’étude de ces connexions entre le champ syndical et le champ politique constitue encore aujourd’hui une référence pour les chercheurs et les étudiants.
Salah Hamzaoui n’est pas seulement un témoin privilégié de cette histoire. C’est l’un de ses principaux acteurs. Recruté au CERES à la fin des années 60, en tant que chercheur permanent après avoir fait partie du Bureau de recherche sociologique, à l’existence éphémère dirigé alors par Abdelwahab Bouhdiba et dépendant du ministère du plan , il fonde en 1971 avec un groupe d’universitaires, parmi lesquels le sociologue de la première génération Abdelkader Zghal, le syndicat général de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique (SGESRS) au sein duquel il militera jusqu’à la fin de sa carrière universitaire. Membre du syndicat de base du CERES, il défendra, pendant les années 70, avec beaucoup de détermination l’autonomie de l’UGTT et plus particulièrement lorsque les dirigeants syndicaux furent emprisonnés et que la direction syndicale légale et légitime fut remplacé par le bureau fantoche inféodé au parti au pouvoir et dirigé par Tijani Abid après la grève générale du 26 janvier 1978. Il fera partie du petit groupe d’universitaires du SGESRS qui organiseront la résistance syndicale et œuvreront pour le retour de la direction légitime. Il reviendra à la charge lorsque l’autonomie de l’UGTT fut remise en cause en 1985 par le groupe des « chourafa » qui, soutenus par le pouvoir en place, ont occupé par la force les locaux de la centrale à Tunis et dans les régions tandis que plusieurs dirigeants syndicaux étaient arrêtés et condamnés à de lourdes peines de prison dans de affaires montées de toutes pièces. Il impulsera et organisera, avec les membres du Bureau national du SGESRS, le mouvement de solidarité avec les syndicalistes détenus et injustement condamnés et particulièrement le leader Habib Achour et le camarade Moncef Ben Slimane, secrétaire général du SGESRS à cette date.
Il fera partie en 1999 du conseil des cadres syndicaux qui rejettera à l’unanimité l’accord félon liant la majoration des salaires à l’augmentation du volume horaire signé le 14 décembre 1999 par le secrétaire général en exercice qui a bafoué la volonté de la base et il soutiendra la lutte des cadres syndicaux pour un syndicat représentatif et un congrès démocratique, combat dont j’ai eu l’honneur d’assurer la coordination entre décembre 1999 et juin 2003 avec le camarade Khaled Nouicer. Il réitère, par ce rejet, la position de principe qu’il avait défendue avec beaucoup de conviction et d’acharnement en 1984 lorsque le gouvernement de Mohamed Mzali avait proposé aux universitaires la même transaction alors que le défunt assurait la charge du secrétariat général du SGESRS. Mis en minorité par sa base syndicale, qui avait approuvé le deal et face à un choix cornélien entre la signature d’un accord contraire à ses principes et qu’il jugeait préjudiciable à la qualité de l’enseignement et de la recherche et la démission, il a préféré la démission que d’aucuns avaient considéré comme une désertion. Ces deux épisodes révèlent un attachement viscéral aux principes de la démocratie et de l’autonomie syndicale ainsi qu’ une aversion profonde pour leurs fossoyeurs. Ce combat de Salah Hamzaoui contre l’inféodation de la centrale syndicale au parti au pouvoir est aussi l’une des formes prises par sa résistance à la dictature.
La résistance à la dictature
Cette résistance a aussi pris la forme de la défense obstinée des libertés et du soutien sans faille aux défenseurs des droits humains et aux syndicalistes persécutés.
A l’époque où la liberté d’association et de réunion n’était pas reconnue, sa maison constamment surveillée par la police politique abritait les réunions des syndicalistes qui n’avaient pas été arrêtés à la suite de la répression consécutive à la première grève générale de l’UGTT après l’indépendance.
Sous le règne de Ben Ali, il a notamment contribué à la fondation en 1998 du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT). Il accueillait chez lui les militants et les membres de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), à la suite du gel par Ben Ali de ses activités et de la fermeture de son siège. Chez lui, d’anciens prisonniers politiques ont lancé des grèves de la faim et des mouvements de protestation contre Ben Ali. Des associations non reconnues ont été créées, des communiqués et des pétitions ont été rédigés. Sa demeure a été le théâtre de rencontres avec des militantes et des militants, des journalistes tunisiens et étrangers.
Son engagement politique et syndical a été à l’origine d’une surveillance policière permanente, d’interpellations et d’une dure répression qui n’ont jamais eu raison de sa détermination. Ben Ali a puni ce militant intrépide en le mutant, au milieu des années 90 du CERES à l’Institut National du travail et des études sociales (INTES) en tant qu’enseignant -chercheur. Le défunt, qui est l’incarnation de la détermination se fera élire, son charisme et son intégrité aidant, secrétaire général du syndicat de base de l’institut par des enseignants affiliés dans leur majorité au parti au pouvoir.
Habib Mellakh
Ancien coordinateur général du SGESRS
et ancien secrétaire général du syndicat de base de la Faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba
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