Abdellatif Khemakhem: L’universitaire éclectique
Quelle est l’œuvre majeure que lègue le professeur Abdellatif Khemakhem, décédé le 9 novembre dernier à l’âge de 89 ans ? L’Institut supérieur de gestion (ISG) qu’il avait fondé à Tunis en 1969 ? La Faculté des sciences économiques et de gestion (Fseg), qu’il avait créée en 1974 à Sfax ? La trentaine d’années d’enseignement et de conseil passées en Arabie saoudite et dans les autres pays du Golfe ? Ou encore les multiples ouvrages qu’il a publiés en pionnier du contrôle de gestion en France et dans le monde arabe ? Tout à la fois, et plus encore en fait. Le Pr Khemakhem était pluriel.
Un parcours très riche de près d’un demi-siècle de recherche, d’enseignement et de direction d’établissements universitaires : il a toujours été guidé par une vision anticipatrice pour introduire le contrôle de gestion au cœur d’un management moderne enseigné pour la première fois dans les grandes facultés d’économie et écoles de commerce et de gestion en France (Dauphine, HEC, ESCP…), au Maroc, en Tunisie et dans des pays arabes. Sa passion était grande pour relever le défi de faire naître facultés et écoles de management installées dans divers pays. Son dévouement était total aux compagnies de consulting qu’il constituera dans les pays du Golfe, et qui étaient fortement sollicitées par de grands groupes d’affaires.
Au total, le Pr Abdellatif Khemakhem aura passé 23 ans d’études (1943-1966), 38 ans d’enseignement effectif, et 30 ans de conseil, publié un bon nombre d’ouvrages devenus de référence dont le célèbre « La dynamique du contrôle de gestion », et dirigé plusieurs dizaines de thèses…
Les Etats-Unis, la France, puis Ben Salah
Commerce, agriculture et patriotisme: la trilogie est la marque de fabrique de la famille Khemakhem, connue aussi pour sa piété et sa bienvellance. Enfant, Abdellatif ira au koutteb, puis fréquentera l’école publique et le lycée, avant d’entrer à l’Institut des hautes études de Tunis et décrocher un diplômé en économie (1958). Au lendemain de l’indépendance, il sera choisi pour faire partie du premier groupe d’étudiants à bénéficier d’une bourse d’études aux Etats-Unis d’Amérique.
Cap sur l’Amérique: Abdellatif Khemakhem réussira une licence en économie (1962), une maîtrise (1964) à la Washington University in St. Louis, et un doctorat (PhD en management, 1966) à l’Ohio State University. Sujet choisi : une simulation du comportement décisionnel. Parallèlement, il obtiendra des postes d’assistant puis d’enseignant universitaire et commencera à publier des articles de recherche sur le contrôle de gestion dans des revues scientifiques spécialisées.
Rapidement, il est sollicité pour enseigner en France et s’installera alors à H.E.C de Paris. Il donnera également des cours au Maroc. Sa réputation est alors faite. Le superministre de l’Economie à l’époque, Ahmed Ben Salah, le repèrera et lui proposera de rentrer en Tunisie pour diriger l’Institut national de productivité (INP) pour le convertir progressivement en un l’institut national d’informatique. Pouvait-il décliner l’offre? Il l’acceptera et s’attellera à la tâche (1967), en recommandant cependant de lancer un MBA et de doter le pays d’un institut supérieur de gestion (ISG), pour former des gestionnaires spécialisés. L’institut sera créé en juillet 1968 et la première promotion sortira en 1971. La filière se révélera être d’une grande excellence.
Retour à Sfax
La ville de Sfax et toute la grande région avoisinante ne cessaient de réclamer l’implantation d’un noyau universitaire. Ses figures marquantes, Mansour Moalla, Hamed Zeghal, Sadok Guermazi, Tijani Makni, Hédi Zeghal, Ahmed Chetourou, M’hammed Chaker, Ahmed Zeghal et Ali Sellami notamment, s’activaient sans relâche auprès des autorités nationales. Des études étaient élaborées avec diverses formules. L’option privilégiée était de mettre sur pied une faculté de médecine, une école d’ingénieurs et une faculté des sciences économiques et de gestion. Ministre de l’Education (y compris de l’enseignement supérieur) et acquis à la multiplication des pôles universitaires à l’intérieur du pays, Driss Guiga donnera son aval.
Les bons candidats pour porter ces projets à bras-le-corps n’étaient pas légion. Le professeur Abdelhafidh Sellami, alors chef de service à Montpellier, répondra présent pour présider à la création de la faculté de médecine, et le professeur Abdellatif Khemakhem renoncera à la direction de l’ISG pour revenir à Sfax et créer la faculté dont il avait longtemps rêvé. L’ENIS attendra jusqu’en 1983, pour voir le jour, capitalisant sur le succès des deux premières facultés.
Sans droit à l’erreur
L’ambition du Pr Khemakhem était poussée à un haut niveau : concevoir une vision d’avenir et bâtir des filières de grandes avancées académiques et pratiques. Pour cela, il devait sélectionner d’emblée une équipe compétente et s’attaquer à la fois au démarrage des premières années d’enseignement et à l’implantation d’un campus universitaire. Le choix sera unanime sur un vaste terrain, route de l’Aéroport, qui servira à abriter la faculté, puis cèdera des lots à d’autres institutions ainsi que des œuvres universitaires (foyers et restaurants). Alors éloigné du centre-ville, le site sera rapidement intégré au tissu urbain.
En médecine comme en gestion (et bientôt dans les autres établissements supérieurs), la qualité de l’enseignement sera de haut niveau et le taux de réussite aux concours nationaux sera élevé. Le pli est pris. Sfax deviendra une ville universitaire et un pôle de recherche scientifique.
La réussite académique du Pr Khemakhem et les origines militantes de sa famille, et sans doute aussi quelques ambitions personnelles, le conduiront à accepter de tâter une expérience dans la politique. Des idées avant-gardistes, il en avait à revendre. De la capacité de réussir des projets ambitieux, il en avait fait la preuve. Tout l’encourage à s’engager au cœur de l’action. A peine avait-il dévoilé ses projets qu’il a suscité les manœuvres d’une vieille garde accrochée à son pouvoir. Elle voyait en lui l’incarnation d’une famille patriote et d’un destin de grand avenir, alors autant lui barrer la route, à tous les niveaux. Le Pr Khemakhem rongera son frein et se concentrera encore plus sur sa mission universitaire, multipliant la publication de nouveaux ouvrages, la participation à des jurys et à des congrès à l’étranger.
L’appel de l’Arabie
Parfaitement trilingue et pionnier en contrôle de gestion et management, le Pr Abdellatif Khemakhem a commencé alors à répondre de plus en plus à des invitations de grandes universités arabes. Celle du Roi Saoud à Riyad insistera pour bénéficier de ses compétences. L’offre qu’il ne pouvait pas décliner est d’y créer une Business school des plus modernes et de mettre en place des enseignements de MBA et PhD. Parti en 1988 pour quelques années, il passera… 28 ans en Arabie saoudite et dans les autres pays du Golfe.
Il se rendra à Dhahran, à Manama et à Dubaï, avant de s’installer à Djeddah, tout près de La Mecque où il aimait se recueillir. Et continuera à rayonner dans de nombreux autres pays.
Abdellatif Khemakhem enseigne, crée, écrit, publie et encadre des chercheurs, avec l’amour et la passion du partage de la science et de l’expérience.
Un dernier rêve
Son intense activité ne l’empêchait pas de penser à la Tunisie et à sa ville natale, Sfax. Il rêvait d’y créer une ville intelligente pour le monde de demain, les savoirs et les métiers futurs, les voies d’un avenir meilleur. Des bureaux d’études de haut niveau ont été mis à contribution et plusieurs options développées, avec des schémas de financement et des plans de mise en œuvre. Abdellatif Khemakhem était très investi dans ce grand projet et passait de plus en plus de temps à Sfax où il a rapatrié sa précieuse bibliothèque. Riche de plus de 10.000 titres, tous numérisés, elle sera mise à la disposition des étudiants et chercheurs.
La bonne santé lui fera défaut pour mener à bon terme cette ville intelligente. Avec courage, il livrera un combat contre la maladie, mais le destin finira par l’emporter.
Abdellatif Khemakhem laisse le souvenir d’un illustre économiste-gestionnaire, d’un précurseur du contrôle de gestion, du fondateur de l’ISG et d’un des pionniers de l’Université de Sfax et de nombreuses autres facultés dans le monde arabe. Mais aussi d’un homme en avance sur son temps, connu pour ses idées audacieuses et ses positions courageuses, respecté pour sa haute compétence.
Allah Yerhamou !.
Taoufik Habaieb
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