Mohamed Attya, le Passeur de lumière
Par Abdelaziz Kacem - Tel est le titre éminemment évocateur de l’ouvrage qu’Emna Attya, historienne de formation, vient de publier aux Éditions KA’. Il est consacré au destin triplement singulier de son père : Mohamed Attya est le premier agrégé de l’Université (Sorbonne) de tout le Maghreb, le premier directeur du prestigieux Collège Sadiki, sous le Protectorat, et le premier intellectuel tunisien de haut rang à avoir subi la plus flagrante des injustices. On s’attendait à ce qu’il fût l’un des premiers à mettre à l’honneur par la Tunisie indépendante à laquelle il avait déployé toute son intelligence et consacré son infatigable labeur.
C’est l’histoire de cette exceptionnelle trajectoire en ce qu’elle a de méritoire et d’immérité, que nous raconte la fille du grand homme, avec beaucoup de sobriété et de pudeur, une dignité dont la maisonnée Attya ne s’est jamais départie, depuis que le sort, aveugle, vint frapper à leur porte.
Les jours heureux ramènent au mois de juin 1931, date à laquelle le héros, devant un jury intimidant présidé par l’illustre arabisant Maurice Gaudefroy-Demombynes, passe brillamment le concours d’agrégation d’arabe. Pour participer à ce concours, il fallait être français de souche ou par naturalisation. Mohamed Attya refuse de quitter sa nationalité et se bat contre une exclusion scientifiquement injustifiable et finit par forcer la barrière.
« J’ai âprement bataillé, écrira-t-il, afin de persuader l’Administration française de l’intérêt d’ouvrir le concours d’agrégation aux étrangers, sans les obliger à acquérir préalablement la nationalité française. C’est mon succès dans cette lutte pour l’agrégation qui a été à l’origine de l’afflux des Tunisiens vers l’enseignement et qui a fourni une bonne partie des cadres actuels… »
Cette brèche n’était pas du goût des « Prépondérants », ils y avaient vu une possibilité de promotion pour les élites autochtones qui ne pouvait se réaliser qu’au détriment de leurs privilèges. Et ils ne s’y étaient pas trompés.
L’hebdomadaire al-Irâda, organe du Vieux Destour (le Néo n’existait pas encore), ne tarde pas à publier en première page et sous la plume de Noureddine Ben Mahmoud, un article intitulé « La direction de Sadiki doit revenir à une compétence tunisienne », l’agrégé Mohamed Attya, en l’occurrence, qui ne tardera pas à être nommé, au grand dam de certains enseignants français, sous-directeur de l’Établissement. Quelques années plus tard, au mois de septembre 1935, le même journaliste dédie le premier n° de sa revue « Al-Mourouj » à « l’éminent professeur Mohamed Attya », désormais, patron du fameux Collège. En fait, c’est en 1944 qu’il en sera le directeur en titre.
Le Collège Sadiki est réputé dispenser le meilleur enseignement bilingue en Afrique du Nord. Il est la fabrique d’élites, dans la région. Cette réputation, il la devait à son directeur et à lui seul. L’enseignement sadikien était sanctionné par un diplôme de fin d’études. Il dotait l’administration d’excellents agents d’exécution, de parfaits traducteurs. C’est Mohamed Attya qui modernise les programmes, qui revalorise l’enseignement de la langue et de la littérature arabes, qui, outre le français, renforce l’apprentissage des langues vivantes, l’anglais et l’allemand, notamment, qui introduit le grec et le latin. C’est lui qui force la main à la direction de l’Instruction publique pour que Sadiki, tout en gardant sa spécificité, puisse, à l’instar du Lycée Carnot, préparer ses élèves au bac (1ère et 2ème parties). C’est sa conception de l’enseignement sadikien qui sera étendue aux classes dites tunisiennes accolées aux lycées du pays. C’est lui, enfin, qui décuple la capacité d’accueil du Collège. Avec la création de l’annexe de Khaznadar qu’il a initiée, contre vents et marais, le nombre d’élèves passe de 200 à 2000.
En 1955, la Tunisie accède à l’autonomie interne. Mohamed Attya a toutes les qualités requises pour occuper le portefeuille de l’Éducation, d’en être le numéro deux, pour le moins. Il est relevé de ses fonctions. La Tunisie totalement indépendante le livre à la justice comme un malfrat. Le pays est abasourdi. L’homme est soupçonné d’avoir reçu des pots-de-vin. Plus grave encore, il aurait persécuté et fait exclure les élèves patriotes, pour avoir manifesté contre l’occupant. Accusations sans preuves crédibles. Un accusateur principal, quelques témoins peu fiables. Ils s’en repentiront plus tard.
• Il m’a exclu parce que je suis le leader de la jeunesse destourienne, assène le témoin à charge.
• Je t’ai exclu pour des raisons d’ordre strictement moral, réplique l’accusé.
Il va sans dire qu’en pédagogue accompli, le directeur du Collège n’a eu de cesse d’exhorter ses élèves de se consacrer en priorité à leurs études. Le professeur Hichem Djaït, préfacier du livre, écrit notamment : « L’une des qualités les plus hautes de cet homme fut son constant attachement à conférer au Collège la marque de l’excellence. »
De là à l’accuser d’avoir voulu soustraire les jeunes à leurs obligations nationalistes, il n’y a qu’un pas que la sagesse eut recommandé de ne pas franchir.
Le procès instruit par une juridiction d’exception, la Haute Cour, est directement retransmis à la Radio nationale. L’effet escompté s’avère négatif. La sympathie de la majorité des auditeurs allait vers l’inculpé. Outre l’extrême légèreté des charges, un enseignant de cet acabit, bénéficiait à l’époque d’une immense vénération. Plus qu’une injustice, ce procès était une faute d’État.
Mohamed Attya est condamné à cinq ans de prison (il n’en passera que cinq mois), à dix ans d’indignité nationale et à la confiscation de tous ses biens. Les gens de ma génération se posent une question toujours sans réponse : qu’a-t-on pu rapporter au Président Bourguiba de si blessant pour qu’il s’acharnât à ce point sur un condisciple, un ami, une gloire tunisienne ? Une autre question, peut-être plus brûlante, m’a longtemps taraudé : Pourquoi tel professeur-écrivain, déjà auréolé, à l’époque, n’a-t-il pas plaidé la cause de son aîné ? J’en concluai que la fraction la plus agitée du système était de loin la plus forte…
Le premier agrégé du Maghreb s’éteint en 1987, juste au moment où l’on commençait à le réhabiliter. De nombreux colloques et rencontres lui ont été consacrés. Le livre d’Emna Attya recense et reprend une bonne partie des témoignages et hommages rendus à son illustre père. Ils émanent, pour la plupart, de ses anciens élèves, mais aussi de ses pairs. J’ai ajouté ma fleur à ce bouquet tardif, lors d’un séminaire organisé par la Fondation Témimi, tout en réfléchissant à plus d’un aspect tragique de la condition humaine.
Avec du recul, en ces temps honnis où le secteur de l’éducation est littéralement sinistré, la figure du grand concepteur de l’enseignement sadikien prend un relief particulier.
Ce livre qui est aussi un rappel d’un moment décisif de l’histoire de la Tunisie est à lire avec attention. Il est écrit avec maestria et beaucoup de dignité. Il ne verse ni dans le pathos ni dans la vindicte. Preuve que le professeur Mohamed Attya, en dépit de lourdes injustices à même d’anéantir un homme de sa trempe, a su faire de son fils et de ses filles des citoyens libres et des cadres hautement instruits, ajoutés aux bataillons de Sadikiens bâtisseurs dont il gratifia la patrie en construction.
Abdelaziz Kacem
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