Lu pour vous - 27.11.2024

Baccar Gherib - 2011 au miroir de 1956: Pourquoi avons-nous échoué là où ils ont réussi ?

Baccar Gherib  - 2011 au miroir de 1956: Pourquoi avons-nous échoué là où ils ont réussi ?

Par Latifa Lakhdhar - Quand Baccar Gherib m’a demandé si j’étais partante pour présenter son dernier livre, j’ai répondu positivement et sans hésitation. Pour deux raisons:

D’abord pour l’intérêt que présente son travail,  un travail dans lequel on trouve toujours des idées stimulantes, éclairantes,  et surtout un travail qui se distingue par un souffle fort et franc, celui de l’intellectuel organique qui ne perd jamais de vue sa motivation essentielle.

La deuxième raison concerne le titre du livre qui, à l’annonce de sa parution, a un peu intrigué et étonné l’historienne que je suis! Peut-on comparer 1956 à 2011, sachant que Clio, Muse de l’histoire, nous emporte toujours loin de l’origine des choses, des fois en bien, des fois en mal d’ailleurs, et sachant aussi, au dire du philosophe Héraclite, qu’«on ne se baigne jamais dans le même fleuve», l’eau n’étant, évidemment, jamais la même.

En vérité, j’étais étonnée  mais confiante, l’auteur du livre n’a pas besoin de prouver sa lucidité ni sa pertinence et voilà d’ailleurs que très vite et dès l’introduction il explique: «On comprend mieux une chose quand on la compare à une autre».

Il  est clair ici qu’on retrouve chez l’auteur le bon réflexe pédagogique de l’enseignant.

Son introduction explicative continue,  non pas pour montrer des similitudes de fond qu’il sait introuvables entre les deux moments, à part le fait, bien sûr, que les deux sont des moments de rupture et en principe de fondation, mais pour mettre en lumière les différences dont il était bien conscient, «la différence, dit-il, entre 1956, fruit d’un mouvement national organisé, porteur d’un projet de société, et 2011, conséquence de quelque chose de diffus dans la société, mais de non organisé, dépourvu, en tout cas, d’une vision claire du «Que faire» après la chute de la dictature». 

Et ce n’est pas tout, car l’auteur continue sur l’explication de la différence des contextes qu’il confronte:

Contexte d’indépendance nationale face à un contexte de «transition démocratique» (qu’il met entre guillemets, pour des raisons qu’on comprendra plus loin).

Contexte de développementalisme et de la force des idées progressistes face à un contexte d’hégémonie des idées libérales et d’une mondialisation qui se construit contre les universaux.

Contexte d’un Etat pourvu d’une grande légitimité et d’une hégémonie dans le sens gramscien face à un contexte d’un Etat affaibli ayant du mal à asseoir son autorité au sein de la société.

Et pourquoi alors après tout cela, regarderions- nous 2011 au miroir de 1956 ?!

La raison est, ici, inspirée à l’auteur par François Furet, historien de la révolution française (je dirais après Albert Soboul) qui affirme (Pour la France) que «la révolution de 1789 explique notre histoire contemporaine… elle est notre histoire contemporaine… car elle est la date de naissance, l’année zéro du monde nouveau,…une histoire qui a survécu au temps qui passe».

Un peu pareil pour nous, nous fait comprendre Baccar Ghrib: 1956 est notre histoire contemporaine, l’année zéro après une importante rupture, à savoir celle de la décolonisation et le point de départ pour bâtir un Etat et construire  une  nouvelle société.

A comprendre, un moment-référence  qui a acquis de l’ascendant sur notre histoire présente.

Il est important enfin d’indiquer que le sens de la précision à amener l’auteur à spécifier que la comparaison se fera entre deux temps égaux:
1956-1969 caractérisé par une vision et une politique cohérente.
2011-2024 caractérisé par des errements et  par de l’inconsistance quant au rôle à jouer après un moment de rupture fulgurante, rupture visant  aussi bien les ratés socioéconomiques que l’autoritarisme politique du passé.

Confronter 2011 à 1956, c’est donc l’exercice auquel s’est adonné Baccar Ghrib tout au long de son livre qu’il qualifie, à juste titre, d’essai politique, et pour lequel il emprunte un ton vif,  discutant, confiant à l’égard des écrits des uns,  polémique et même durement critique à l’égard des autres, d’autant que par le «nous» qu’il fait figurer au titre «Pourquoi avons-nous échoué là où ils ont réussi?»,  il nous dit d’emblée qu’il vise «les Tunisiens en général, puis leurs élites politiques et intellectuelles, et surtout le courant démocratique et progressiste».

L’auteur mène  donc un exercice de réflexion, tout en nuance, mais aussi un exercice d’interpellation sur ce qui a rendu possible la réussite des élites de 1956 et sur ce qui a fait que les élites de 2011 soient si frappées d’incapacité ?

Son approche et sa démarche avançant à chaque fois d’après les grilles du sociologique, du politique et du socioéconomique en se référant notamment aux fondamentaux d’un marxisme non orthodoxe,  en l’occurrence celui  de Gramsci et de Bourdieu, et pas seulement.

1956 des élites ascendantes avec de grandes ambitions et d’importantes réalisations

Ce sont quelques-uns des sous-titres de la première partie du livre, mais prudent sur les termes, l’auteur commence par expliquer que son recours à la notion d’élite ne constitue nullement une manière d’évacuer la réalité des classes sociales, aussi, et  après avoir passé en revue les différentes thèses sur l’origine sociale de l’élite dirigeante pour 1956, il la définit à la suite  de beaucoup d’autres comme étant une petite bourgeoisie émanant essentiellement des villes côtières et des villages du Sahel, dont le lieu du savoir et d’enseignement ayant assuré son homogénéisation intellectuelle est le collège  Sadiki, avec les lycées franco-arabes, et dont le cadre politique lui ayant permis de mettre le trait d’union avec les masses est le Néo-destour. Portée par cette origine sociale et par une vision claire sur le  «Que faire?», cette élite a su très rapidement instituer la rupture avec l’ancien régime, à commencer par  les anciennes classes dirigeantes, à savoir la notabilité religieuse restée sectaire et réfractaire au changement, la bourgeoisie traditionnelle, les notables liés au maghzen beylical et les grands propriétaires fonciers.

Portée par une vision savamment réfléchie, cette élite a su mener simultanément et en cohérence trois grandes tâches: décolonisation et recouvrement de la souveraineté nationale, modernisation de la société et des institutions de l’Etat et relèvement socioéconomique.

Cette petite bourgeoisie au pouvoir a pu prioriser les tâches qui lui permettront d’établir le grand projet d’un Etat social et moderne en assurant de la sorte:

La transition éducationnelle, celle sanitaire et épidémiologique, celle culturelle, celle menée par une décolonisation de l’économie et de rupture avec le capitalisme colonial et enfin, et pas la moindre, une transition sociale, qui par le biais du système méritocratique remplaçant celui des héritiers et de la reproduction des classes sociales, a visé à élargir les chances pour tous et toutes et à entraîner des mutations sociologiques pour l’instauration d’une société égalitaire.

En stratégie politique, tout cela était permis par la formation d’un bloc historique composé du Néo-destour, devenu PSD à partir de 1961, de la puissante centrale syndicale l’Ugtt et de toutes les autres organisations nationales, jusqu’à l’Unft, fondée en 1956 pour mettre au concret et accompagner une dimension importante de la modernisation sociétale, celle concernant les femmes et la nouvelle loi sur leur statut, à savoir le CSP.

Bien sûr, après tout cela, l’auteur n’a pas perdu de vue le caractère et la conduite autoritaire suivis par ces élites au pouvoir depuis 1956 concédant à Henry Moore que ce «développementalisme était despotique», il s’était, effectivement, fait sur un plan politique au nom de la «sacrée union nationale», al-wihda  al-qawmia dénoncée à l’époque par les rares voix qui étaient indépendantes du bloc monolithique Etat-parti et par le seul parti d’opposition, à savoir le Parti communiste, dénoncé donc comme étant un interdit de l’idée de lutte des classes et une épée de Damoclès  contre toute forme d’opposition ou de critique à l’égard de la politique suivie. Sur ce point et tout en adoptant  la voie de l’objectivité, Baccar n’a pas omis de se demander s’il n’était pas  anachronique de s’attendre- par rapport à l’époque- à une vision démocratique des choses.

Evidemment, ce n’est là qu’un survol rapide de la politique mise en œuvre dans  la phase de 1956-1969 , de ses orientations socioéconomiques et sociétales, de ses efforts de fondation et de construction nationale et de son contenu de classe dont l’auteur a suivi au plus près les méandres, la logique et les acteurs.

Une politique cohérente, offensive, radicalement transformatrice, efficace et, caractéristique remarquable, menée sur le plan générationnel par une équipe gouvernementale jeune dont la moyenne d’âge était autour d’une trentaine d’années. Une jeunesse qu’il oppose -  autant dire d’emblée - au règne de la gérontocratie qui va suivre pour 2011.

2011 des élites installées caractérisées par une «politique» passive 

Pour cette partie importante du livre qui s’intéresse à un moment qui engage notre présent et même notre avenir et dès le titre, la couleur est annoncée et le ton aussi.

Baccar Gherib y va sans concession et il y va même au marteau, et ce n’est pas sans raison.

«Les tâches, dit-il,  que les élites se sont données dès leur entrée en jeu après le 14 janvier 2011 sont des tâches en deçà de celles qui ont été portées par les journées révolutionnaires… et même ces tâches tronquées n’ont pas pu finalement être achevées… car, alors même que les slogans, l’identité des acteurs protestataires et la scénographie de la révolution concordent à indiquer la direction vers la question sociale et vers celle de la remise en cause d’un modèle de développement encastré dans le système financier néolibéral, plus perverti encore par les caractéristiques d’un capitalisme de copinage et de familialisme, les élites de 2011 se sont engagées dans une «transition démocratique» axée sur la mise en place d’une démocratie procédurale ne prenant en compte que le caractère politique du moment révolutionnaire».

Or, explique-t-il, faire de cette transition démocratique une tâche prioritaire revient à dire que le combat contre l’ancien régime ne vise pas le système dans sa totalité mais uniquement la façon dont celui-ci est dirigé.

Et, on voit là Baccar Gherib mettre le doigt sur le malentendu qui a frappé  rapidement, comme une malédiction, la Révolution, un malentendu gravissime. Et il rappelle ici que ce «processus rapide» qui a permis de transférer les objectifs de la révolution du terrain socioéconomique vers celui politique a été inauguré et poussé par l’option de la Kasbah II pour l’élection d’une assemblée constituante et qu’il a été tout de suite après avalisé par la victoire électorale des islamistes en octobre 2011 et l’avènement du gouvernement de la Troïka.

Mais comment cette déviation, péché originel, dirions-nous,  a été possible?

Pour l’auteur, la cause première revient au fait que «ce sont les classes moyennes supérieures qui ont pris le contrôle du moment révolutionnaire et l’ont transformé en une protestation libérale axée sur le droit».

«Classes moyennes supérieures» donc, mais non satisfait du manque de rigueur de la nomination, sociologiquement parlant, l’auteur revient sur la notion de classes moyennes supérieures pour les définir comme étant une formation hétéroclite sur le plan idéologique et une sorte de conglomérat qui, sur le plan social, regroupe aux côtés des patrons de PME, les professions libérales et les hauts cadres du privé et du public, soit une catégorie  sociale aisée, qui bénéficie de moyens et de différentes formes de sociabilités lui permettant de se protéger des méfaits sécuritaires de l’autoritarisme, qui détient un capital économique ou culturel ou les deux à la fois et qui bénéficie de la capacité de manier un discours politique. Ce sont d’ailleurs, ajoute l’auteur, ces classes mêmes qui investissaient, avant et après 2011, les partis politiques et les organisations de la société civile, ce qui explique du même coup la nature de leur rendement politique et social ainsi que ses limites. Ce sont ces mêmes classes sociales qui étaient dans les principales institutions de la «transition démocratique» comme la Haute instance pour la réforme politique et la réalisation des objectifs de la Révolution, et ce sont encore elles qui étaient dans les premiers gouvernements provisoires de Mohamed Ghannouchi et de BCE en l’occurrence,  gouvernements qui ont été soutenus et renforcés par l’arrivée d’individus de la diaspora des affaires et du réseau des grandes écoles françaises l’Atuge, que Baccar Ghrib qualifie de «jeunes loups de l’économie mondialisée».

Des élites qui, en conséquence de l’option politique qu’ils prennent, ont conservé la même distribution du pouvoir politique, social et économique portant par cette sorte de conservatisme des coups durs à  la scène et aux espoirs portés par le moment révolutionnaire:

1- Elles ont commencé par défaire le bloc historique qui les a réunis le 14 janvier aux classes déshéritées des villes et des régions en signant de la sorte «leur première trahison».

2- En mettant en avant la question politique, ces élites ont participé à la réduction du débat à la dualité islam/modernité

Islam/identité
Islam/libertés individuelles

A savoir mobiliser toute l’énergie autour de ces questions « en poussant au repli ceux qui étaient sensibles à la question sociale d’abord et à en arriver, ensuite, à une révision à la baisse des ambitions démocratiques par l’acceptation d’une simple démocratie procédurale», un minimum juste suffisant  pour la  gestion de la conflictualité aiguë entre les deux pôles. 

3- En donnant la priorité à la raison juridique qui tout de suite après le 14 janvier a monopolisé, quasiment, le débat public dans l’optique d’encadrer la révolution par le droit, ces élites au pouvoir et contrairement à celles de 1956, ne se sont jamais outillées d’une raison économique.
L’une des preuves de cette indigence économique du politique est le recours aux gouvernements de technocrates d’où, nous dit l’auteur, «l’alternance depuis 2011 entre gouvernement de technocrates sans projet politique et gouvernement politique sans projet économique».

D’ailleurs, cette indigence de la raison économique ou son absence même est, au dire de l’auteur, une tare caractérisant tous les partis politiques, y compris «chez celui qui n’a pas su reconvertir son succès électoral éclatant de 2014 en succès politique», car «ayant été construit pour gagner des élections, il a édifié ses structures dans les régions, notamment autour de notables locaux, ce qui a fait en sorte que dans Nidà tounès, le milieu partisan est davantage constitué par des milieux sportifs et économiques que par des entrepreneurs de cause sensibles aux enjeux sociétaux»

4- La conséquence de ce qui a précédé est qu’en se mettant au-devant de la scène politique, ces élites  n’ont pas réussi à rompre avec l’ancien ordre. Pire, elles n’y ont même pas pensé. Cet ordre même qui est caractérisé par l’hégémonie de l’économie libérale et  par celle d’une oligarchie affairiste et rentière enfantée par le capitalisme de copinage pendant le règne de Ben Ali.

N’ayant même pas été identifiées, cette oligarchie affairiste et ces aristocraties du capital parasitaire et rentier ont au contraire continué à prospérer, à connaître une phase d’ascension et à acquérir même une marge dangereuse d’autonomie et de manœuvre par rapport au pouvoir en place.

Et pour conclure sur ce point, l’auteur estime que «10 ans après, nous n’eûmes droit qu’à du Ben Ali détérioré…, que tout annonçait  que la voie suivie est celle de l’échec », échec qui n’a pas tardé à se montrer, car au bout d’une décennie, les contradictions d’un système de démocratie, amputée de sa dimension socioéconomique, ont fini par ruiner ce même système,  «tout s’écroule  comme un château de cartes et tout y passe, à commencer par la Constitution de 2014», conclut l’auteur qui poursuit en indiquant «qu’au mépris de ce qui a été à l’origine de cette révolution et de ses revendications sociales et qu’en l’absence d’une raison politique et économique, il n’est resté de place qu’à ceux qui sont avides de pouvoir et de butin».

Misère de la politique, dirions-nous.

Enfin, pour compléter le tableau, et en intégrant ce dernier point dans un chapitre qu’il a intitulé «Grandeur et décadence des forces sociopolitiques organisées», ce qui en soi connote déjà beaucoup de choses, l’auteur n’a pas omis de regarder du côté de la centrale syndicale pour souligner deux de ses plus graves manquements quant aux tâches  qu’elle se devait de  jouer vis-à-vis de la révolution , d’abord le non-maintien de l’alliance qu’elle a réalisée pendant la séquence révolutionnaire avec les couches les plus marginalisées comme les chômeurs et les jeunes des quartiers et des régions défavorisés, ensuite sa posture étroitement corporatiste. Manquements qui, en dehors du rôle important qu’elle a joué pour désamorcer la crise de l’été 2013, l’ont éloignée de la stature qu’elle a  prise depuis sa naissance, celle d’une force sociale et nationale.

Voilà, j’en arrive à la fin de ce plaisir de lecture, mentionnant la note d’espoir à l’attention des nouvelles générations par laquelle Baccar Gherib clôt son livre, livre qui aurait pu s’intituler à la manière de Marc Bloch «L’Etrange Défaite», mais enfin, je pense que l’auteur a beaucoup fait pour en percer le secret.

Une présentation ne peut pas tout dire de la richesse d’un livre, j’espère seulement avoir été fidèle à ce qu’il y a d’essentiel dans  son continu.

Baccar Gherib, 2011 au miroir de 1956
Pourquoi avons-nous échoué là où ils ont réussi ?
Ed, Nirvana octobre 2024

Latifa Lakhdhar




 

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