Isabelle Joumard: Les pays émergents ne sont pas tous logés à la même enseigne face à la crise Covid et à la réorganisation des chaines de valeur mondiales
Par Isabelle Joumard. Economiste principale et responsable du bureau géographique Inde/Tunisie à l’OCDE - L’impact de la crise sur les pays de la région MENA risque d’être plus violent que pour les autres pays émergents à court terme. Plusieurs raisons à cela. Premièrement, les pays MENA sont plus engagés dans le commerce international que la plupart des pays émergents. La part des exportations et des importations dans le revenu national y est bien supérieure à celle de nombreux pays d’Amérique latine et d’Asie; la Tunisie est l’un des pays de la région le plus ouvert sur l’extérieur (graphique 1).
1. L’intensité du commerce est mesurée par la somme des importations et des exportations en % du PIB.
Source : Banque mondiale, Indicateurs de développement mondial (WDI).
Les pays ouverts sont de fait fortement affectés par la fermeture des frontières et les mesures de confinement mises en place à travers le monde qui bloquent leurs chaines d’approvisionnement et assèchent la demande pour les biens et services qu’ils produisent. Deuxièmement, la situation sur le marché de l’emploi y est déjà précaire, avec des taux de chômage souvent élevés. La crise va se traduire par une hausse du chômage dès lors que le secteur exportateur et celui du tourisme, aussi fortement touché, sont des gisements d’emplois (graphique 2). Troisièmement, les marges de manœuvre budgétaires sont faibles, avec un ratio dette publique au PIB souvent élevé. Enfin, le financement extérieur sur les marchés de capitaux est rendu difficile du fait du niveau déjà élevé de la dette externe dans certains pays de la région.
Source : Institut national de la statistique.
Au-delà de ces fragilités à court-terme, la possible ré-organisation des chaines de valeur mondiales est autant un risque qu’une opportunité à saisir à moyen-terme. Risque, car des entreprises et des pays pourraient privilégier le rapatriement national des sites de production pour réduire leur dépendance vis-à-vis de l’étranger dans certains secteurs stratégiques. L’investissement et les revenus d’exportation de la région MENA seraient alors durablement affectés. Notons néanmoins qu’avant même la crise sanitaire, le regain des tensions commerciales, les progrès technologiques et les contraintes du « just-in-time » jouaient dans le sens de chaines de valeur plus courtes. Opportunité car certaines entreprises européennes pourraient opter pour la diversification : se fournir moins auprès des grands pays asiatiques au bénéfice des exportateurs des pays MENA et/ou déplacer leurs sites de production dans la région.
Il y a des opportunités à saisir, notamment pour la Tunisie, moyennant des réformes.
La Tunisie a des atouts et son insertion dans les chaines de valeur mondiales est prometteuse : positionnement géographique aux confins de l’Europe et de l’Afrique, investissement de longue date dans l’éducation, spécialisation dans des créneaux d’avenir, notamment le secteur pharmaceutique ou celui des technologies de l’information. Son attractivité pâtit néanmoins de la prolifération de réglementations et de procédures administratives souvent tatillonnes, des réglementations relatives à l’investissement étranger plus restrictives que la plupart des pays de l’OCDE et qu’en Égypte et au Maroc, des délais de passage des frontières (douane et logistique des transports) souvent plus longs qu’ailleurs. Certains investisseurs se plaignaient aussi d’un déficit de compétences, alors que 28% des diplômés de l’enseignement supérieur étaient au chômage.
Les entreprises entièrement exportatrices, qui bénéficient d’un cadre réglementaire allégé et de temps d’attente aux frontières favorables, ont fait la preuve du potentiel de l’économie tunisienne. Elles représentent 80% des exportations totales de la Tunisie (hors-énergie). Il est temps de simplifier les réglementations et les procédures administratives pour toutes les entreprises et d’œuvrer à une meilleure adéquation de la formation professionnelle aux besoins des entreprises dans un contexte de progrès technique rapide. Outre l’effet sur l’attractivité de la Tunisie, cela créera des emplois et des revenus pour les tunisiens.
Isabelle Joumard
Economiste principale et responsable du bureau géographique Inde/Tunisie à l’OCDE
Intervention présentée lors du webinar organisé par le laboratoire d'Intégration Economique Internationale sous la direction de Fatma Marrakchi Charfi le 15 mai 2020. Thème : Covid-19 : Quelles opportunités pour la Tunisie dans une réorganisation des chaines de valeurs mondiales.
Participants :
. Fatma MARRAKCHI CHARFI, Professeure universitaire en Science Economique et Directrice du Laboratoire d’Intégration Economique Internationale,
. Ferid Belhaj, vice-président, Middle East and North Africa Region, à la Banque mondiale,
. Isabelle Joumard, Economiste principale, OCDE
. Riadh Ben Jelili, Directeur de recherche et d’analyse du risque pays Compagnie Arabe pour la Garantie des Investissements et des Crédits à l’Exportation, Koweït
. Jean-Marc Siroën, Professeur émérite à l’Université PSL Paris-Dauphine
Lire Aussi
• Ferid Belhaj: Mettre la crise à profit pour avancer
• Riadh Ben Jelili: Covid-19, balance des paiements et crédits à l’exportation
- Ecrire un commentaire
- Commenter