Opinions - 15.04.2020

Hédi Ben Abbes: Pas de Nation sans une nouvelle «Narration»

Hédi Ben Abbes: Nation et Narration

Les crises de toutes sortes et les crises sanitaires en particulier, qui ont jalonné l’histoire depuis le 2e siècle de l’ère chrétienne ont contribué à l’émergence de l’idée de la Nation. Si l’étymologie du terme « Nation » veut dire naissance, cette naissance est multidimensionnelle et multiforme. Disons pour simplifier que les crises collectives rappellent à l’Homme quelques vérités immuables relevant de tout ce qui nous unit et nous oblige à nous envisager non pas comme individu mais plutôt comme communauté. Ainsi, la notion de « Nation » ne peut être séparée de celle de la communauté de destin, et de la nécessité d’envisager ce qui nous rassemble (langue, territoire, culture, religion, institutions, Etat) comme fondements du vivre ensemble, comme biens communs qui unissent et distinguent à la fois. Unité d’autant plus nécessaire quand elle est provoquée par la vulnérabilité généralisée face à un danger qui n’épargne personne d’où la nécessité d’envisager des solutions communes.

Les crises opèrent ainsi comme des piqûres de rappel de tout ce qui nous unit et nous rassemble sur fond d’interdépendance et de solidarité. Deux évènements majeurs récents sont venus nous rappeler de la manière la plus concrète possible, ce qu’est une Nation et comment retrouver les liens qui fondent l’unité Nationale. Le premier fut la Révolution de 2011 au lendemain de l’effondrement de l’Etat-Nation dont les composantes furent soudées par la vulnérabilité commune face à la répression et la peur. Répression et peur sont au fondement de l’individualisme et de la guerre de tous contre tous. Dès lors que la répression et la peur furent dépassées, les composantes de la société avaient tout d’un coup redécouvert que « l’autre » n’était pas forcément une menace sur l’individualité mais plutôt un accroissement de soi. Les Tunisiens ont alors commencé à envisager ce qui lie les composantes de la société, ses forces et ses faiblesses et envisager par là même des solutions collectives, solidaires voire citoyennes. Une véritable piqûre de rappel des fondements même de la Nation.

Désillusion postrévolutionnaire

Nombreux sont ceux qui répètent à l’envi, non sans une pointe de nostalgie et de jubilation, les beaux jours qui ont suivi le départ du dictateur et l’élan de solidarité, voire de fraternité, qui a caractérisé le comportement des Tunisiens alors que l’Etat et ses institutions étaient au plus mal. La Nation avait pris la relève à l’Etat régalien, de sorte que le territoire, la langue, la religion, la culture ont alors servi d’éléments fédérateurs garants de la paix sociale. Cette solidarité et cette prise en compte de « l’autre » n’a duré que quelques semaines avant que les institutions de l’Etat ne retrouvent leurs fonctions et ne rassemblent les Tunisiens sous l’autorité de la loi, laquelle loi était devenue d’un coup obsolète étant donné que nous étions censés passer d’un régime de répression à un régime de liberté.

La Nation avait alors sauvé l’Etat et comme l’Etat est une composante indispensable dans l’organisation de la Nation, il était alors impératif de repenser l’Etat et ses fondements institutionnels : (Assemblée constituante, rédaction d’une nouvelle Constitution, mise en place de nouvelles institutions et mécanismes de gestion du pouvoir et de ses contre-pouvoirs, liberté sous toutes ses formes). Le retard enregistré dans la mise en place effective de ses nouvelles règles de fonctionnement de l’Etat est à l’origine des doutes, des tergiversations et des mouvements de nostalgie envers l’ancien régime et son modèle d’unité sous la contrainte et le retour de l’individualisme et du chacun pour soi.

La question qui se pose alors, comment redonner à la Nation et toutes ses composantes, y compris l’Etat, le rôle fédérateur qui lui est consubstantiel et faire émerger la solidarité comme moyen et la citoyenneté comme objectif ? L’Etat sous son nouveau modèle de gouvernance étant en devenir, le scepticisme quant à l’émergence d’un Etat fondé sur les droits et les devoirs a ravivé l’instinct de survie et l’égoïsme a progressivement repris le dessus sur la solidarité. La vulnérabilité crée la peur et la peur crée soit la solidarité, soit l’égoïsme, voire la guerre de tous contre tous. L’éternel débat sur l’état nature selon que l’on soit respectivement de l’école de John Locke ou de celle de Thomas Hobbes.

Cette même peur et la vulnérabilité qui l’accompagne face à la pandémie du Covid-19 a, à nouveau, mis en évidence l’importance de la Nation et la solidarité entre ses différentes composantes. L’Etat gestionnaire des ces différentes composantes de la Nation, sous les ordres de l’exécutif, a un rôle primordial à jouer non seulement pour éliminer le danger sanitaire mais aussi pour redonner à la Nation ses lettres de noblesse à travers l’exaltation du sentiment National, de la solidarité, de la responsabilité individuelle et collective. De l’efficacité de l’appareil exécutif de l’Etat dépendra alors l’émergence d’une Nation revigorée et d’une communauté de citoyens et non celle de « sujets ». C’est en cela que la souveraineté individuelle et collective dépend étroitement de notre conception de la Nation comme le stipule clairement l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme affirmant que nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’émane pas expressément de la Nation.

La solidarité et l’élan National provoqués par la crise du Covid-19 ne doivent pas déboucher sur une deuxième désillusion, semblable à celle de l’après 14 janvier 2011. Comment peut-on conserver, voire approfondir ce sentiment national et le comportement citoyen qu’il induit et favoriser ainsi l’émergence d’une communauté de citoyens dans un Etat de droit ? L’un des éléments de réponse réside dans la mise en place d’une nouvelle « narration ».

La Narration

Les composantes d’une Nation ne sont ni homogènes, ni uniformes, les différences de toutes sortes y sont consubstantielles. Il est, certes, bien plus simple de maintenir la cohésion, même de manière factice, de toutes les composantes d’une Nation par la contrainte, que de gérer ses différences dans un espace de liberté et d’exaltation des différences. Dans un contexte de liberté, les différences (sociales, économiques, régionales, linguistiques, religieuses) trouvent expression et si l’on n’y prend pas garde elles peuvent être à l’origine de conflits et d’affrontement. Nous connaissons bien des exemples de conflits violents ayant pour origines les différences religieuses, régionales, linguistiques, économiques et sociales. Si on enlève la contrainte et la peur, ces différences deviennent le combustible dont se serviront les fanatiques, les populistes et les arrivistes politiques pour dresser les uns contre les autres et se frayer un chemin vers le pouvoir après avoir disloqué en miettes la Nation. Pour prévenir contre ce danger et redonner à la Nation une cohésion tout en respectant les différences et les libertés, les solutions techniques ne suffisent pas, il leur faut une « narration » pour donner corps à cette Nation. Une « narration » qui canalise toutes les différences et les fait converger vers un objectif commun. Pour ce faire il faudrait d’abord répondre à la question suivante:

Comment peut-on passer d’une gestion répressive des composantes de la Nation avec toutes les différences qu’elle comporte, à une gestion sous la bannière d’un Etat démocratique soucieux du respect des différences et des libertés qui lui sont rattachées ?

Après presque une décennie de transition nous pouvons affirmer que des progrès, certes insuffisants, ont été réalisés sur le plan institutionnel et politique, mais il reste beaucoup à faire sur le plan technique pour mettre en place tous les mécanismes de pouvoirs et de contre-pouvoirs et garantir les libertés individuelles et collectives au sein d’un Etat de droit. Mais la cohésion d’une Nation ne se limite pas uniquement au bon fonctionnement des institutions de l’Etat. La culture démocratique ne peut être décrétée non plus. Elle a son propre rythme et suit un chemin parallèle à celui de l’agenda politique. On ne peut être citoyen, qu’une fois la culture démocratique, autant qu’elle implique respect des différences et donc des minorités, constitue la matrice à partir de laquelle s’élaborent les projets communs.

Il serait naïf de croire que l’on puisse atteindre un consensus fédérateur de toutes les composantes de la société, tant les intérêts des différents groupes sociaux et économiques sont divergents. On peut néanmoins, a minima, imaginer une convergence d’intérêts qui constituent un socle commun. Il est évident que toutes les composantes sociales et économiques, hormis les plus radicales d’entre-elles, de la Nation tunisienne aspirent à la mise en place d’un système éducatif, de santé, tout en ayant accès au confort matériel, dans le respect de la dignité humaine sous toutes ses formes. A partir de ce socle commun on peut élaborer une narration nouvelle. Nouvelle dans sa conception, mais fruit de l’histoire et de l’expérience collective.

Le Projet National

Une « narration » n’est pas une fiction, ni même une construction théorique déconnectée du réel. Bien au contraire, une « narration » est le ciment qui relie les parties, en l’occurrence les composantes de la Nation dans le cadre d’un projet national commun. Cette « narration » vise à transformer le réel et le faire coïncider avec les aspirations d’un peuple pris dans le courant de son histoire nationale, laquelle histoire est aussi partie intégrante de la grande histoire mondiale caractérisée par l’internationalisation des échanges.

Une « narration » c’est aussi une vision qui part en spirale depuis le passé aspirant à un meilleur avenir qui corrige les excès du présent. Si la nouvelle narration récuse les excès des idéologies, elle ne peut faire abstraction de la pensée idéologique, même si cette dernière peut prendre une forme hétéroclite et inédite. Nous savons à présent que le clivage Gauche/Droite qui avait permis de réduire les inégalités dominantes au 19e siècle et introduit des droits sociaux à partir du milieu du 20e siècle, ce clivage a enregistré une dérive libérale inégalitaire à partir de la décennie 1980-1990. Depuis les années Reagan/Thatcher le monde a vécu sous le règne de la financiarisation de l’économie et la concentration des richesses. Un tel système a atteint ses limites et risque d’engendrer des tensions sociales, voire des conflits de plus en plus violents. Il est alors important d’imaginer une nouvelle « narration », un nouveau projet de rupture.

La plupart des voix qui s’élèvent aujourd’hui, un peu partout dans le monde pour dénoncer l’impressionnante ampleur des inégalités, proposent souvent des projets « correctifs » dont l’objectif consiste à « raboter » les excès du système, à les rendre moins flagrants sans pour autant introduire de rupture paradigmatique. La nouvelle « narration » ne peut que s’inscrire dans un projet de rupture ayant comme objectifs : la réduction des inégalités, la prise en compte des couches sociales défavorisées à travers un accès libre et de qualité aux fondamentaux que sont la santé, l’éducation, la culture, l’énergie et le transport. La nouvelle narration se doit d’organiser la vie économique et sociale autour de la préservation de la planète et du bien-être collectif. Cette « narration » se doit d’offrir une nouvelle perspective riche des expériences historiques dans la gestion des inégalités et des richesses, sans perdre de vue ni le désastre communiste ni l’arrogance outrancière du néolibéralisme. Nous pouvons envisager une forme de socialisme participatif comme le décrit Thomas Piketty dans son ouvrage Capital et Idéologie : « une nouvelle perspective égalitaire à visée universelle, fondée sur la propriété sociale, l’éducation et le partage des savoirs et des pouvoirs. »

La Tunisie qui depuis une décennie tâtonne, improvise, tergiverse sans cap ni boussole se doit aujourd’hui de lancer un débat national pour l’élaboration d’un projet national à visée égalitaire et non égalitariste. Un projet pour lequel il faut imaginer de nouvelles formes de gouvernance, une nouvelle organisation économique et sociale visant à améliorer les conditions de vie de l’ensemble des composantes de la société rejetant aussi bien l’égalité absolue que le darwinisme économique et sociale. Souder la nation autour d’un projet commun, jouissant du plus large consensus possible est un objectif réaliste et réalisable à condition que toutes les forces vives de la nation se mettent à réfléchir sur le devenir de la Tunisie en cette période de changements drastiques dans les relations d’échanges internationaux. La résurgence du nationalisme économique et social, du populisme qui en est l’instrument politique, la dissonance qu’un tel phénomène provoque par rapport aux règles des échanges à l’échelle mondiale, nous obligent nous Tunisiens à définir notre stratégie en tenant compte de ces bouleversements majeurs.

Historiens, sociologues, politologues, prospectivistes, économistes et bien d’autres disciplines peuvent, voire doivent, se pencher sur cette question de la nouvelle « narration » pour un nouveau projet national et contribuer ainsi à alimenter les acteurs politiques en matière de perspectives d’avenir à partir desquelles ils pourront alors élaborer les politiques publiques. J’appelle de tous mes vœux à la tenue d’un tel débat national autour du « projet pour la Tunisie », pour un « Nouvel Ordre National » à travers la mise en synergie de toutes les compétences dont regorge notre pays.

Hédi Ben Abbes (Le 15 avril 2020)
Ancien Secrétaire d'Etat aux affaires étrangères
Ancien conseiller diplomatique du Président de la République
Maître de Conférences à l'Université de Besançon (France)





 

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2 Commentaires
Les Commentaires
Farhat TAYEB - 16-04-2020 11:31

Voir aussi l'article de Jamel Gamra: le concept de reconfiguration . Pour les 2 articles, je pense que le plus important, le plus critique est le délai dans lequel doit être réalisé et accepté l'Audit , l'état des lieux... Au plus tôt c'est meilleur sera la stratégie de re-configuration et de relance.

Touhami Bennour - 19-04-2020 01:27

Vous permettez une remarque, Monsieur, il ya le travail et la difference entre le travail manuel et le travail intellctuel. Dans tous le monde arabe le travail manuel est meprisé ( corvée) reservé aux exclaves.En Occident ca disparu il ya longtemps. Des intellectuels ont contribuer dans cette lutte, comme Victor hugo ( les misérables) qui le voulait pour les colonies malheureusement. Il ya d´autres clivages comme L´ argent et les classes, mais ces elements existent partout.

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