Houssein Mouelhi: Resserrer les rangs autour de la Banque Centrale de Tunisie et des banques!
La lutte contre la pandémie provoquée par le virus SARS-CoV-2 a déclenché une guerre planétaire qui se déroule sur deux fronts le premier sanitaire et le deuxième économique. Une guerre qui se joue en direct sous nos yeux. Une Guerre inédite, contre le temps, mettant les autorités de tous les pays du monde et en particulier celles des pays les plus pauvres devant un arbitrage voire un dilemme cornélien entre urgence sanitaire et urgences économiques et sociales !
Une crise économique brutale et dévastatrice frappe la Tunisie de plein fouet alors qu’elle n’y était pas préparée et qu’elle s’apprêtait à reprendre son souffle. Selon l’indice de résilience face à la pandémie calculé par la BERD, la Tunisie est classée 27ème sur 38 pays, donc plutôt vulnérable. Pénalisée en cela principalement par son faible taux d’employés bénéficiant d’un contrat de travail permanent et donc par leur incapacité à tenir face à un confinement de longue durée.
Des échanges stériles éclatent ici et là rappelant aux Tunisiens leur incapacité -aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix- à débattre sereinement et à faire les choix difficiles de modèles économiques et de sociétés.
Alors que certains tiennent des discours prônant le sens des responsabilités, se disant prêts à l’affronter avec courage, dans la transparence, en fédérant toutes les forces vives de la nation sans dénigrement, et en rappelant qu’il faut garder le cap -en même temps- sur le front des réformes, d’autres comme pris de panique et tétanisés par le choc de la crise, ont très vite fait de réveiller les vieux démons de la lutte des classes et des profits engrangés par le capital. Ils réclament à cor et à cri des mesures faciles à annoncer mais difficiles à défendre. Ils exigent l’obtention des aides là où l’argent leur semble abondant, chez les acteurs les plus visibles, et au premier rang desquels les banques.
Ils oublient que ces dernières auront besoin de toutes leurs forces et de tous leurs moyens pour faire face à une crise sans précédent ayant poussé les autorités monétaires à leur enjoindre de s’abstenir de distribuer des dividendes. Tant il est vital pour les banques de garder leurs réserves pour résister à la crise, soutenir la survie des entreprises, et financer une économie plongée dans le coma, en restructurant très rapidement un nombre incalculable de crédits pour tous les acteurs économiques qu’ils soient particuliers ou entreprises et professionnels. Une gageure qui met les banquiers aux premiers rangs des soldats de la nation dans cette guerre !
L’un des enseignements de la grande dépression est sans équivoque : s’attaquer aux banques en temps de crise est la meilleure façon de s’y enfoncer davantage ! Car elles se crispent et deviennent encore plus averses aux risques. Au contraire, il faut les soutenir car elles constituent le navire amiral de la guerre contre la récession et un acteur précieux et incontournable pour la reprise.
Les diaboliser, voire les incriminer en raison de leurs bénéfices mirobolants relève plutôt du populisme. D’abord parce que ces bénéfices sont plus le fait de l’inflation que d’une performance intrinsèque au secteur. Une fois ces bénéfices convertis en dollars leur croissance est à peine comparable à celle de l’industrie à l’échelle mondiale. Ensuite parce qu’il leur reste à relever des défis majeurs liés au coût du risque et aux créances non performantes, à la solvabilité, et à la liquidité d’une part et au modèle économique en général d’autre part.
Tout bilan de l’action et du rôle des banques -s’il en fallait un- devra attendre que la tempête se calme !
En dépit des mesures de détente des règles prudentielles de couverture des risques et de liquidités prises par la Banque Centrale, le scénario de recapitalisation des banques publiques réalisée au lendemain de la révolution à hauteur de plus d’un milliard de dinars risque fort de se reproduire, cette fois-ci pour toutes les banques, et le contribuable risque à nouveau d’être appelé à mettre la main à la poche. Surtout si le déconfinement n’est pas décidé dans les prochains jours !
Mais l'idée ou la proposition la plus controversée, a été sans nul doute celle qui appelait à faire chauffer la planche à billets et à ouvrir les vannes de la création monétaire au Trésor. Et comme pour donner de la crédibilité à ladite mesure, elle a été assortie d’une limite de 5% du PIB soit plus de 5 milliards de dinars. Face à l’ampleur de la menace il est à la fois difficile de l’accepter ou de la balayer d’un revers de main sans un une réflexion sérieuse, loin de toute polémique improductive !
Oui à l’indépendance de la BCT et à la priorité aux marchés des capitaux
En temps normal, cette mesure n’est d’aucun apport par rapport aux mécanismes de marché actuellement en place. Jusque-là, ces derniers ont en effet permis au Gouvernement de lever autant de bons du Trésor qu’il l’a souhaité. La BCT a les moyens de soutenir le Gouvernement tant sur les quantités que sur les coûts de l’émission des bons du Trésor. Elle pourrait à tout moment lancer un appel d’offres soit en pension livrée, soit en acquisition ferme de bons du Trésor pour injecter des liquidités conséquentes dans le marché. En augmentant les prix des bons du Trésor achetés, elle acculera les banques- à la recherche de liquidités et de plus-values- à y répondre favorablement. Elle fera aussi baisser les rendements à moyen et long terme, en cohérence avec la baisse récente et celles attendues de son taux directeur. Cela permettrait aux banques - cherchant à rattraper leur retard en termes de revenus - de financer les entreprises et le Trésor en quantités suffisantes et à des taux plus bas.
Cette mesure risque de bafouer certaines règles de bonne gouvernance. Le financement du Trésor selon les mécanismes du marché permet un minimum de transparence et de contrôle du financement des gouvernements, de ses conditions et de son utilisation. Il contribue à rationaliser -sans en garantir le résultat- le comportement d’un acteur aussi important et systémique que le Trésor.
Cette mesure est contraire à la loi. L’indépendance de la BCT est reconnue par la Constitution grâce au mode de nomination et de destitution de son Gouverneur à la majorité des élus. Elle est également consacrée par ses statuts ayant force de loi. Cette indépendance est un acquis à préserver surtout dans une démocratie où la séparation et l’équilibre des pouvoirs sont des principes fondamentaux. Peut-on dans ce cas se permettre de la mettre entre parenthèses au gré des crises et de la réactiver en temps ordinaire ? Le capital confiance dans notre monnaie risquerait d’être encore mis à mal.
L’indépendance de la BCT est aussi importante que celle de la justice. Les juristes et les économistes n’auraient aucun mal à s’en convaincre l’un et l’autre. Son asservissement aurait pour conséquence la détention d’un pouvoir absolu sur la création monétaire, sur les taux d’intérêt, et sur la supervision des banques pouvant engendrer des abus et une perte de crédibilité auprès des partenaires et des bailleurs de fonds internationaux.
Parce que la lutte contre l’inflation est un noble objectif, permettant de limiter la baisse du pouvoir d’achat et de protéger l’épargne. Source de stabilité, il mérite qu’une Institution indépendante s’y consacre pleinement. Cet objectif est par ailleurs très difficile à atteindre et rend le travail des banques centrales critiquable à souhait. L’inflation est un peu comme la pression artérielle, trop faible ou trop élevée elle devient source d’inquiétude. Les remèdes ne sont jamais simples. L’absence de contre-indications est extrêmement rare. La présence d’effets secondaires très fréquente. Quant au dosage il nécessite un ajustement continu !
Enfin, parce que cette indépendance n’est pas synonyme d’absence de soutien ni d’opposition au Gouvernement. Au contraire. J’en veux pour preuve le soutien sans précédent apporté durant la crise de 2008, par les banques centrales des plus grandes économies occidentales, réputées les plus indépendantes. Tirant les leçons des conséquences de l’absence de soutien aux banques durant la grande crise de 1929, les Gouvernements n’ont pas hésité à recapitaliser les banques publiques et privées, les banques centrales ont injecté des sommes inouïes, dépassant les 20% de leurs PIB. Elles ont décrété des mesures dites non conventionnelles achetant à bras le corps toutes sortes d’actifs y compris des obligations d’entreprises, parfois pourries. Et surtout elles ont rassuré. La phrase prononcée par Mario Draghi ancien Gouverneur de la BCE restera dans les annales de l’économie : « whatever it takes » !
La réponse à la crise provoquée par la pandémie du covid-19 a été encore plus rapide et énergique ! Gouvernements et Banques Centrales travaillent désormais main dans la main décrétant des aides d’une ampleur sans précédent atteignant les 8 000 milliards de dollars! Christine Lagarde a rapidement levé -sur ses livres- le verrou de la limite de 33% de détention d’une dette d’un pays de l’UE.
Maintenant on le sait, cela est désormais une doctrine : aucune banque centrale ne peut se féliciter d’un taux d’inflation maitrisé dans une économie en récession, au taux de chômage élevé et aux risques sociaux explosifs. Les banques centrales ont un second objectif plus important après l’inflation -certes parfois non déclaré, même si la Réserve Fédérale des Etats-Unis admet le plein emploi comme objectif- celui du dynamisme de l’économie et de la création d’emplois.
Les statuts de la Banque Centrale le confirment sans ambiguïté « l’objectif principal de la banque centrale est de maintenir la stabilité des prix. La banque centrale contribue à la stabilité financière de manière à soutenir la réalisation des objectifs de la politique économique de l’Etat y compris dans le domaine de développement et de l’emploi. Elle œuvre pour une coordination optimale entre la politique monétaire et la politique économique de l’Etat »
La Banque Centrale de Tunisie n’a pas dérogé à cette règle. Au lendemain de la révolution, pour absorber les chocs économiques, n’a-t-elle pas refinancé les banques avec plus de 16 milliards de dinars soit 16% du PIB ? N’a-t-elle pas maintenu le taux d’intérêt réel en territoire négatif dopant la consommation et les importations ? D’aucuns lui avaient d’ailleurs -malgré son indépendance- reproché une politique monétaire laxiste, à l’origine du creusement abyssal des déficits jumeaux et de l’inflation galopante. Il sera difficile d’expliquer pourquoi la BCT n’apporterait pas son soutien maintenant, alors que la Tunisie en a plus que jamais besoin.
Nous ne sommes pas en temps ordinaire, il faut parer à toutes éventualités et imprévus…par des mesures extraordinaires
La Tunisie s’est orientée vers l’abandon du financement direct du trésor par la BCT et l’instauration de l’indépendance de la BCT à un moment où ses agrégats macroéconomiques et son rating lui ouvraient l’accès aux marchés des capitaux extérieurs à des conditions très intéressantes. Elle a choisi le chemin le plus difficile mais le plus payant à long terme. Ce choix a été confirmé après la révolution.
Contrairement à la plupart des pays développés, un grand nombre de banques centrales de pays en voie de développement et dans une moindre mesure de pays émergents continuent à adopter des mécanismes de financement de leurs gouvernements. Ces financements sont pour la plupart prévus par la loi, de très court terme, remboursables dans l’année, représentant une fraction des recettes fiscales, et rémunérés aux conditions du marché.
L’accès aux marchés des capitaux suppose que ces derniers fonctionnent en continu et normalement.
La crise actuelle peut provoquer des dysfonctionnements voire des ruptures et des arrêts de ces marchés.
Par ailleurs, le pays étant quasiment à l’arrêt, la collecte des ressources fiscales connaîtra certainement des dysfonctionnements majeurs, voire un coup d’arrêt brutal, alors même que le Gouvernement a besoin de moyens énormes pour faire face à l’urgence sanitaire, économique et sociale ! L’aide en provenance de sources locales et extérieures risque de ne pas être suffisante !
Dans ce cas il impératif que des solutions de secours et d’urgence soient mises en œuvre ! Que la Tunisie ne soit pas obligée de recourir à ces solutions d’urgence sans cadre légal ! Il ne s’agit guère d’un retour en arrière ni d’un financement du Trésor à moyen et long terme, mais de parer à l’urgence en attendant le retour à la normale des mécanismes de marché !
La Banque d’Angleterre vient de confirmer la réouverture temporaire, durant la période de la pandémie, et en cas de besoin, du mécanisme de facilité au « Trésor de sa Majesté ». Réactivé en 2008, à l’occasion de la crise financière, ce mécanisme avait permis d’utiliser une sorte de découvert à hauteur de 20 milliards de livres. Il est important de souligner que celui-ci a confirmé que « le Gouvernement continuera d’utiliser les marchés comme principale source de financement, et que sa réponse à la pandémie sera entièrement financée par des emprunts additionnels dans le cadre des opérations normales de gestion de la dette. Outre le lissage des flux de trésorerie du Gouvernement, la facilité soutient le fonctionnement du marché en minimisant l’impact immédiat de la collecte de fonds supplémentaires sur les marchés ».
Voilà une vieille mesure, prise par l’une des plus vieilles banques centrales du monde dans l’une des plus vieilles démocraties du monde. Voilà une justification qui préserve aussi bien le Trésor que les marchés.
La jeune démocratie tunisienne peut s’en inspirer, en s’entourant des garanties constitutionnelles nécessaires ! ce ne serait pas comme financer un régime autoritaire ou une dictature. A condition de garder l’activation de la mesure entre les mains d’une autorité autre que celle de l’exécutif, de fixer une limite raisonnable et des conditions d’utilisations très stricte.
A titre indicatif, proportionnellement à la facilité accordée par la « Old Lady », la limite d’une pareille facilité en Tunisie serait de 1,2 milliard de dinars.
La Tunisie a des problèmes d’allocation de ressources rares auxquelles les réformes doivent s’attaquer pour le bien de sa jeune démocratie et de son économie chancelante. Une fiscalité injuste, un budget de l’État démesuré s’appuyant sur les salaires comme mode de redistribution donc forcément inégalitaire, une mauvaise allocation des aides sociales et des subventions avec des erreurs de ciblage, des encouragements et incitations aux résultats incertains, des priorités du refinancement et une distribution des crédits bancaires inefficientes sont autant de sujets qui mettent au grand jour les échecs des politiques économiques jusque-là poursuivies.
Il est heureux que la Banque Centrale dispose d’une certaine marge de manœuvre -quoique réduite par rapport à l’ampleur de l’actuelle crise- sur le refinancement (ramené à moins de 10 milliards de dinars) ainsi que sur le taux directeur et les réserves de change. Une sorte d’espace monétaire de 6 à 7 milliards de dinars acquis au prix de critiques acerbes et d’une forte résistance, qu’il va falloir savamment, promptement, mais sans précipitation utiliser.
Il ne faut pas perdre de vue les véritables enjeux de l’heure : combien injecter ? en faveur de quels acteurs prioritaires ? quand ? de combien baisser le taux directeur et les rendements des bons du Trésor ? Ces enjeux doivent faire l’objet d’échanges sereins avec le Gouvernement, dans le cadre légal de la coordination. Ce cadre d’échange est d’ailleurs régulé par plusieurs pays. Un compromis sera vite trouvé !
Dans ce cadre, les mesures visant à soutenir l’Entreprise devraient être renforcées, simplifiées et accélérées. Comparée aux montants des garanties de l’Etat accordées aux financements de la PME dans certains pays, celui accordé par la Tunisie est très faible. En France par exemple, où les crédits aux entreprises se montent à plus de 1 000 milliards d’euros (outre plus de 600 milliards financés par les marchés grâce aux banques), la mesure concernant la garantie à accorder par l’Etat français aux banques en contrepartie des crédits à accorder aux entreprises est de 300 milliards d’euros soit plus de 30% des encours de crédits bancaires déjà à la disposition des entreprises. De l’artillerie lourde ! Bien sûr il ne s’agit là que de mesurer l’ampleur des réponses apportées par certains pays à la crise.
Le recours aux reports des échéances de crédits utilisé après la révolution sera comme une goutte d’eau dans l’océan des pertes que subissent actuellement nos entreprises. Un mécanisme de financement à moyen terme (5 ans), portant sur une première enveloppe de 5 milliards de dinars (soit un peu moins de 8% des encours de crédits aux entreprises), couplant la garantie de l’Etat (90 % du crédit à accorder), au refinancement à 100% de la BCT (contre des garanties constituées de 75% du crédit à accorder et de 25% de bons du Trésor) doit être mis en place d’urgence. Pour limiter les risques systémiques, ce mécanisme qui vient en sus du report des échéances et de la prorogation des autorisations de crédits en cours, devrait concerner aussi bien la grande entreprise que les TPME et les professionnels, dans des proportions à fixer. Les secteurs de l’immobilier et de la finance devraient être exclus. La garantie doit être accordée sur la base de la perte du chiffre d’affaires en référence à celui réalisé en 2019 (2 à 3 mois de chiffres d’affaires, en fonction de la durée du confinement).
Le mécanisme doit concerner les créances classées saines au 31 décembre 2019. Pour des considérations de sauvetage, les entreprises ayant des créances classées en raison des impayés sur l’Etat devraient bénéficier de ladite garantie et du financement. Les états financiers de 2018 devraient être acceptés.
Les marges prélevées par les banques devraient être plafonnées à 1%, couvrant à peine le coût du risque. Le mécanisme devrait être géré par une seule autorité, la BCT, qui devrait : valider la décision de la banque (sauf exception, la décision de la banque devrait faire foi), confirmer la garantie de l’Etat, autoriser le refinancement et indemniser la banque en cas d’impayés. A posteriori, les contrôles des banques ainsi que le partage des risques entre la BCT et les diverses entités de l’Etat dont la SOTUGAR seront organisés. Enfin, les procédures de traitement des dossiers doivent être harmonisées et standardisées. Un système de suivi de la chronologie des demandes et des délais de réponse des banques doit être instauré. Les rejets par les banques devraient être motivés et un recours en médiation devant une cellule de crise gérée au sein de la BCT, devrait être possible.
La BCT a confirmé sa volonté de fournir les liquidités nécessaires, a augmenté le refinancement de plus d’un milliard de dinars et a réduit son taux directeur de 1%, alors même que l’inflation repart à la hausse.
Ce ne sera certainement pas suffisant ! Les premiers chiffres sur le chômage et la récession en Europe et aux Etats Unis sont sans appel ! En Tunisie, la crise économique et sociale provoquée par l’ennemi invisible nécessitera des doses de cheval tant ses conséquences seront dévastatrices et les séquelles profondes et de long terme !
Resserrons les rangs !
Houssein Mouelhi
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Analyse exhaustive de la situation, il est important que les banques soutiennent les entreprises en cette période de crise imprévue tout en étant rassuré quant à la perennité de leur activité vu l'ampleur des risques courrus, à ce niveau l'état doit jouer son role de garant. Neyer MEMMI Mediateur Bancaire