Funérailles de Bourguiba : choses vues et entendues…
«On ne saisit l'importance d'un évènement, son influence durable sur notre personnalité que bien après qu'il a rejoint la sphère de la mémoire.»
Douglas Kennedy, écrivain américain
Citation de son roman :
Cet instant-là (2011)
Par Samir Gharbi - Je me souviens comme si c’était hier. J’atterris à l’aéroport de Tunis le 7 avril 2000 pour la couverture des obsèques d’Habib Bourguiba, décédé le jour d’avant à 9h50. Fondateur et premier président de la République tunisienne, Habib Bourguiba a non seulement défait la colonisation française (1881-1956), mais, on l’oublie souvent, il a aboli du même coup la monarchie beylicale (1957) mettant ainsi fin à l’annexion définitive du territoire tunisien à l’empire ottoman depuis… 1574. Trop obnubilés par l’idéologie panarabe, certains politiciens (sic) et intellectuels (re-sic) tunisiens ne s’en prennent qu’à la colonisation française, oubliant que la Tunisie est un pays berbère avant tout le monde, avant les Phéniciens, avant les Romains, avant les Vandales, avant les Arabes, les Turcs et les Français pour ne citer que ceux-là. L’Histoire et la Culture d’un pays forment un « tout » inaliénable, mais l’identité tunisienne demeure « une ».
Tout le projet « bourguibien » - aujourd’hui bourguibiste – se résume dans cette identité globale, socle de l’ouverture, de la tolérance, de la modernité, dans ce « melting pot », dans ce creuset national » si particulier, unique dans le monde arabophone.
Le Bourguiba, qui fut enterré le 8 avril dans sa terre natale, à Monastir, n’est pas mort, il ne le sera jamais, parce qu’il est profondément ancré dans son terroir national. Il n’a pas été aliéné par aucune culture exogène, par aucune ethnie ou race intérieure ou extérieure, par aucune puissance étrangère. Il est et il restera fondamentalement tunisien, et si les Tunisiens l’ont rejeté par moments, ce qui est normal dans la vie d’un dirigeant politique, qui peut se tromper, ils ne l’ont jamais haï : parce qu’il est lui-même une « poussière » parmi les millions de « poussières » qui s’étaient levées dans ce pays pour combattre l’archaïsme, le colonialisme, le sous-développement. Parce qu’il est patriote jusqu’à la moelle…
Bouleversé par toutes ces idées qui traversaient mon esprit depuis j’ai appris la mauvaise nouvelle, j’arrive, le 7 avril 2000, à l’aéroport de Tunis-Carthage. A la descente de l’avion, j’apercois sur le tarmac un autre avion de Tunisair, baptisé « 7 novembre », en train de décharger le cercueil de Bourguiba. Il était 14h. J’accomplis les formalités policières et je me débrouille pour sortir et revenir afin d’assister à l’arrivée du corps de Bourguiba en provenance de Monastir.
Il y avait quelques personnalités pour l’accueillir : je cite de mémoire, son fils Habib Bourguiba Jr, son petit-fils Mehdi, Hamed Karoui (néo-destourien de la première heure, rallié à Ben Ali en 1987), Mohamed Jegham (alors ministre de la Défense nationale), Abderrahim Zouari (alors secrétaire général du RCD, parti de Ben Ali), Mohamed Ali Bouleymane (alors maire de Tunis). Il y avait quelques imams pour accueillir – sans prière – le cercueil que des hommes, en jogging blanc et rouge, tenaient à bout de bars après l’avoir extirpé du tapis roulant reliant la soute de l’avion « 7 novembre ». Il n’y avait nullement foule devant. Un service de sécurité vigilant entourait l’estafette modèle FIAT ordinaire blanche (banalisée) dans laquelle le cercueil a été engouffré, direction lu siège du RCD au haut de la Kasbah. Sans sirène, ni cortège funèbre, l’estafette a contourné Tunis rapidement et en toute discrétion… Les citoyens ne s’en étaient pas aperçus. Ce n’est pas de leur faute.
[Tout le déroulement des funérailles de Bourguiba qui ont commencé le 6 avril à 9h50 pour se terminer le 8 à 17h30 s’est fait sans aucune annonce officielle du programme ou des événements. Dès le début, le président Ben Ali et les machiavels qui l’entouraient en avaient décidé ainsi : tout devait se dérouler vite, sans incident, sans masse populaire autour et avec le minimum d’invités étrangers… Je vais l’apprendre au fur et à mesure de ma mission…]
Avant d’aller au siège du RCD, je devais, pour être en règle, me rendre au service dédié aux journalistes afin d’obtenir le « sésame » (le badge qui permet de circuler et d’accéder aux lieux). Je me renseigne sur les prochaines étapes:
1.- la maison du RCD où le cercueil passera la nuit (du 7 au 8 avril jusqu’à 10h).
2.- Monastir, rendez-vous à 13h, au Mausolée de Bourguiba. Pas le temps donc d’aller à l’hôtel, je prends la voiture de location (réservée par notre directeur à Tunis). Et je pars à la Kasbah. J’apprends aussi ce qui s’est passé depuis le matin du 6.
Bourguiba est décédé dans sa résidence de confinement à Monastir, où son décès a été constaté à 9h50. Il a été transporté – sans bruit – à la maison paternelle de Bourguiba pour y être veillé en famille… Le lendemain 7, vers midi, le cercueil est parti, dans une ambulance, à l’aéroport de Monastir pour un vol spécial vers Tunis (130 km). Les autorités ont décrété un deuil national de 7 jours (1), comme le 7 novembre… Mais elles n’ont rien dit sur la diffusion en direct des funérailles par la télévision nationale, laquelle a remplacé ses émissions par des récitations coraniques et des séries animalières (2).
Arrivé à la Kasbah, au siège du RCD, on me dit que le cercueil est déjà arrivé et qu’il a été déposé au 1er étage, dans la grande salle du « 20 mars » (bonne idée). Je monte, il n’y a presque encore personne. Le cercueil est entouré de 7 couronnes de fleurs (toujours le chiffre fétiche de Ben Ali) – dont la plus grande – est celle offerte par le président Ben Ali (c’est écrit noir sur blanc). Les six autres couronnes ont été offertes par… des organisations palestiniennes. Une photo de taille moyenne nous montre un Bourguiba vieillissant, avec en face de lui, un immense portrait d’un Ben Ali flamboyant... De rares visiteurs – badgés – ont été autorisés à entrer, avant l’arrivée de Ben Ali et de sa délégation. Des passages balisés ont été installés pour le public, qui n’a pas été informé, et qui n’est pas encore venu… Ben Ali, il fait une visite éclair. Dès son départ, comme par un coup de baguette magique, des centaines de personnes affluent devant le siège du RCD… Des vigiles les canalisent, les surveillent et les incitent à presser le pas « vite, vite », y compris devant le cercueil. Ce qui ne laisse pas aux visiteurs le temps de prononcer la prière mortuaire comme il se doit.
Il a fallu attendre l’intervention d’Abderrahim Zouari auprès des vigiles pour que de nouvelles consignes permettent enfin aux visiteurs de prendre leur temps, dignement. Toute la nuit, le secrétaire général du RCD veillera au grain. Enfin, un haut responsable qui a du cœur.
Le lendemain 8 novembre, j’arrive peu avant l’heure limite fixée à 10h pour les visites et le retour du cercueil à Monastir. J’observe les derniers visiteurs. Le bouche à oreille a fonctionné depuis hier soir. Toute la nuit durant et jusqu’à ce matin, un membre du service d’ordre me dira qu’au moins 10 000 Tunisiens sont venus rendre hommage au « Combattant suprême ». Une jeune femme me dit : « C’est grâce à Bourguiba que je suis ce que je suis aujourd’hui. Il restera à jamais dans mon cœur. »
Le cercueil de Bourguiba est remis dans l’estafette pour le vol retour. Des autocars prennent les invités officiels pour un voyage groupé. Moi, je prends la voiture direction Monastir. Je sais que la route va être surveillée et que l’accès à Monastir va être sévèrement filtré. Les citoyens avisés s’étaient rendus dès la veille en ville pour pouvoir assister aux obsèques. Effectivement, en arrivant à l’entrée de Monastir, les gendarmes contrôlent strictement : n’entrent que les détenteurs de badge ou de carton d’invitation. Un car de touristes est sommé de faire demi-tour… Tout comme les voitures de louage (navette entre Monastir et ses environs). Le train Sousse-Monastir a été mis aux arrêts.
Je me rends au point de rencontre, la place des Martyrs, près du Mausolée. A partir de 13h, deux heures avant la cérémonie officielle fixée à 15h. Un agent officiel reste coi dès que l’interroge sur la retransmission en direct de la cérémonie par la télévision(2). Pourtant, j’observe les camions de la RTT un peu partout et même des caméras positionnées sur les toits…
Sur la place des Martyrs, devant les grillages du Mausolée, des pancartes et des portraits de Bourguiba sont tenus par des citoyens sans crainte. « Il-youm il-youm, Bourguiba madhloum » (Bourguiba toujours maltraité) et une autre « Bourguiba ya batal » (Bourguiba le héros)… Sur un trottoir, quelqu’un expose à la vente de vieux disques (33 tours) des discours de Bourguiba…
15h. La cérémonie commence. Je vois en tête du cortège funèbre des hommes habillés encagoulés, fusils au poing ! Ce sont les membres d’un commando d’élite appelé « les Tigres noirs »… C’est eux que Ben Ali a choisis pour ouvrir et encercler le cercueil… Peut-être qu’ils ne savaient pas que Bourguiba est désormais inoffensif, que ses rares partisans ont été muselés… Oui, ils le savent et leur commanditaire aussi : ils voulaient nous impressionner…
Le cercueil a été placé sur l’affût d’un canon, tracté par un véhicule militaire, entouré de militaires en tenue d’apparat, protégés par des Ninjas armés jusqu’aux dents…
La première rangée des personnalités étrangères est bien maigre… Ceux qui n’étaient pas venus craignaient-ils les Tigres noirs ? Peut-être. Le président Bill Clinton n’est pas venu et n’a envoyé aucun représentant (à part quelqu’un de l’ambassade). Mouammar Kaddafi n’a envoyé personne (on sait pourquoi). Hosni Moubarak d’Egypte non plus. Idem pour des « amis » de Bourguiba, comme le roi de Jordanie ou le sultan d’Oman… Passons.
Les plus braves, ce sont : le président français Jacques Chirac, accompagné d’une forte délégation (Jean-Pierre Chevènement, Philippe Séguin, Bertrand Delanoë, Marie-Claire Mendès France) ; Abdelaziz Bouteflika (Algérie) ; Robert Gueï (Côte d’Ivoire) ; Ali Abdallah Saleh (Yémen) et, bien sûr, Yasser Arafat (Palestine). Le roi du Maroc a délégué le prince Moulay Rachid, le président de la Mauritanie son Premier ministre, l’émir du Qatar a dépêché un membre de sa famille…
Parmi les personnalités tunisiennes absentes, figure un illustre compagnon, Béji Caïd Essebsi. A-t-il été vexé de ne pas être invité officiellement ? Peut-être, mais peu importe. Il n’est pas le seul. Sans invitation à la main, plusieurs fidèles – Mohamed Ennaceur, Chedly Ayari, Ahmed Mestiri, Mohamed Sayah, Hédi Mabrouk, Chedli Klibi –ont bravé les contrôles pour accéder à l’enceinte du Mausolée et assister à la cérémonie d’adieu…
Du haut de sa tribune, Ben Ali ne pouvait pas ne pas honorer avec quelques bonnes phrases la mémoire de son « père », un « homme dont la vie s’identifie à l’histoire de la Nation » a-t-il dit, un « homme dont l’image symbolise les valeurs patriotiques », un « homme qui s’est employé à enraciner les fondements de la modernité dans notre société »... Ben Ali a fini son éloge en s’adressant à Bourguiba avec ses mots : « Nous saluons en vous l’amour infini que vous portiez à notre chère Tunisie. » Mais fat qu’il est, Ben Ali n’a pas manqué de faire l’éloge de son œuvre après 1987…
A 15h20, les tambours sonnent. La mise sous terre commence. Les photographes comme les citoyens restent tenus à bonne distance. Des cameras filment… pas pour le direct. Pour le journal télévisé du soir qui consacrera à peine 15 minutes aux obsèques de Bourguiba lesquelles n’ont duré que 45 minutes pour la cérémonie officielle. Interrogé un responsable dira plus tard que la RTT n’avait pas les moyens techniques de diffuser en direct la cérémonie… En fait, les moyens étaient bien présents, c’est le feu vert qui n’a pas été donné jusqu’à la dernière seconde.
La place du mausolée sera entièrement dégagée à 17h30. Les écoliers et les lycéens de la ville qui voulaient venir avaient été cloîtrés dans leurs écoles… pour les empêcher de venir au mausolée… Le lendemain, il a été interdit aux visiteurs non autorisés d’y entrer…
Le 10 avril, un quotidien parisien titrait ainsi : « Bourguiba enterré en douce ». Un titre qui résume la journée du 8, mais qui tonne jusqu’à ce jour dans l’oreille de ceux et celles qui avaient ordonné ce «black-out », qu’ils soient morts ou encore vivants. La mémoire de Bourguiba, elle, s’est grandie depuis. Pas la leur.
Samir Gharbi
(1) Le deuil a été appliqué avec « souplesse », rien n’est fermé, ni café, ni discothèques, les matchs de foot ont été maintenus sauf un seul, celui opposant l’équipe de Monastir à une équipe de Tunis, qui a été reporté.
(2) Aucune chaîne de télé nationale, aucune radio locale ou nationale, aucune chaîne de télé étrangère n’ont été autorisées à diffuser en direct les obsèques de Monastir.
- Ecrire un commentaire
- Commenter