De la démocratie directe : l’arrière-plan historique d’un concept
Chacun ou presque, écrivait sur la démocratie, commence par distinguer des démocraties directes et indirectes ou représentatives. Ceux qui concentrent sur les institutions opposent parfois la démocratie d’assemblée à la démocratie parlementaire ; mais la distinction est la même car dans une démocratie directe, le peuple se gouverne effectivement lui-même, c’est-à-dire que chacun a le droit de participer à la prise de décision, tandis que dans l’autre, indirecte, au contraire, la seule décision que chacun a le droit de prendre, c’est de choisir ses décideurs.
Même les analyses conceptuelles de la démocratie affichent toujours une perspective historique, ce qui est naturel et normal : elle consiste à assurer que la démocratie directe n’existe plus, et cette indiscutable vérité tend à être suivie de l’affirmation qu’une telle démocratie ne peut plus exister à cause de la taille des sociétés modernes. Cette vision des choses nous pousse, en tant qu’historien, à adopter une attitude différente. Le monde anglophone par exemple a porté son regard, depuis Henri VIII, vers les Cités-États grecques et la démocratie de l’Athènes classique, sauf que les Américains sont aussi irrésistiblement attirés par leurs propres formes de démocratie directe dans les assemblées communales (Town meeting) de Nouvelle-Angleterre. Les Français, depuis Jean-Jacques Rousseau, ont en outre tourné leurs regards vers la République romaine pour trouver l’inspiration, cependant certains universitaires allemands du XIXe siècle se mettent joyeusement en route vers la démocratie directe des tribus germaniques de la fin de l’Antiquité. Il y a un cas historique, malgré tout, qui doit être écarté sans plus de cérémonies : les Cités-États italiennes de la Renaissance. Venise, Florence, Milan, Gênes…(étc.) étaient indiscutablement des Cités-États et, à cet égard, peuvent être utilement comparées avec les « Poleis » grecques de l’époque classique, mais c’étaient des monarchies ou des oligarchies ; la démocratie n’y a fait son apparition qu’à l’occasion d’une éphémère parenthèse. Aussi ne peuvent-elles nourrir un parallèle historique quand il est question de démocratie et d’État démocratique.
Les quatre autres exemples de démocratie directe demandent cependant un peu plus de détail ; commençons par la démocratie primitive (Urdemokartie) germanique. Cette histoire remonte à une phrase de la « De Origine et Situ Germanorum » de Tacite, répercutée par Montesquieu ; mais les historiens et archéologues plus récents ont bien été obligés de ranger au rayon des mythes l’idée qu’un système de gouvernement égalitaire venu du fond des âges ait pu régir les tribus germaniques. Quant à la prétention que la Suisse serait le berceau de la démocratie directe dans sa version moderne, elle a deux fondements, et l’un vaut beaucoup mieux que l’autre. Le premier est que depuis le Moyen-Âge, quatre cantons et quatre demi-cantons suisses ont été gouvernés par des assemblées populaires (Landsgemeiden) dont cinq existent encore aujourd’hui : dès le XVIe siècle, Bodin attira l’attention sur ces exemples de démocratie. Ils constituent un vrai, en réalité le seul vrai, parallèle avec la démocratie athénienne : quoiqu’ils ne soient plus de nos jours que des divisions territoriales, avec des pouvoirs locaux limités, les cantons furent en leur temps des États souverains, gouvernés selon les méthodes d’une démocratie directe. L’autre revendication en faveur de la Suisse émane principalement de Rousseau. Il ne parle qu’en passant de la véritable démocratie des petits cantons forestiers et s’attache principalement à sa ville natale de Genève, qu’il tient à tort pour une démocratie, dans le même temps qu’il prétend tout aussi faussement que l’Athènes de Périclès n’en était une. En fait, il n’y a pas grand-chose à dire de Rousseau historien, bien que ses idées aient eu une puissante influence sur la pensée politique. Quant aux assemblées communales de la Nouvelle-Angleterre, c’était de la démocratie directe, certes, mais seulement à l’échelon municipal ; aussi, quoiqu’il soit intéressant de les comparer à la Boulè du peuple d’Athènes, elles ne fournissent aucune base sérieuse à l’étude de la démocratie en tant que forme de gouvernement.
Nous voici donc ramenés à Athènes : elle est encore le meilleur exemple d’un État d’importance significative qui ait été gouverné selon la démocratie directe. Cette forme de gouvernement, introduite par Clisthène en 508 av. J.-C., fut abolie par les Macédoniens quand ils conquirent Athènes en 322 av. J.-C. Nous savons que les nombreuses autres cités grecques ont eu des constitutions démocratiques ; mais pratiquement tous les témoignages que nous avons se rapportent à Athènes, de sorte qu’elle est la seule démocratie dont nous puissions donner une description convenable, même si l’on peut montrer que, par certains aspects importants, Athènes était une anomalie et que le modèle athénien du gouvernement populaire n’était pas le seul à être connu des Grecs. Dans sa « Politique », Aristote fait allusion à un type de démocratie où la seule fonction de l’assemblée du peuple est de choisir ses magistrats et de les appeler à rendre compte de la façon dont ils se sont acquittés de leur charge, tandis que toutes les décisions politiques sont prises par les magistrats sans que le peuple ait rien à dire : bien sûr, c’est de la démocratie indirecte ; aussi devons-nous rejeter comme erronée l’idée commune que la démocratie grecque aurait toujours été directe et que la démocratie moderne serait toujours indirecte. Quoi qu’il en soit, Athènes était une vraie démocratie directe, la mieux connue à ce jour dans l’Histoire ; et c’est cette démocratie directe qui été bien décrite et discutée dans les travaux de grands historiens comme Jacqueline de Romilly et de Jean-Pierre Vernant.
Mohamed Arbi Nsiri
Historien
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