Mohamed Bouanane: Quelques leçons du scrutin présidentiel
D’après les taux de participation aux trois tours des élections de 2019, il est clair que les tunisiens préfèrent le régime politique présidentiel plutôt que le parlementaire, sans doute car ils souhaitent mieux identifier le responsable à qui confier les clefs de l’État et pouvoir ainsi le sanctionner plus tard s’il / elle échoue dans sa mission, que de vivre au gré des tiraillements de clans à l’ARP et de constater la dilution et la fuite des responsabilités selon la célèbre formule; la mutualisation des échecs et la privatisation des succès.
Selon les sondages à la sortie des urnes publiés par les deux instituts tunisiens, la jeunesse, qui a voté massivement et pour le candidat élu Kaïs Saied, était la clef du scrutin présidentiel. Alors qu’en analysant les données publiées par l’Isie et les résultats des sondages, on s’aperçoit que la confirmation précédente ne résume pas parfaitement la situation.
Il est évident que toutes les tranches d’âge ont voté très majoritairement, à l’exception des 60 ans et plus, pour K. Saied et c’est ce qui explique (arithmétiquement parlant) l’énorme écart entre les scores des deux candidats. Mais les jeunes (de 18 à 25 ans) n’ont pas voté massivement, puisque leur taux de participation au second tour de la présidentielle a atteint 47% contre 62% pour les électeurs âgés de 46 ans et plus.
Selon les données publiées1, le vote des 26–45 ans était plus décisif dans la victoire du candidat K. Saied qui a totalisé près de 1,24 million, plus que le score global de son compétiteur. En effet, les électeurs de cette tranche d’âge ont représenté 39,2% des voix comptabilisées, contre une minorité de 11,6% pour les 18–25 ans, et ont constitué le plus gros lot (44,6%) de l’électorat de K. Saied, comparé à moins d’un quart pour N. Karoui. Il est donc plus juste et cohérent d’affirmer que les jeunes de la révolution (18–25 ans en 2010) ont voté massivement pour le candidat K. Saied.
Le candidat N. Karoui n’a obtenu qu’une seule fois une majorité relative de 50,3% chez les électeurs âgés de 60 ans et plus, qui ont représenté moins de 20,3% des voix comptabilisées, et ont constitué près de 37,4% de son électorat, contre 13,9% pour K. Saied. Il faut aussi noter que les femmes ont moins voté que les hommes, leur taux de participation était de 51,2% contre 56,7% et ont donc représenté 46,4% des voix comptabilisées contre 53,6% pour les hommes.
Il ressort de cette analyse que l’électeur type pour le candidat K. Saied serait un Homme (56,5% de son électorat) âgé de moins de 46 ans (58,8% de son électorat) et de niveau d’instruction secondaire ou universitaire (83,2%), alors que l’électeur type pour le candidat N. Karoui serait une Femme (54,1%) âgée de 46 ans et plus (70,6% de son électorat) et de niveau d’instruction primaire ou secondaire (63,4%).
Que peut faire le nouveau Président élu avec un score si massif ?
Le résultat du premier tour de l’élection présidentielle était un camouflet et un cinglant désaveu aux candidats investis par les partis politiques, qui ont exercé le pouvoir ou / et ont gouverné depuis les élections de 2011, pour leurs échecs connus de tous.
En plus de ce camouflet, les tunisiens ont aussi transmis un autre message aux élus de l’ARP, montrant leur préférence pour le régime présidentiel tout en élisant la seule personne qui dispose de la légitimité électorale à une très forte majorité, sans qu’elle puisse exercer les pleins pouvoirs exécutifs. En effet, ce score de 72,71%, donne au président élu une double légitimité face à un parlement atone et sans majorité cohérente.
La question qui se pose légitimement est «Que peut donc faire le président élu aux pouvoirs très limités, à l’exception du pouvoir référendaire?». Autrement dit, comment doit-il transformer sa double légitimité – suffrage universel et très forte adhésion populaire – en un pouvoir utile à la nation ? En d’autres termes, de quoi serait-il capable ? Oui, disons le clairement, tout le monde attend K. Saied «au virage» qui ne dispose pas de groupe parlementaire, y compris et surtout ceux qui ont contribué à sa victoire et disposent d’un pouvoir certain à l’ARP.
En premier lieu, le président devra s’entourer d’une équipe de professionnels ayant de réelles compétences et expériences dans l’administration ou le secteur privé, afin de pouvoir disposer d’une expertise de valeur lui permettant d’affiner ses diagnostics et d’élaborer les meilleures réponses aux défis que rencontre le pays aujourd’hui ainsi qu’à ceux qu’il doit affronter dans le moyen (la prochaine décennie) et le long termes.
En tant que symbole de l’unité de la République et garant du respect de la constitution, donc de l’État de droit et de l’application des lois, le Président devra déployer ses efforts dans la recherche des consensus positifs (contrairement aux compromis) entre les différentes composantes de l’ARP, insuffler l’esprit réformiste, contribuer à la pacification du débat public, et veiller à la concorde entre tous les citoyens. Le Président devra concentrer ses efforts sur les domaines régaliens ainsi que sur les réformes stratégiques et structurelles de long terme tels que le développement humain (éducation, culture, santé, recherche scientifique…), la lutte contre le terrorisme et l’insécurité, la moralisation de la vie publique...
Parmi ses premières actions, le Président devra profiter de la dynamique créée par le fort ralliement populaire à sa personne, afin de convaincre une coalition parlementaire de constituer un gouvernement de compétences2 et soutenir la mise en œuvre d’un plan d’urgence pour le redressement économique, financier et social, loin des marchandages et des tensions partisanes.
Il va de soi que l’un des sujets brûlants est celui de la réforme des institutions et particulièrement celles du mode de scrutin et du régime politique qui nécessitera la révision de la constitution par voie parlementaire ou référendaire. Ce sera aussi l’occasion pour à la fois consolider la démocratie représentative directe et introduire les principes d’une démocratie participative digne du 21ème siècle.
Vu les incertitudes de tous genres, la Tunisie est à la croisée des chemins et les tunisiens ne pourront pas supporter un autre quinquennat de perte sèche, après une décennie perdue dans les tiraillements et le partage des privilèges. Pour réussir collectivement, il faudra faire preuve d’abnégation de soi, s’armer de courage, adopter une attitude pragmatique et éviter au pays de nombreuses turbulences qui risquent d’être fatales. La responsabilité des gouvernants d’hier et d’aujourd’hui est énorme face à l’Histoire qui s’accélère. Dans quel état sera le pays demain ?
Mohamed Bouanane
Directeur de Conseil en Management
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