Haykel Ben Mahfoudh: Pourquoi la délégation de M. Chahed de ses pouvoirs à M. Morjane pose problème ?
Dans son allocution à la télévision nationale, M. Youssef Chahed a annoncé, hier, sa décision de déléguer ses pouvoirs de Chef du gouvernement, à M. Kamel Morjane, ministre de la Fonction publique. Il fonde sa décision sur la base de l’article 92 de la Constitution et en fera ainsi usage. Il ne précise pas sur quel paragraphe dudit article il s’appuie.
Cela part de bonnes intentions: éviter une situation de conflit d’intérêts, mais éviter aussi la démission de tout le gouvernement, ce qui est en soi louable et devrait être salué.
Toutefois, cette décision pose problème au regard des dispositions de l’article 92 et de l’esprit de la Constitution en général.
En complément d’analyse, clarifions, au préalable, quelles sont les dispositions de l’article 92 qui régissent la délégation des pouvoirs du Chef du Gouvernement :
En vertu de l’article 92, le Chef du gouvernement peut déléguer ses pouvoirs dans deux cas distincts et seulement :
(1) D’abord, la délégation prévue dans le paragraphe 4 de l’article 92, qui dispose : « Le Gouvernement veille à l’exécution des lois. Le Chef du Gouvernement peut déléguer certaines de ses prérogatives aux ministres ». Cette forme délégation peut intervenir à n’importe quel moment pour assurer le bon fonctionnement du gouvernement et de l’administration. Elle est courante dans la pratique gouvernementale ; elle se fait au profit des ministres et même des chefs des administrations centrales au sein de la présidence du gouvernement. Toutefois, comme toute délégation de pouvoirs, elle est soumise à des conditions, dont notamment le caractère partiel. Elle ne peut donc être que partielle et non totale. De ce fait, en vertu de l’article 92 paragraphe 4, le Chef du Gouvernement n’est pas en droit de déléguer tous ses pouvoirs et toutes les attributions que lui confèrent la Constitution à ses ministres, mais seulement certaines de ses prérogatives et dans des domaines limités aussi. Si elle devait s’appuyer sur cet paragraphe 4, la décision d’hier de déléguer tous les pouvoirs à M. Morjène serait illégale, car contraire à l’article 92 (4) qui n’autorise que la délégation partielle et non totale (« certains de ses pouvoirs »).
(2) Ensuite, la délégation prévue dans le paragraphe 5 de l’article 92 qui prévoit que « En cas d’empêchement provisoire d’exercer ses fonctions, le Chef du Gouvernement délègue ses pouvoirs à l’un des ministres ». Nous avons largement analysé dans un précédent article pourquoi l’hypothèse du congé électoral du Chef du gouvernement ne rentre pas dans le cadre du denier paragraphe de l’article 92 et ne constitue pas un cas d’empêchement provisoire. Nous maintenons notre position et considérons que cet intérim est contestable de par son caractère artificiel. Il n’y a pas d’empêchement provisoire, mais seulement une volonté de se retirer pour se consacrer à l’élection présidentielle à l’abri de toute polémique.
Donc, la décision du chef du gouvernement de déléguer ses pouvoirs de Chef du gouvernement, à M. Kamel Morjane, ministre de la Fonction publique est doublement contestable : elle est contraire à l’article 92 (4) du fait qu’elle soit totale et on partielle ; elle est contraire à l’article 92 (5) car ne constituant pas une situation d’empêchement provisoire.
Au-delà des ce que certains conseils pourraient qualifier de « railleries » juridiques, les incidences et conséquences de cette décision contraire à la Constitution sont bien plus graves qu’ils ne le pensent. La délégation des pouvoirs à M. Morjane ne va-t-elle pas poser le problème du maintien et de la régularité des délégations de pouvoirs et de signatures qui ont été faites par l’actuel Chef du Gouvernement au Secrétaire général du gouvernement, par exemple, ou aux directeurs généraux des administrations centrales relevant de la primature, en matière disciplinaire, par exemple.
Rien que pour la délégation de signature, elle se fait intuitu personae. Si le délégataire est remplacé dans ses fonctions par une autre personne, la délégation ne lui sera pas transmise, elle sera caduque. Par conséquence, un nouvel acte de délégation devra être pris. La personne délégataire doit donc être précisée nominativement, ainsi que ses fonctions. Que faire dans ce cas, doit-on maintenir les délégations de signatures actuelles ou les refaire ?
Mais là encore, le problème risque de se corser davantage car nous serions dans un cas de sous-délégation, or cette dernière est interdite à moins d’autorisée par le même texte ayant autorisé la délégation des pouvoirs, en l’occurrence l’article 92, paragraphe 4 (et encore !); le principe étant « pas de délégation sans texte ».
Nous verrons dans les prochains jours la publication au Journal Officiel d’un décret gouvernemental portant délégation des pouvoirs du Chef du Gouvernement à M. Kamel Morjane, ministre de la fonction publique. Ce décret chargera M. Morjane des fonctions du Chef du Gouvernement, il en précisera la durée(jusqu’au 13 septembre 2019). En principe, il devra préciser l’objet et l’étendue de la délégation. Or, pour les raisons que nous avons évoquées cette délégation est constitutionnellement contestable. Par conséquent, tous les actes qui en découlent sont susceptibles de recours pour excès de pouvoir devant le Tribunal Administratif, c’est-à-dire, d’annulation.
Prenons le simple cas d’un décret d’expropriation qui serait pris durant cette période intérimaire par le Chef du Gouvernement ad interim : serait-il légal ? Rappelons à ce propos une jurisprudence du Tribunal administratif datant de quelques années maintenant : la Constitution de 1959 n’ayant autorisé le Président de la République que la délégation, en partie, de son pouvoir règlementaire général au Premier ministre, la délégation des décrets à caractère individuel (décret d’expropriation, par exemple) a été jugée comme illégale, car contraire à l’article 53 de la Constitution de 1959.
Nous pouvons multiplier les incertitudes et insécurités juridiques que la décision du Chef du Gouvernement de déléguer « ses pouvoirs » à l’un de ses ministres risque et va sans-doute provoquer. Nous espérons seulement que les gens en sont bien conscients.
Pour ne pas plonger le lecteur dans l’incertitude – et il ne nous appartient pas de proposer des solutions, non plus -, disons que les candidats à la présidentielle quels qu’ils soient doivent faire preuve d’exemplarité à commencer par le stricte respect de la Constitution.
Nous ne saurions conclure cette note constitutionnelle sans un clin d’œil à certains candidats à la présidentielle qui sont eux aussi dans une situation similaire à celle M. Chahed ; l’impartialité de l’administration, la non confusion des qualités, moyens et pouvoirs que confèrent les instituions de l’Etat sont des principes à faire respecter par tous, même ceux dont les départements sont sous tutelle de l’une des deux têtes de l’exécutif.
Haykel Ben Mahfoudh
Professeur de droit constitutionnel
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