Comment Pompéi a conservé intactes l'ensemble des oeuvres humaines réalisées dans l'antiquité
C’est en raison de l’éruption inattendue du Vésuve que Pompéi, seule parmi toutes les cités du monde antique, a conservé intactes, des siècles durant, l’ensemble des œuvres humaines réalisées à cette époque, dans une petite cité italienne du Ier siècle après le Christ. Le linceul épais de pierres et de cendres, tout en supprimant le moindre souffle de vie, avait préservé des destructions inéluctables monuments publics et maisons, mosaïques et peintures, œuvres d’art et ustensiles domestiques. L’exhumation de ces vestiges, découverts en 1710, débuta en 1748, sous la direction d’un militaire napolitain d’origine espagnole, soucieux surtout d’enrichir, par des chefs-d’œuvre antiques, les collections privées des princes de son époque.
En 1763, la découverte épigraphique de l’inscription Respublica Pompeianorum (la République des Pompéiens) permit d’identifier les ruines. Mais c’est grâce à Giuseppe Fiorelli, en décembre 1860, que commença une exploration méthodique puis la fouille du site, une rue, une insula, une maison après l’autre ; avec le souci de conserver à leur place et d’assurer la protection d’un décor architectural, des meubles, des bibelots, des objets familiers et des œuvres d’art. Fiorelli généralisa aussi le moulage des victimes, sans distinction : dans le vide laissé par la désagrégation du cadavre, à l’intérieur de la carapace de lave et de cendres durcies, qui conservait la forme du corps, le plâtre injecté permettait, une fois solidifié, de retrouver, en brisant la gangue, la dépouille du mort, avec toutes les marques de l’âge, des habits, de la condition sociale et des affres de l’agonie. Aujourd’hui, après plus de deux cent soixante-dix années de fouilles ininterrompues ou presque, les quatre cinquièmes de la cité ont été mis au jour.
Cette petite cité du golfe de Naples avait été édifiée sur un petit monticule, qui domine l’embouchure du Sarno. Son nom, Pompéi, dériverait d’un mot osque ; mais c’est grâce aux Grecs d’Ionie et à leurs comptoirs, établis sur le rivage du golfe au VIIIe siècle avant le Christ que la civilisation se répandit dans toute la région. Longtemps, les rivalités entre Grecs et Etrusques, puis l’irruption des Samnites, qui y laissèrent leur empreinte, troublèrent la cité de conflits, entrecoupés par des périodes de paix, jusqu’en 290 av. J.-C.,lorsque les Romains soumirent définitivement le Samnium. Et depuis cette date, Hannibal lui-même ne put ébranler la fidélité de Pompéi à la métropole romaine. La guerre sociale à Rome, qui fit vaciller toute l’Italie, puis la révolte de Spartacus, en 73 av. J.-C., perturbèrent la sérénité de la cité, mais elle ne tarda pas à retrouver le calme et la prospérité au premier siècle de l’ère chrétienne, calme d’une petite ville thermale à la mode, habitée par une classe sociale riche et raffinée. Le 5 février 62 après le Christ, vers midi, de violentes secousses ébranlèrent le sol de Pompéi, provoquèrent victimes et dégâts ; mais les jours suivants tout rentra dans l’ordre, et la vie reprit dans l’insouciance générale. Au début du mois d’août 79, cependant, les secousses reprirent et les sources se tarirent, puis le 24 du mois au matin, le sommet du Vésuve explosa. Un grondement effroyable retentit et un arbre de fumée «comme un pin gigantesque», écrivit Pline le Jeune, s’éleva au-dessus de la montagne. Des torrents de lave dévalèrent sur la plaine, et les «bombes volcaniques» commencèrent à pleuvoir, mêlées de cendres, tandis qu’un raz-de-marée terrifiant balayait la côte. Lorsque l’éruption se calma trois jours plus tard, la cité avec plus du tiers de ses habitants, les petits bourgs d’Herculanum, de Stabies, Leucopétra, Taurania, Oplentes, échelonnés sur le littoral du golfe, avaient été effacés de sa surface.
Le voyageur cultivé qui, aujourd’hui, voudrait visiter les ruines de Pompéi pourrait commencer par la grande place publique du forum. Elle était le centre névralgique de la cité, débordant de sa vitalité, bruissant de sa rumeur. La circulation des charrois y était interdite, car une haute marche, une grille munie de portes et de grosses bornes en barraient l’entrée, devancée par un arc, avec une voûte en plein cintre, édifié à l’époque de l’empereur Tibère. Le culte de la Triade capitoline, avec ses statues colossales de Jupiter, Junon et Minerve était célébré dans le Capitole, dont le soubassement, un podium haut de trois mètres, ainsi que les élégantes colonnes du pronaos et le saint des saints de la cella bordent encore le côté nord de la place. Au bord du côté opposé du forum, le macellum : un grand marché couvert, entouré de portiques aux colonnes de marbre blanc, entre lesquelles les boutiques des marchands ouvraient sur le rectangle de l’aire centrale. Intacte encore au milieu du macellum, se dresse la colonnade qui supportait le toit du tholus, muni d’un bassin, qui abritait les étalages des poissonniers ; et distribuées autour de l’aire, des salles de vente aux enchères, des éventails de fruits et légumes, le comptoir d’un changeur et, partout sur les murs, des peintures figurant les denrées commercialisées. Çà et là, des chapelles dédiées aux empereurs : les Augustales, une corporation chargée du culte impérial, tenait ainsi ses réunions au marché.
Face au Capitole, toujours sur le côté sud du forum, s’élevaient les salles triples de la Curie, centre de la vie politique et administrative ; une centaine de décurions, membres du Conseil municipal y siégeaient, ainsi que les magistrats decemvirs, présidents du Conseil et édiles. Et, à côté de la Curie se dressait le monument le plus ancien et le plus imposant de la grande place : la basilique civile, construite en 130 av. J.-C. ; elle servait principalement de tribunal et de bourse du commerce, mais elle offrait aussi à la foule des oisifs l’abri et l’ombre de son toit. Sur les parois de ses murs, leurs graffitis, déchiffrables encore, mélangent les déclarations d’amour aux plaisanteries salées, les rémanences de Virgile aux vers et aux imprécations de leur cru ; si bien qu’un malin n’avait pu s’empêcher d’écrire : «C’est merveille, ô mur, que tu ne te sois pas écroulé sous le poids de tant d’inepties !». Sur ce même côté du forum, le temple d’Apollon dresse encore ses quarante-huit colonnes, autour d’une vaste cour, et conserve dans sa cella l’omphalos du dieu (la pierre conique qui le symbolise). Contre une colonne de la cour, sa statue en pleine course tend le bras pour décocher la flèche qui, au pied du Parnasse à Delphes, tua le serpent Python.
Sur l’autre côté de la grande place, un grand bâtiment élevé à ses frais par une dame, qui portait le nom grec d’Eumachie, bourdonnait sans doute avant la catastrophe d’une activité d’insectes ; sur deux étages, en effet, il offrait à la puissante corporation des foulons ses salles de réunion, ses bureaux, ses entrepôts et ses ateliers pour les tisserands de l’association, ses teinturiers et ses fabricants d’étoffe et de feutre. Il était dédié à la Concorde d’Auguste et à la piété de son épouse Livie ; et aux extrémités du portique à double rang de colonnes, qui précède sa cour intérieure, des niches conservent intactes les statues d’Enée, de Romulus, de César et d’Auguste.
Parmi les lieux publics les plus fréquentés, remplis comme d’habitude le 24 août 79 par la foule des jeunes gens qui s’y exerçaient, les deux palestres de la cité. La première, petite et plus ancienne, conserve une statue du Doryphore, réplique de l’athlète porteur de lance de Polyctète. Et au Sud-Est de la ville, près de l’amphithéâtre, la plus spacieuse offrait, imposante et splendide, son long portique et sa piscine, entourée de platanes, les arbres traditionnels des palestres. Elle avait été construite à la suite d’une décision d’Auguste, qui avait prescrit de créer, dans chaque cité, un collegium juventutis ouvert à tous les jeunes de la société. A Pompéi, cette association de jeunesse était placée sous la protection de Vénus et le patronage de Marcellus, neveu et fils adoptif d’Auguste, qui mourut à l’âge de dix-huit ans.
Non loin de la palestre, l’amphithéâtre creusé dans le sol, à côté d’une auberge qui ne devait pas désemplir, les jours de représentation. Tacite, dans ses Annales, rapporte qu’une vieille querelle opposait les habitants de Pompéi à ceux de la cité voisine de Nocéra. En l’an 59, une altercation éclata sur les gradins de l’amphithéâtre entre les spectateurs, ceux de la ville et ceux de leurs voisins venus assister au spectacle ; des injures, on en vint aux coups, puis aux pierres et enfin à l’épée. Il y eut des morts et des blessés. Saisi de l’incident, Néron déféra l’affaire au Sénat, qui décida la fermeture, pour dix ans, des jeux de l’amphithéâtre à Pompéi. L’incident ne manqua pas d’inspirer un peintre local, qui nous a laissé une scène réaliste, pleine de vie et de naïveté. Les détails architecturaux de l’édifice et de la palestre voisine y sont figurés, avec les gladiateurs dans l’arène vue de haut, et, sur les gradins, les silhouettes noires des protagonistes de la rixe, comme ceux des poursuivants et des fuyards.
Toujours au Sud de la ville, un odéon, petit théâtre couvert, réservé aux auditions musicales ; et, à côté, le théâtre creusé dans une excavation naturelle et adossant ses gradins à la pente d’une colline, qui domine la vallée du Sarno. Avec la vue de la rivière, des montagnes et, en arrière-plan, de la mer et du golfe, le panorama offert aux spectateurs devait être captivant. Le répertoire du théâtre devait comporter, sans doute, les œuvres des auteurs grecs; on les appelait les palliatae, car les acteurs y portaient le pallium grec et non pas la toge romaine. Dans les demeures des plus cultivés, parmi les Pompéiens, on relève en effet des peintures et des mosaïques qui prouvent la représentation de ces classiques. Mais les milieux populaires préféraient probablement l’atellane, genre théâtral de cette province campanienne, qui mettait en scène des personnages stéréotypés, comme le goinfre ou le vieillard gâteux, avec un canevas simple, qui se prêtait à toutes sortes d’improvisations. La plupart des suffrages devaient aller, toutefois, à la pantomime, et, surtout, au mime. Avec ses acteurs muets et portant le masque, la première s’attachait à la manifestation des états d’âme et des sentiments, exprimés par des personnages identifiables, désignés par leur masque. Le mime, par contre, exigeait un nombre important d’actrices et d’acteurs, sans masque, parodiant le plus souvent des personnages et des épisodes mythologiques, historiques ou familiers, inspirés par la vie quotidienne.
D’autres établissements publics étaient sans doute, comme d’habitude, pleins de monde, en cette matinée embrasée par le flamboiement effarant du volcan: c’étaient les deux thermes fonctionnels de la ville, la construction d’un troisième étant encore inachevée lorsque survint l’explosion fatale. A l’époque romaine, en effet, l’hygiène corporelle, des toilettes jusqu’aux bains, appartenait au domaine de la vie publique, et les citadins de Pompéi convergeaient, le matin, vers les thermes du forum ou vers ceux d’un autre quartier, près de la porte de Stabies. Dans l’établissement du forum, ils s’asseyaient sur les sièges des latrines communes, qui étaient en marbre, et s’accommodaient sur leurs accoudoirs figurant des chimères et des dauphins. Sans aucune gêne, les Pompéiens, comme tout le monde à cette époque, conversaient à leur aise avec leurs voisins, ou même, assure Martial, récitaient des vers ou versifiaient savamment. Les thermes comportaient, d’ailleurs, un ensemble d’installations qui permettaient, à la fois, de remplir les fonctions d’un hammam, d’un club et d’une salle de sports. Si bien qu’une lettre de Sénèque y évoque, plaisamment, des scènes piquantes pleines de gesticulations et de clameurs, avec les halètements et les sifflements des sportifs, les claquements de la main du masseur, les gémissements et les cris, dont n’a cure l’épileur, lorsqu’il martyrise sa victime.
Mais ce qui est exceptionnel et d’une grande importance à Pompéi, c’est le grand nombre de peintures murales, préservées aussi bien dans les lieux publics que dans les demeures particulières, grâce à la croûte de cendres et de lave qui les avait couvertes. Rare dans les sites archéologiques du monde romain, et pratiquement effacée et absente dans ceux de notre pays, dans la province africaine, la décoration picturale des murs, des plafonds et des voûtes y est heureusement remplacée et compensée par l’abondance exceptionnelle et la splendeur des pavements polychromes des mosaïques. Les édifices publics, comme les maisons des plus riches parmi les Pompéiens, exhibent encore, par contre, le luxe ostentatoire de leurs murs éclatants de fresques resplendissantes, de peintures colorées, vertes, rouges et jaunes. Ici, des peintures en trompe-l’œil, avec des ciels pleins d’oiseaux, là des architectures de rêve, s’efforçant de donner l’impression de l’espace. Nombreux et variés sont les tableaux : pour leur triclinium(leur salle à manger), les deux frères Verus avaient choisi des fresques licencieuses; Julius Polybius faisait admirer à ses hôtes de beaux tableaux inspirés de l’Enéide, tandis que Loreius Tiburtinus, prêtre d’Isis, avait choisi des scènes de l’Iliade et des tableaux mythologiques, avec notamment un splendide Hercule chez Laomédon. Deux riches négociants, les Vetii, faisaient garder leurs coffres-forts, dans l’atrium, par un Priape ityphallique, alors que les murs du triclinium figurent une légion d’amours ailés activement occupés, cochers ou foulons, vendangeurs ou jardiniers. D’autres fresques représentent Penthée mis en pièce par les Bacchantes, le petit Hercule au berceau étranglant les serpents envoyés par Junon, la chute d’Icare, ou encore le sacrifice d’Iphigénie….
Ammar Mahjoubi
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