Mohamed Adel Chehida: Les États n'ont pas d'amis, ils n'ont que des intérêts
Les rêves de ma génération étaient d’arriver à finir ses études, de faire une expérience à l’étranger et de rentrer en Tunisie avec un FCR pour y faire une carrière. Je me rappelle très bien de ces jours de 98 où avec mon ami Sofiane on rêvait à Paris à la cité universitaire du boulevard Jourdan de rentrer bâtir quelque chose entre la médecine et l'informatique en Tunisie. C’était au début du boom d’internet. Sofiane, ingénieur en informatique et télécommunication formé à Toulouse est rentré il y a quelques années pour monter sa boite à Tunis, moi, j’ai fait le choix de vivre ailleurs. Depuis, il a embauché au fur et à mesure une cinquantaine d’informaticiens. La dernière fois sous l’ombre d’un arbre autour d’un thé à la menthe il me racontait comment aujourd’hui les jeunes informaticiens ont des facilités à l’ambassade de France pour avoir des visas et aller travailler en France. Personne ne peut les empêcher de quitter, notre problème est de les remplacer.
A quoi rêvent les jeunes et les moins jeunes tunisiens de nos jours ? La question du départ des tunisiennes et des tunisiens, tout âge compris, à l’étranger est un sujet polémique. Est-ce une liberté, un droit ? Vous l’avez sûrement remarqué, depuis la proclamation des résultats du baccalauréat, les journalistes interrogent les lauréats sur leurs projets d’avenir. Les réponses sont variables mais une immense majorité des lauréats souhaitent poursuivre leurs études à l’étranger. Ce constat se vérifie dans les catégories, du travailleur agricole au professeur d’université et sans projection de retour.
Ceci me fait penser qu’il n’y a pas de méchants et de gentils Etats, chacun dans la position de l’autre aurait agi pareil, il suffit de relire les livres d’histoire. Seuls l’envahisseur a changé de nom mais le principe est le même.
L’extrême-droite en Europe et aux USA en jouent et exploitent le sujet de l’immigration pour gagner des voix, sauf quand il s’agit de l’intérêt de l’Etat, l’immigration devient subitement bonne. Rappelons-nous de la célèbre phrase de Lord Palmerston « L’Angleterre n’a pas d’amis ou d’ennemis permanents ; elle n’a que des intérêts permanents » s’applique à tous les pays. Malheurs à ceux qui ne savent défendre leurs intérêts. (L’exemple en cours les accords de l’ALECA).
Dans une excellente enquête sur le phénomène des départs à l’étranger dans le secteur informatique et communication intitulée fuite des compétences à l’ère du digital et réalisée à la demande de Infotica et le club DSI, M. Mustapha Mezghani nous apprend dans sa conférence présentée le décembre 2018 que le phénomène s’est accéléré à partir de 2014-2015 pour devenir particulièrement inquiétant ces trois dernières années*, le manque de gain pour les entreprises ainsi la difficulté des investisseurs à trouver la main d’œuvre qualifié (Voir figures).
Le profil des candidats au départ n’est pas forcément celui que l’on croit, ce n’est pas des touts jeunes mais c’est en majorité des hommes mariés avec enfants, diplômés en l’occurrence ingénieur dans cette étude et ayant déjà une expérience professionnelle (Figure 2 – Compétences tunisiennes à l’étranger).
Envisagez-vous de revenir en Tunisie
Les relations entre les États ont toujours été un rapport de forces. D’une façon ou d’une autre ceux qui ne savent pas préserver leurs intérêts finissent toujours par se faire phagocyter par les puissants. De notre temps ce n’est plus les hordes de cavaliers qui déboulent sur les villes et les champs mais de doucereux accords entre chefs d’États entérinent la main mise sur les ressources humaines et naturelles. A grand renfort de photos et de déclarations mielleuses les faibles se font exploiter, c’est moins sanglant mais les conséquences sont comparables.
La réalité est cruelle. La question se pose comment doit-on faire pour conserver nos compétences et recréer des richesses comme l’a fait mon ami et bien d’autres ? Et c’est bien le rôle des gouvernements quel qu’en soit l’orientation d’attirer nos concitoyens, cela doit rester une priorité comme celle d’attirer les investisseurs car ce sont eux les créateurs d’emplois.
Ce qui est fait aujourd’hui est exactement le contraire de ce qui devrait l'être. Pour les plus jeunes, l’Etat organise les départs massifs à travers des stages et des formations en fin d’études mal organisés. Pire, c’est un marché de dupes. Chacun connait les intentions de l’autre et ferme les yeux. Non pas qu’il faille couper avec l’étranger, mais il faut des structures, un projet, un suivi, des accords clairs avec les meilleures institutions internationales.
Pour les anciens, la grille des salaires dans la fonction publique et dans le milieu académique est ridicule. Il est impossible de retenir les compétences avec de telles offres et surtout de telles conditions de travail, M. Mezghani le démontre bien*.
Personne ne détient la vérité, mais certainement ceux qui ont eu l’expérience de travailler à l’étranger, c’est tout d’abord l’absence de tracasseries bureaucratiques et la facilité à s’épanouir dans son métier, les encouragements à la recherche qui sont les augments de fond qui poussent à partir. Ensuite chacun souhaite travailler pour s’assurer et garantir une vie décente à sa famille ; Aujourd’hui ni l’école pour ses enfants ni la santé ne sont assurées.
Tout est lié et interconnecté, notre gouvernement a fait perdre cinq au pays. Durant ces cinq ans des milliers de jeunes sont partis. L’absence de vision politique claire et de projets pousse les jeunes à partir, les résultats des élections municipales du Bardo et le taux de participation est un camouflet au gouvernement qui est le premier responsable de cette désenchantement.
Partir n’est pas trahir, c’est un droit et une liberté essentielle.Il revient à l’Etat d’être attractif et de retenir les compétences. Espérons que les urnes mettront en place une majorité qui comprend ce que sont les relations entre les pays et qui défendra en conséquence les intérêts de la Tunisie.
Mohamed Adel Chehida
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