Qu’est-ce qu’un historien ? Une réponse à Monsieur Safi Saïd
En hommage à l’École historique tunisienne
« L’histoire est une discipline des plus répandues entre les nations. Le vulgaire voudrait la connaître. Les rois, les dirigeants la recherchent à l’envi. Les ignorants peuvent aussi bien la comprendre que les gens instruits. En effet, l’histoire n’est, en apparence, que le récit des événements politiques, des dynasties et des circonstances du lointain passé, présenté avec élégance et relevé par des citations… Cependant, vue de l’intérieur, l’histoire a un autre sens. Elle consiste à méditer, à s’efforcer d’accéder à la vérité, à expliquer avec finesse les causes et les origines des faits, à connaître à fond le pourquoi et le comment des événements. L’histoire prend donc racine dans la philosophie, dont elle doit être comptée comme une des branches ». C’est par ces mots qui marquent l’apparition de la science historique qu’Ibn Khaldûn commence ses Prolégomènes.
Devant les récents, et moins récents, débats sur les liens entre Histoire, Mémoire et Roman national, cette réflexion propose une interrogation sur la place du récit, lelogosque les historiens tiennent sur leur épistémè.
Traditionnellement parlant, l’historien est impliqué dans l’objet même de ses recherches ; c’est lui qui le crée en partie. Le choix des questions qu’il soulève à propos de longues périodes historiques n’est pas purement fortuit et chaotique. On peut y discerner des tendances qui s’expliquent à leur tour sur le plan historique et sur le plan sociologique. En formulant ses questions, l’historien adopte un point de vue ayant lui-même une certaine dimension historique. Les différends méthodologiques au sujet de la valeur relative attribuable à tel ou tel type de problèmes ne proviennent pas seulement des nombreux aspects revêtus par les processus historiques du passé. Ils dépendent également de la façon dont l’histoire et l’historien viennent s’insérer dans la réalité quotidienne. Les problèmes de l’histoire, les questions mêmes qu’elle soulève constituent un fragment de l’histoire qui se fait. L’histoire dépend donc du devenir ; des corrélations spécifiques s’établissent entre le présent, la réalité historique contemporaine et les fonctions que l’histoire assume au moment présent, d’une part, et la connaissance du passé, d’autre part. La connaissance historique est donc liée de mille manières aux inquiétudes, aux conflits, aux antinomies et aux quêtes de sa propre époque, du présent au nom duquel elle interroge le passé. Sans être uniquement, comme l’a dit Paul Veyne, le moyen grâce auquel le présent se rend compte du passé, elle l’est cependant dans une certaine mesure. La connaissance historique possède un certain degré de caractère expressif : elle exprime le présent dans lequel elle naît et auquel elle participe. Ainsi l’historien n’est pas l’observateur impartial et immuable d’un passé et d’un présent qu’il domine. Les problèmes de son époque et ses réactions personnelles à leur égard ne peuvent disparaître subitement de sa vue à partir du moment où il se penche sur les archives. Le fait d’être un historien ne consiste pas seulement à adopter une certaine attitude méthodologique, il traduit aussi une prise de position intellectuelle et existentielle. En assumant des fonctions cognitives, l’historien ne prend pas seulement part à la connaissance pure ; il participe également, par l’intermédiaire de son milieu social, familial et philosophique à la connaissance historique de son époque. Certains aspects de sa position sont fondamentalement équivoques : l’influence exercée sur lui par la culture de sa propre époque lui dévoile et lui masque tour à tour les cultures révolues qui lui demeureront toujours plus au moins « étrangères ». L’historien s’efforce de maintenir son identité de savant qui pense en fonction des catégories admises par la culture de son époque et qui s’identifie en même temps à la culture passée ainsi qu’aux modes de pensée et d’action des hommes qui y ont participé. Il essaie donc, d’une part, de garder ses distances tant envers le passé qu’envers le présent et, d’autre part, de participer aux deux époques.
L’historien est en particulier enfermé dans un dilemme qui rend sa situation difficile : doit-il interpréter le passé en fonction du critère de causalité ou l’apprécier en s’appuyant sur celui de responsabilité ? Bien vague et imprécise est la limite à ne pas dépasser pour l’historien qui s’attache à expliquer les actions du passéen se gardant de tout jugement moral ; il enlève de ce fait à ses personnages toute part de responsabilité et il risque en outre de passer à côté de certains aspects essentiels du processus historique. Encore plus vague, imprécise et lourde d’antinomies est la limite à laquelle doit se tenir l’historien relatant un passé récent, chronologiquement révolu, mais qui relève pourtant du présent, sociologiquement parlant. En raison de son existence même, chaque fait peut être considéré comme l’un des éléments inéluctables de la chaîne des causes et des effets.
En relatant le passé, l’historien doit rester dans la perspective du présent dans lequel il vit et de la place que ce moment occupe dans l’évolution historique. Mais aucun présent n’est jamais achevé. Et comme c’est en lui précisément que se manifestement certaines tendances de l’évolution, le présent offre également, en raison même de son caractère synchronique, tout un ensemble de possibilités, tout un champ infini de choix et de surprises, de tendances divergentes et convergentes et de processus figés ou innovateurs. Sous son aspect diachronique, il apparaît plutôt comme l’instant d’un processus inévitable, comme le résultat inéluctable des causes qui l’ont déterminé. Sur ce plan diachronique, les possibilités qui ont été suivies de réalisation sont les seules qui importent en définitive. Les spéculations sur « ce qui aurait pu arriver », sur ce qu’aurait été le passé si les possibilités qu’il offrait n’avaient été gaspillées, ne se prêtent pas plus aux vérifications qu’aux falsifications. La tâche de l’historien n’est pas de décrire les événements qui auraient pu arriver, mais bien d’expliquer les causes pour lesquelles les événements se sont déroulés de la manière dont ils se sont précisément produits. Il est très difficile pour un historien de concilier les aspects diachronique et synchronique du passé, surtout lorsque il doit se livrer à des opérations de rationalisation ex post qui impliquent inévitablement la description de ce qui s’est « réellement passé ».
J'aimerais finir cet exposé en évoquant un texte du doyen Mohamed-Hédi Chérif qui insistait sur le fait que « l’historien est un homme de son milieu et de son temps, un homme ''situé''… [qui] obéit à un certain conditionnement spatio-temporel et aborde les réalités du passé avec les préoccupations du moment ». J'espère que cette définition du professeur Chérif aide à mieux appréhender le métier de l’historien en Tunisie.
Mohamed Arbi Nsiri
(Historien - Université Paris Nanterre)
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