Un nouveau livre de Hédia Khadhar: Les Lumières et l’Islam, Quelle altérité pour demain ?
Il n’est pas toujours facile d’opérer un retour dans le passé pour suivre la genèse de l’identité collective arabe et son cheminement à travers les siècles. Ce qui aurait eu, évidemment, le mérite d’éviter que des historiens ne disent, comme Henri Pirenne dans son Mahomet et Charlemagne, (p.14): « Avec l’Islam, c’est un nouveau monde qui s’introduit sur les rivages méditerranéens. Une déchirure se fait qui durera jusqu’à nos jours.» et, peut-être, par la même occasion, d’offrir au lecteur occidental des clefs pour jauger ce qui peut l’être et tenter de comprendre ces multiples prismes culturels au travers desquels les intellectuels arabes se perçoivent et perçoivent le monde.
A ce propos, saluons la publication de l’ouvrage Les Lumières et l’Islam, Quelle altérité pour demain ? qui vient de paraître chez L’Harmattan. Il s’agit d’une œuvre qui offre une clé d’interprétation opérante en ce sens, susceptible d’éclairer un peu plus le lecteur dans ses recherches. L’auteure, Hédia Ouertani-Khadhar, est professeure émérite, fondatrice de la Société tunisienne d'étude du dix-huitième siècle, et diplômée Sciences Po (Paris). Elle sait donc de quoi elle parle :
« Partant de recherches universitaires sur les Lumières, l’Orient et l’Islam depuis plus de trente ans, la réflexion sur les interactions et le dialogue entre l’Orient et Les Lumières s’est imposée par la suite comme domaine privilégié de recherche et trouve aujourd’hui une place pour qui veut comprendre notre temps ». (p.9)
La conjoncture actuelle aidant, dire que son ouvrage vient à point nommé, il n’y a aucun doute là-dessus:
« Les représentations hostiles à l’Islam de notre temps déclenchent des émeutes meurtrières et l’Islam comme l’islamisme deviennent synonymes d’obscurantisme. Dès lors, les combats des Lumières ressurgissent, et « l’infâme » devient désormais l’Islam. » (p.9)
Les Lumières et l’Islam, Quelle altérité pour demain?, constitué, pour une large partie, d’une série d’études scientifiques parues dans diverses revues, se développe en quatre parties bien distinctes. Habile prélude à toute l’œuvre, la première partie, intitulée « L’Islam dans les Lettres françaises à l’aube des Lumières », est principalement consacrée à l’étude du terme ‘barbarie’ et à l’image de la femme dans les pays barbaresques. Par précaution, dès le début, Hédia Khadhar a préféré souligner l’ambiguïté des termes « barbarie » et « barbaresque » dans la mesure où leurparenté, sicomplexe,n’a pas manqué de donner lieu à de nombreux malentendus, à une époque où l’intérêt pour l’Islam était vif. La conclusion de son étude, La « Barbarie imaginaire », centrée sur les récits « enchâssés dans les romans et contes des 17e et 18e siècles », lui a inspiré cette question pertinente:
« Dans la fiction romanesque, la Barbarie devient un lieu, non seulement d’aventures, mais aussi un lieu des possibles narratifs. La captivité sert de prétexte à une réflexion sur la barbarie des hommes (Voltaire), sur les limites de la liberté (Rousseau), sur les limites du cœur humain (Marivaux) ; dès lors, il ne s’agit plus de fictions idéalisées et de héros désincarnés mais d’aventures vraisemblables dans des décors qui se veulent réels.
Peut-on dire à la manière d’E Saïd à propos de l’orientalisme, qu’un « barbaraquisme » est à l’œuvre dans la littérature française des 17e et 18e siècles ? » (p.30)
Notons en passant, que cette question de l’orientalisme sera, de nouveau, abordée dans la deuxième partie de son livre, en particulier dans une étude très riche intitulée « La Bibliothèque orientale où l’Orientalisme érudit ».
L’image de la femme dans les pays barbaresques est développée dans trois études intitulées respectivement : « Eros en Barbarie » au 17e et 18e siècles, « Captives en Méditerranée » et « Nouvelles Affricaines de Madame de Ville dieu. Complexe à souhait, la question féminine dans cet ouvrage englobe une population multiconfessionnelle mêlant musulmans (maures ou turcs), juifs, et chrétiens captifs (esclaves) et autres convertis à l’Islam, à une époque où la Course en Méditerranée était à son apogée. Le constat final, on le devine, n’est guère flatteur :
« Les voyageurs européens voient chez les musulmans un tableau inversé de l’Europe. Les pays barbaresques évoluent d’un comportement débridé à l’égard des femmes au 17e siècle vers une répression des mœurs au 18e, en revanche, l’Europe héritière d’une tradition sévère à l’égard des femmes, évolue vers un libertinage des mœurs au 18e siècle ». (p.47)
Dans la deuxième partie de Les Lumières et l’Islam, « L’Islam vu par les Philosophes », avant de consacrer un court chapitre sur la guerre franco-tunisienne de 1770 vue par le Chevalier De Villages, Hédia Khadhar cite longuement Voltaire, Diderot et d’Alembert, soulignant méticuleusement les paradoxes qui illustrent l’instrumentalisation de l’Islam par ces philosophes, soucieux d’éviter la censure dans leur combat contre les deux pouvoirs, celui du roi et celui du clergé. Ainsi en est-il des écrits de Voltaire:
« Dans l’examen de la tragédie de 1742, intitulée Mahomet ou le fanatisme, Voltaire critique de sa société, futur auteur du traité sur la tolérance, avoue avoir tout mis en scène pour les besoins de dénonciation. Car, l’objectivité historique le cédera toujours à son obsession du fanatisme, à son acharnement à dénoncer le prêtre sanguinaire et superstitieux qui abuse de la crédibilité du peuple et le conduit à toutes sortes de crimes ».(pp.102-3).
Grâce aux relations des voyageurs aux 17e et 18e siècles, mais aussi grâce à Voltaire et aux Encyclopédistes, le regard sur l’Islam au 18e siècle devient plus élaboré dans la mesure où ces philosophes « démontrent que tant que l’Islam a choisi la raison, il est allé vers de grandes réalisations et qu’en revanche, en s’éloignant de la raison, il se dirige vers l’obscurantisme. C’est ainsi que l’Histoire est relue pour démontrer à la fois que le Prophète est un grand législateur (Voltaire) que l’histoire des musulmans est parsemée de hauts faits et que les pays musulmans ont besoin de Lumières ».(p.12)
Devenu l’affaire de tous, l’Islam suscite au 18e siècle, partout à travers l’Europe, un intérêt nouveau, moins polémique, et parfois une sympathie bien marquée pour le Prophète de l’Islam (Cf. la préface du Théodicée (1710) de Leibniz).
Dans la troisième partie, « Lectures des Lumières par quelques intellectuels Réformistes musulmans »,Hédia Khadhar consacre avec bonheur, entre autres, deux études centrées en particulier sur le Cheikh de la Mosquée El Azhar, Rifâ’a Tahtawî, avecson fameux Or de Paris (Takhlis al Ibriz fi Talkhis barîz) (1834). Ces deux études ont le mérite d’être baséessur l’approche comparative. La première, « L’Europe de Montesquieu dans la pensée arabe contemporaine », porte sur l’influence considérable du philosophe français sur des figures comme Abû Talib Khan, Tahtâwî, Khayr-ad-din, Ibn Abi Dhiaf ou encore Namik Kamel. Hédia Khadhar explique:
« Pourquoi Montesquieu ? réponse qui n’est pas seulement d’ordre affectif : « C’est l’Ibn Khaldoun du Monde arabe » ; en effet, pour Tahtâwî, l’Esprit des lois est une comparaison entre les systèmes de lois religieuses et les systèmes politiques basés sur l’évidence rationnelle, sur le vrai et le faux rationnel comme chez les mutazilites dans leur tahsin et taqbih El aqli. Montesquieu est considéré comme l’Ibn Khaldoun de l’Occident et inversement Ibn Khaldoun, le Montesquieu de l’Orient car l’une des institutions occidentales les moins intelligibles à l’observateur musulman était l’Assemblée représentative élue » (p.156)
Dans cette étude Hédia Khadar cite deux figures tunisiennes, Khayr-ed-din et Ibn Abi Dhiaf, qui se sont intéressés à Montesquieu. Si dans son Essai sur les réformes nécessaires aux états musulmans Khayr-ed-din réfute la théorie des climats, pourtant une idée essentielle, développée aussi bien par Ibn Khaldoun que par Montesquieu, en revanche, il plaide en faveur de l’élaboration d’une loi fondamentale qui viendrait compléter la loi religieuse. Hédia Khadhar citera plus longuement Khayr-ed-Din dans la dernière partie de son livre. Quant à Ibn Abi Dhiaf, tout comme Montesquieu, il rejette le despotisme car, dit-il, il est contraire à la loi religieuse et à la raison. Aussi propose-t-il qu’en dehors de la « Charia » ou loi religieuse, soit créée une loi fondamentale susceptible de garantir l’égalité des citoyens devant l’impôt et le respect du statut des non musulmans.
La deuxième étude, comme son titre « Des Lettres persanes à l’Or de Paris » l’indique, est presque exclusivement consacrée à Tahtâwî. A ce propos, bien que l’empreinte de ce dernier soit la plus déterminante, on constate avec regret que Hédia Khadhar omet de citer plusieurs pionniers célèbres, comme, par exemple, Alî Mubârak et son Alam al-Dîn (L’étendard de la religion), ouvrage volumineux (3 tomes) paru en 1882, visant les Azharites de l’époque, ou le Syro-libanais Farah Antûn, fondateur en Egypte de la revue avant-gardiste Al-Jâmi’a, auteur du célèbre Al-Dîn wa-l-’Ilm wa-l-Mâl aw al-mudun al-thalâth (Religion, science et argent ou les Trois Cités) ou encore son compatriote,Abd al-Rahmân ibn Ahmad al-Kawakibi, dont l'œuvre, Umm al-Qûra (La mère des cités, c’est-à-dire la Mecque), et Tabâ'ia al-Istibdâd wa Massariâ al-Istiâbad (Caractéristiques du despotisme et le combat contre l'asservissement), lui a valu des exactions et des séjours dans les geôles turques à Alep, puis l’exil.
Enfin, la quatrième et dernière partie de Les Lumières et l’Islam, intitulée « Les Lumières, des nationalismes au « Printemps arabe », est largement consacrée à la révolution tunisienne, au rôle de l’armée, et aux Droits des Femmes. Partant de la période coloniale, l’auteure y souligne l’apport du Collège Sadiki et l’émergence d’une élite tunisienne qui sera le fer de lance de l’indépendance. L’enrichissement intellectuel se poursuivit après l’indépendance, les programmes scolaires faisant constamment référence aux philosophes des Lumières, d’où, aujourd’hui, l’émergence d’un « je citoyen » appelant à la démocratie, à la tolérance, à la liberté d’expression et au respect des Droits de l’Homme.
Parce que « la littérature, les arts vont être un support formidable d’expression de cette aspiration à la liberté » (p.16),Hédia Khadhar cite dans son étude « Les marqueurs politiques de la Liberté » les divers symboles de la liberté inspirés par les « Révolutions du monde » et par le Street art, qui s’étalent sur les murs de Tunis au lendemain de la révolution. « C’est, résume-t-elle,l’appropriation d’une mémoire collective au profit d’une identité nationale. » (p.223)Autrement dit, c’est le produit « d’un imaginaire diffus et le plus souvent stéréotypé voire fantasmatique…un premier pas pour comprendre la source d’une mythologie révolutionnaire de ce qui a été surnommé le « Printemps arabe ». (p.224)
Il est évident que l’ignorance est la mère de tous les maux qui frappent la nation arabe. En cette période de globalisation et de migration généralisée, l’européocentrisme qui avait longtemps prévalu dans la vision de la civilisation arabe a, certes, perdu du terrain. Mais à l’heure où le populisme, de droite comme de gauche, ne cesse de s’étendre partout, dans le monde, fermant de plus en plus les frontières, seul l’échange culturel est susceptible d’abaisser les tensions en aiguisant la perception de soi et de l’Autre. Bien que cet ouvrage, Les Lumières et l'Islam, soit composé de plusieurs études différentes qui, parfois se recoupent, il est néanmoins un travail de culture, précieux, une entreprise louable à plus d’un titre.En ce climat délétère, où règnent le terrorisme, la méfiance, et les discours négatifs qui tendent à rabaisser l’Autre, cette riche et méticuleuse approche comparative prouve que les différents aspects de la civilisation islamique ne peuvent plus être décrits en termes d’influence ou d’emprunt, mais plutôt en termes de continuité, de discontinuité et d’innovation, et impulse par conséquent, l’échange spirituel et le dialogue des civilisations, l’unique alternative pour éviter les rivalités actuelles qui existent aujourd’hui entre les divers systèmes de valeurs.
Rafik Darragi
Hédia Khadhar, Les Lumières et l’Islam, Quelle altérité pour demain ? L’Harmattan, janvier 2018, 268 pages.
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