Naître une seconde fois
Six ans d’errance se sont passés depuis les évènements que l’on a appelé révolution. Six années durant lesquelles la navigation s’est faite à vue sur les vagues pleines d’écueils de la mondialisation et d‘un monde en crise, un monde sans modèle économique fiable étant donné l’échec flagrant du modèle libéral et du système monétaire et financier international. Depuis 2011 en Tunisie, se sont succédés au gouvernement comme au parlement des amateurs sans expérience et sans compétences, que ce soit en matière de jeux politique ou en matière de gouvernance institutionnelle. Politiques d’austérité injustement mise en œuvre succédant à d’autres, des sacrifices demandés aux mêmes personnes, affranchissant un groupe d’intouchables, nous avons touché le fond. Nous sommes acculés à pardonner aux bandits capitalistes par voie législative ; nous assistons en public à des esclandres scandaleux dans l’hémicycle du parlement avec des propos qui ne sont même pas dignes de la rue et pour finir, on nous promet une loi de finance pour 2018 encore plus dure que les autres avec d’autres hausses de prix, d’autres taxes à payer et une TVA qui doit être majorée. Nous nous enlisons ! on nous fait croire que ce sont les ministres qui sont en cause alors que c’est tout l’édifice gouvernemental qui est bancal. Le dernier remaniement ministériel, comme tous ceux qui l’ont précédé, est un écran de fumée pour masquer l’incompétence de nos dirigeants à résoudre les problèmes dans lesquels ils nous ont enfoncé. C’est de la poudre aux yeux pour couvrir le manque d’objectifs et de stratégie du gouvernement et l’absence d’un programme clairement défini.
Tant de médiocrité et personne pour s’y opposer. S’attacher à prendre des décisions inopportunes et sans intérêt alors que des problèmes majeurs sont urgent à résoudre.
Le droit pour les familles tunisiennes, à l'étranger d'importer une deuxième voiture FCR semble être la préoccupation du gouvernement et focalise son attention à l'occasion du forum annuel des Tunisiens à l'étranger. Est-ce une question si importante ? L’abrogation de la circulaire de 1973 qui encadrait le mariage des Tunisiennes musulmanes avec des non musulmans est-elle une question si importante, quand bien même cette dernière était en contradiction avec la Constitution de 2014. L’effort national semble s’orienter vers des questions sans intérêt immédiat et nos gouvernants se détournent des vrais problèmes, ceux qui conditionnent l’existence et le devenir de notre pays pour des joutes électoralistes, la poursuite de chimères et le détournement de l’attention de l’opinion publique. Beaucoup d’énergie dépensées pour créer une tempête dans un verre d’eau. Ces questions évoquées sont à traiter certes, mais il n’y a pas urgence ni péril en la demeure. Par contre d’autres questions sont à traiter de toute urgence et le gouvernement ne semble pas s’en préoccuper. La situation sociale devient préoccupante. Les citoyens ont de plus en plus de mal à maintenir la tête hors des flots de la misère qui menace de les submerger. Des prix qui augmentent à répétition, des salaires ridicules qui ne permettent même pas de vivres convenablement, une pression fiscale scandaleuse, un système éducatif de plus en plus mercantiliste, des bandits de la finance et de l’industrie qui pompent le potentiel économique du pays avec la complicité d’organisations nationales, corruption à tous les niveaux dans tous les secteurs, le dinar tunisien qui ne vaut même plus le papier sur lequel il est imprimé, … et la liste est encore longue. Tous ces problèmes sont relégués au second plan devant l’importante question de la deuxième voiture des Tunisiens à l’étranger ou les déboires matrimoniaux de quelques femmes. Loin de moi l’idée de dénigrer l’importance de ces questions mais cela peut attendre, il n’y a pas urgence. Nos gouvernants semblent avoir perdu le sens des priorités.
La gestion du changement qui s’opère dans le pays depuis l’insurrection de 2011 et qui semble dépasser les compétences de ceux qui sont aux commandes. Les modèles organisationnels et les modes de gouvernance évoluent, mais aucun changement ne peut être bien mené sans accompagnement des parties prenantes, ni sans une compréhension des enjeux et des différents facteurs qui entrent en ligne de compte pour permettre au changement de se réaliser.
Le changement, pour une société humaine, comme pour toute institution, est porteur de risques et d’opportunités. Pour limiter les risques et saisir les opportunités en termes de développement et de croissance, les décideurs doivent avoir une vision claire de l’ensemble des éléments qui constituent l’environnement de la société. Quels facteurs technologiques, économiques, politiques, fiscaux, juridiques, sociaux et environnementaux notamment, sont susceptibles d’avoir un impact sur l’objectif fixé. Quels effets ce changement aura, potentiellement, pour la société en matière de relations avec ses parties prenantes, en matière de positionnement aussi par rapport aux nouveaux paramètres d’évaluation.
Au sein même de la société, de nombreuses évolutions et mutations doivent être anticipées car la recherche de performance, de compétitivité, qui passe par des optimisations en termes d’organisation, de fonctionnement de compétences et de coûts, aura nécessairement des effets secondaires qu’il faut être capable d’assumer. La mission des dirigeants est alors de les contenir, de les réduire au minimum supportable, afin de préserver l’intégrité des citoyens, autant que de la société toute entière. C’est pourquoi il est essentiel de préparer le changement à venir pour éviter les mauvaises surprises. Il faut analyser la situation de la société avant le changement (outils, ressources, culture, processus, …) et imaginer à quoi elle devra ressembler, en fonction des objectifs visés et des facteurs connus, dans « l’après-changement ».
Il faut aussi repérer les facteurs de risque, ce qui permettra aussi d’identifier les facteurs de réussite.
La préparation du changement, c’est l’analyse objective, la mesure, la planification mais aussi et surtout l’accompagnement par des compétences, la pédagogie. La vision de la société à venir doit être claire, reprécisée à l’ensemble des collaborateurs et composantes sociétales, car le changement ne peut se réaliser sans leur adhésion. Il est par conséquent essentiel d’en expliquer les raisons comme la finalité, d’en détailler les étapes et leurs implications en toute transparence et de donner à chacun la possibilité de s’emparer du rôle qu’il aura à jouer à l’avenir. Si l’on ne crée pas la confiance nécessaire à la réussite d’un projet de transformation, si l’on ne donne pas aux citoyens les moyens d’y parvenir, alors de nombreux points ne seront pas à la hauteur des attentes initiales. Le changement repose largement sur un plan d’action prenant en compte les aspects clés que sont les besoins en matière de compétences, d’outils et de ressources et l’identification des leviers de motivation pour les parties prenantes. Seul un plan d’action détaillé, maîtrisé et exhaustif permettra d’atteindre les objectifs voulus. On peut avoir une vision définie, fait l’acquisition de nouveaux outils censés améliorer la productivité décisionnelle, mais sans stratégie, sans une répartition cohérente des actions à mener, sans objectifs en termes de temps, l’échec est assuré. Il est crucial aussi de ne pas négliger la durée des phases de transition, qui doivent être suffisantes sans être trop longues. C’est un élément essentiel, tout comme le bon sens et les compétences. L’utilisation des compétences et le développement du bien-être de la population sont des clés de l’évolution réussie.
Les périodes de changement demandent une plus grande résilience de la part des citoyens et des composantes sociétales, un engagement sans faille qui implique parfois des changements psychologiques ou physiologiques. Des citoyens qui voient leur Etat et ses gouvernants incapables d’atteindre les objectifs qui leur sont fixés et continuellement en situation d’échec, seront forcément en situation de mal-être. Là aussi, le dirigeant et les équipes investies de la gouvernance du changement ont une mission clé d’anticipation : il s’agit d’adapter la politique interne pour proposer un accompagnement sur mesure en temps de crise et s’assurer que le bien-être des citoyens est, plus encore qu’en période de stabilité, garanti.
On a vu souvent, des dirigeants façonner des projets en omettant de prendre en compte l’aspect compétence de ses collaborateurs. Les citoyens se retrouvent alors en perte de confiance, démotivés car ils ne sont plus à même d’assumer les nouvelles situations dans lesquelles ils se retrouvent du fait de décisions inopportunes ou inadaptées ou d’une absence de décision. Négliger l’aspect compétences d’une équipe gouvernementale, c’est prendre le risque de générer une perte d’adhésion des composantes essentielles de la société et d’importantes frustrations. Il est impossible de mener à bien un projet de changement sans accompagner les citoyens par des compétences, pour les aider à prendre en main leur nouveau rôle, sans les soutenir, sans leur offrir une vision claire de leurs missions et objectifs. C’est le rôle du dirigeant d’anticiper et de garantir l’acquisition de la compétence là où elle se trouve, afin d’assurer le bon déroulement du projet. Le changement implique donc l’acquisition de compétences, mais aussi de nouveaux outils, d’espaces parfois et le financement de projets. Sous-estimer l’un de ces éléments est un risque, et un écueil courant. Dans le cas d’une société, le déploiement de nouveaux outils de gouvernance aura pour but d’améliorer son fonctionnement et d’optimiser sa performance de manière globale (harmonisation des processus, mises à jour et développements facilités des politiques et de la règlementation, réduction des dépenses budgétaires inutiles…). Cela implique que les gouvernants revoient leurs pratiques, réapprennent à travailler, s’adaptent à un outil voire à un mode de fonctionnement différent pour suivre l’évolution de la société. Pour encourager la prise en main des nouveaux outils, les dirigeants doivent permettre à chacun de participer au changement. L’accompagnement et les décisions deviendront alors transverses, horizontaux plutôt que verticaux, ce qui facilitera l’adhésion des parties prenantes et la bonne réalisation du projet. Ces actions sont autant de leviers qui permettent de capitaliser sur les expériences et les compétences disponibles dans la société et de s’assurer qu’elles soient diffusées à tous les niveaux pour que les citoyens puissent accompagner les nouveaux enjeux, pour faciliter la transition. Activer différents leviers de motivation de la population, par la mise en place d’initiatives favorisant l’épanouissement personnel et visant à garantir l’équilibre de vie est un élément important. Si ces mesures sont souvent pointées du doigt comme étant des « gadgets » ayant pour unique but de promouvoir des ambitions électoralistes, elles ont dans les faits, et plus encore lorsqu’il s’agit de traverser une passe difficile de transformations lourdes, un impact qu’il ne faut en aucun sous-estimer. La vérité se trouve au coeur de toutes les légendes urbaines. Celle-ci nous fait savoir que tout individu-citoyen nait deux fois. La seconde naissance se produit quand il a gagné par ses actes sa place au sein du peuple. L’union de quelques esprits courageux et déterminés peut suffire pour sauver notre monde. Nous pouvons tous être le héros de notre propre vie, tous autant que nous sommes, à condition d’avoir le courage d’essayer. Nous devons réparer le pays et travailler ensembles pour survivre.
Seul l’ensemble de ces leviers activés simultanément et avec des intentions honnêtes, pourrait permettre la réalisation d’un changement fluide, défini dans le temps et pérenne qui portera ses fruits en matière de résultats.
Monji Ben Raies
Universitaire
Enseignant et chercheur en droit public
Université de Tunis El Manar
Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis
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