La décentralisation en Tunisie: entre espoirs et réalité
Le 17 décembre prochain, les électrices et les électeurs Tunisien(es) doivent se rendre aux urnes pour voter pour désigner leurs nouveaux représentants locaux, même si certains pensent que cette date n’est pas réaliste.Les réseaux sociaux s’agitent sur les chances que les différents partis ont de gagner ces élections et on voit quelques appels à la confection de listes autonomes (hors partis) mais nous ne voyons pas de débats sur les responsabilités des futures collectivités locales et les moyens de relever les défis. Et pour cause, jusqu’à présent le grand public ne dispose pas d’éléments clairs sur les responsabilités qui seront confiées aux communes et aux autres entités locales. La loi de décentralisation n’a pas été soumise au vote des députés de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) et, mis à part celles et ceux qui ont préparé cette loi, rares sont les personnesqui en connaissent la teneur exacte. Dans ces conditions, difficile de lancer le débat sur les enjeux de la décentralisation et des prochaines élections locales sauf à y voir simplement une répétition générale des élections nationales (ARP et Présidence de la République) prévues en 2019. Notons tout de même qu’il semblerait que les deux partis au pouvoir accepteraient d’aller à ces élections sans que le code devant régir les collectivités locales soit adopté. Rappelons, pour mémoire, que le FIS, en Algérie, est arrivé aux portes du pouvoir, en faisant cavalier seul aux élections locales,un an avant.
A ce stade du débat, seul un rappel des dispositions de la Constitution de 2014 en matière de décentralisation est possible, ainsi que la possibilité d’en cerner les enjeux. Loin derechercher à passer en revue de manière exhaustive les articles concernés dans la Constitution,il est important de vérifier si ces articles vont dans un sens positif en matière de: (a) responsabilité réelle des élus locaux, (b) capacité à maîtriser le développement urbain anarchique qui se développe actuellement et enfin (c) disposer des moyens financiers nécessaires à la prise en compte du développement local.
1. Pourquoi la responsabilitéréelle des élus locaux est-elle si importante?
Un pouvoir politique se doit d’être responsable de ses actes. Rien n’est en effet pire, en démocratie, que lorsqu’un élu politique peut se retrancher derrière un autre pouvoir ou derrière une institution pour amoindrir ou nier sa responsabilité. La Constitution Tunisienne de 2014 affirme dans son article 132, le principe de la personnalité juridique des collectivités locales et de leur libre administration. Cet article devrait donc être suffisant pour affirmer que les collectivités locales ont cette liberté qui fonde leur responsabilité pleine et entière. Mais il n’en est rien en fait car deux autres articles viennent encadrer cette liberté et pourraient le faire même de manière très étroite. Il s’agit de l’article 14 de la Constitution qui précise que la décentralisation a pour limite le «cadre de l’unité de l’Etat», et par conséquent, il serait en fait possible pour l’État,à tout moment pratiquement, d’invoquer ce cadre unitaire pour brider et limiter les pouvoirs des entités décentralisées. De même, l’article 138 de la Constitution instaure un contrôle de la légalité des actes des collectivités locales. Même s’il s’agit d’un contrôle a posteriori, c’est-à-dire après que la collectivité locale ait posé son acte, l’État peut empêcher celle-ci d’agir.
Dans ces deux cas, il faudra que les lois concernant la décentralisation viennent très précisément fixer dans quel cas le cadre de l’unité de l’État pourrait être évoqué pour limiter l’action des entités décentralisées et viennent également préciser les modalités du contrôle des actes des communes pour pouvoir juger de la réalité de la décentralisation tunisienne. Si ces lois sont imprécises et laissent une large marge d’appréciation au pouvoir de tutelle qui sera exercé par le Ministère de l’Intérieur (tutelle administrative), la décentralisation tunisienne pourrait n’être qu’une coquille vide car les pouvoirs locaux pourraient être à la merci des décisions administratives du pouvoir de tutelle. Même si la tutelle administrative renvoie les actes des collectivités locales vers le juge administratif, il faudra que les textes de lois soient clairs pour enfermer les décisions de justice dans des délais précis et raisonnables (de l’ordre du mois) et dans un cadre juridique étroit.
Si ces préalables n’étaient pas mis en place dans les textes qui doivent être adoptés par l’ARP, les élus locaux pourraient alors se réfugier derrière ce pouvoir pour limiter leurs responsabilités voire pour s’en décharger plus ou moins complètement. Et dans ce cas, cela les rendraient peu redevables envers la population.
2. Pourquoi les nouvelles entités décentralisées doivent-elles être capables de maîtriser le développement urbain?
Les zones de peuplement agglomérées de Tunisie ont tendance à se développer de manière anarchique pour beaucoup d’entre elles. Les constructions poussent çà et là au gré des propriétaires terriens. Les collectivités locales doivent avoir le pouvoir d’autoriser ou d’interdire effectivement les constructions et le type de constructions qui s’implantent dans les limites de leur territoire et de faire respecter leurs décisions. En effet, vivre en collectivité démarre assez vite car il suffit d’avoir une dizaine de maisons qui s’agrègent, et il revient alors aux autorités locales d’organiser cette vie en commun: éclairage public, ramassage des ordures ménagères, écoles, santé, etc. Si la vie en commun revient simplement à réunir des personnes sans organiser cette vie en groupe, les ordures s’amoncellent, les eaux usées partent dans la nature, etc. Très vite il devient difficile de vivre ensemble. Dans les faits en Tunisie, il y un enchevêtrement d’autorités qui peuvent autoriser des constructions, ce qui nuit à la prise de décisions responsable et à leur suivi effectif.
L’article 134 de la Constitution peut susciter quelques craintes dans la mesure où en matière de compétences des collectivités locales, il prévoit des compétences propres et des compétences partagées avec l’État et des compétences déléguées. Il ne reste qu’à souhaiter que dans les textes qui seront adoptés par l’ARP, l’urbanisme et la délivrance des permis de construire seront clairement et sans ambiguïté, soit dans les mains de l’État soit dans les mains des collectivités locales mais qu’il sera désormais possible pour le citoyen de savoir exactement qui a la responsabilité effective de rendre les agglomérations Tunisiennes vivables ou invivables. Cette responsabilité devra être clairement donnée aux collectivités locales de manière à ce que ce soient les élus locaux, ceux qui vivent le plus près de leurs concitoyens, qui en portent la responsabilité. Ce serait en effet trop facile de dire, lorsque les villes deviennent invivables, car souvent embouteillées ou mal desservies en services de base ou plus simplement laides avec des bâtiments hideux: “Ce n’est pas de ma faute mais de celle de l’Etat». Le citoyen doit pouvoir clairement incriminer l’élu local pour lequel il a voté si les services ne sont pas mis en œuvre. A l’inverse, il doit porter un regard positif sur cet élu local s’il voit que des efforts sont faits pour améliorer la vie de tous les jours dans la cité.
Par ailleurs, il est souvent évoqué le manque de personnel compétent et les risques de corruption des fonctionnaires locaux pour que les responsabilités en matière d’urbanisme ne soient pas confiées aux élus locaux. Ces deux motifs sont irrecevables car les collectivités locales peuvent disposer et recruter au besoin le personnel nécessaire pour disposer des compétences nécessaires. De plus des outils partagés sur Internet sont disponibles pour maîtriser le développement urbain et les exigences à avoir pour délivrer un permis de construire. En matière de corruption, les fonctionnaires locaux n’ont pas de leçons à recevoir des fonctionnaires de l’État ceux-ci étant déjà, hélas, passés maîtres en la matière et l’élu local cherchant à se faire réélire, ayant un minimum de fierté pour qu’il soit dit que son administration n’est pas corrompue, elle.
3. Pourquoi faut-il que les collectivités locales disposent de moyens financiers conséquents, prévisibles et durables ?
Opérer une décentralisation approfondie, comme veut le faire la Tunisie dans une période de crise financière comme celle que traverse le pays depuis plusieurs années, relève d’un défi majeur. En effet, alors qu’on ne sait pas, à ce jour, de quels moyens financiers les collectivités locales dont les responsables devant être élus, en principe, le 17 Décembre, disposeront réellement, il est encore temps aux membres de l’ARP de convaincre le Gouvernement pour qu’un maximum de moyens financiers leurs soient accordés sinon, autant dire que la volonté décentralisatrice, inscrite dans la Constitution de 2014, restera lettre morte.
Il va être facile au Gouvernement d’argumenter qu’en cette période de vaches maigres, l’essentiel des moyens financiers doit rester dans les mains de l’État pour des raisons toutes plus importantes les unes que les autres.Il faudra aux représentants du peuple de réussir à ce que le maximum de moyens financiers réguliers et durables soitattribué aux collectivités locales. En effet, sans moyens financiers prévisibles, pas moyen pour une collectivité locale de faire des plans de développement et d’inscrire son action dans la durée. Enfin, sans moyens financiers assis sur la richesse locale pas de véritable citoyenneté.
La Constitution de 2014 traite de la question des finances des collectivités locales à travers trois articles, les articles 135, 136 et 137. Les principes sont généreux mais ils ne permettent pas de garantir que les collectivités locales disposeront des moyens financiers nécessaires à un développement vigoureux et harmonieux. Il sera donc nécessaire que les lois relatives aux moyens financiers des collectivités locales soient plus précis et garantissent une source suffisante de revenus.
L’article 135 de la Constitution pose un principe général à savoir que les collectivités locales «doivent correspondre aux attributions qui leur sont dévolues par la loi». Sur le papier, voilà de quoi rassurer les élus locaux, mais dans la pratique, il est très difficile d’apprécier le volume des moyens financiers nécessaires. Comment les moyens financiers doivent-ils être appréciés pour les dépenses de fonctionnement et pour les investissements, dans une phase de progression et d’amélioration des services rendus à la population? Autant de questions qui mériteront des réponses précises au risque que cet article de la Constitution n’ait aucun impact dans la réalité.
L’article 136 est également très généreux car il pose le principe de la péréquation des ressources entre les zones les plus riches et celles qui le sont moins. Dans la pratique, il reste à voir jusqu’où ira ce principe d’une part et, d’autre part, comment les collectivités locales et les populations des zones les plus aisées accepteront que l’État vienne rogner sur leurs ressources pour les donner à d’autres collectivités locales alors que les besoins pourront être importants dans les zones réputées riches en raison des spécificités à traiter. Par ailleurs, chacun pourra se poser des questions sur l’utilisation rationnelle faite des fonds qu’elles recevront par les collectivités locales les moins riches, n’y aurait-il pas là un risque de gaspillage ?
Enfin, l’article 137 de la Constitution affirme que les collectivités locales gèrent librement leurs finances, là encore il s’agit d’une disposition généreuse qui doit être tempérée par le principe énoncé à l’article suivant de la Constitution qui rappelle le contrôle des actes des collectivités locales par l’Autorité de Tutelle, même si ce contrôle se fera àposteriori, il n’en sera pas moins susceptible de mettre de nombreuses entraves au fonctionnement des collectivités locales.
La décentralisation en Tunisie est donc sur la rampe de lancement. A ce stade, tout est encore possible, elle pourra s’écrire en lettres d’or ou au contraire en lettres ternes. Il est important que les députés en soient conscients et que le Gouvernement le soit aussi.
Dans le même contexte, et dans l’environnement politique, la Tunisie doit inventer un nouveau mode de gouvernance basé sur une séparation claire et nette entre la religion et tout ce qui touche de près ou de loin à la politique! Point de démocratie, de développement et de bonne gouvernance sans un système fondé sur la sécularisation de toutes les institutions et des lois ! En effet, la non-laïcité a déjà coûté plus de soixante ans de sous-développement aux Tunisien(nes), le temps est venu de changer de cap afin d'assurer enfin développement, paix et prospérité?
La question fondamentale à poser, sept ans après le soulèvement populaire: Quelles chances aurait un parti séculier de réussir à rallier la masse silencieuse qui profondément appelle de ses vœux à un changement radical de la situation dans laquelle elle tente de survivre? Enfin, peut-on rêver d'une autre Tunisie plus juste, plus inclusive, plus équitable et par voie de conséquence plus prospère?Le long chemin vers la libération des esprits des diktats des fondamentalistes, du terrorisme, des mafias et des contrebandiers ne fait que commencer !Il est temps d’assumer collectivement toutes les responsabilités afin de ne pas faire rater à la Tunisie son rendez-vous avec l’Histoire, en tant que pays qui a toujours été pionnier et doit continuer à l’être!
Jean-Michel Beyna & Khadija T. Moalla
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