Louvre couture - Objets d’art, objets de mode: Une invitation de la mode, entre interaction et artification

Par Lamisse Lassilaa, artiste visuelle et doctorante à l’Université Paris 8 - L’interaction entre l’art et la mode a toujours fasciné chercheurs, créateurs et amateurs, révélant des dynamiques culturelles, sociales et économiques profondes. L’intégration des valeurs esthétiques et des principes artistiques dans l’univers de la mode trouve aujourd’hui une résonance particulière. Le terme «art» incarne ici l’essence même de ce que la mode peut offrir: créativité, fastuosité, étrangeté, déroutement, frivolité… Autant de facettes apparemment dissonantes qui se rejoignent dans une élégance intemporelle. C’est un univers que l’on redécouvre sous une lumière nouvelle, mettant en évidence emprunts, hommages et échos visuels entre la haute couture et les arts. Qu’elles soient fortuites ou intentionnelles, ces rencontres se déclinent en motifs, en formes ou en thèmes, tissant d’invisibles correspondances entre les styles. Elles témoignent de l’influence réciproque entre l’interprétation esthétique des couturiers et la séduction infinie du langage artistique.
Cet article s’attache à explorer ces conceptions à travers l’exemple de l’exposition «Louvre Couture: Objets d’art, objets de mode», présentée au musée du Louvre. En analysant cette exposition, nous verrons comment la mode peut être perçue comme une forme d’art à part entière et comment elle dialogue avec les institutions muséales.
Inaugurée le 24 janvier 2025 et visible jusqu’au 21 juillet 2025, l’exposition «Louvre Couture: Objets d’art, objets de mode» fait entrer la mode dans l’un des temples les plus prestigieux de l’art mondial. Elle établit un dialogue inédit entre les chefs-d’œuvre du département des Objets d’art du musée et des créations emblématiques de la mode contemporaine, couvrant la période des années 1960 à nos jours. Le parcours, qui s’étend sur près de 9 000 m², propose une déambulation immersive à travers une centaine de silhouettes et d’accessoires. Ces pièces résonnent avec érudition, émotion et poésie, illustrant les liens profonds qui unissent la mode aux arts décoratifs, aux styles historiques, aux métiers d’art et à l’ornementation. L’exposition réunit pour la première fois les créations de quarante-cinq maisons et designers majeurs, parmi lesquels: Balmain, Iris van Herpen, Dolce & Gabbana, Alexander McQueen, Versace, Chanel, Dior, Giambattista Valli, Hermès, Jacquemus, Jean Paul Gaultier, Loewe, Louboutin, Louis Vuitton, Maison Margiela, Mugler, Yves Saint Laurent, Rick Owens, Schiaparelli, Alaïa, Balenciaga, pour ne citer qu’eux.
Autour de cette exposition, le Louvre organise également des événements dédiés à la mode: conférences, ateliers, visites guidées, défilés, et même un prestigieux «Le Grand Dîner du Louvre», en présence de nombreuses personnalités du monde de l’art, de la mode et de la culture.
Couture et objets d’art en dialogue
La conception de l’exposition est signée Olivier Gabet, historien de l’art et directeur du département des Objets d’art du musée du Louvre. Il en assure également le commissariat, avec la collaboration de la scénographe Nathalie Crinière (Agence NC), Manon Grange et Héloïse Lévêque. Le graphisme a été confié à Anamorphée, Charlotte Halpern et Théo Chevalier, et la lumière à ACL, Élodie Salatko et Alexis Coussement. L’exposition bénéficie du soutien de Kinoshita Group, Visa et TF1.
Le choix de présenter les créations au sein même du département des Objets d’art, plutôt que dans un espace isolé, reflète une volonté de dialogue artistique et esthétique raffiné, discret mais profondément signifiant.
«Je voulais que ce soit quelque chose qui soit unique, qu’on ne puisse voir qu’au Louvre. Et donc tout de suite on s’est dit, on ne la fait pas dans un espace d’exposition, on le fait au cœur des collections. Et ça m’intéresse beaucoup parce que je suis convaincue qu’il faut ces lieux patrimoniaux, historiques très forts, qui sont magnifiques. Il faut croiser les regards et croiser les publics. Donc c’est ça le projet!» - Laurence des Cars, présidente-directrice du musée du Louvre
«Je pense que la scénographie dans les salles du Louvre a aidé à poser le regard, à s’arrêter et à prendre le temps.» - Nathalie Crinière
Une histoire de l’art à travers la mode
Depuis les broderies complexes de la Renaissance jusqu’aux visions futuristes des créateurs contemporains, la mode a toujours puisé dans les courants artistiques. L’exposition «Louvre Couture» illustre cette porosité en donnant à voir des œuvres hybrides, véritables créations d’art à part entière.
«Dans la conception de cette exposition, à partir au moment où on invitait la mode au sein d’un département, il me paraissait évident que les objets accueillaient la mode, mais que celle-ci ne les excluait pas et qu’il fallait trouver un point d’équilibre, une forme de dialogue apaisé.» - Olivier Gabet
- Christian Dior, robe «Musée du Louvre» (1949)
Symbole inaugural de l’exposition, cette pièce issue de la collection « New Look » révolutionne la mode d’après-guerre. Avec ses lignes élégantes et féminines, elle marque le retour à la sophistication après les années d’austérité, incarnant un lien poétique avec l’univers du Louvre.
«Sur le dessin original, on peut voir que Monsieur Dior a écrit Musée du Louvre, parce qu’il était un visiteur régulier et un supporteur du Louvre.» - Stephen Jones
Croquis de la Maison Dior, Bruno Fray ©
- Chanel, Karl Lagerfeld, Collection Haute Couture Printemps-Été 2019
Pour sa dernière collection, Lagerfeld s’inspire du XVIIIe siècle et d’une commode conservée au Louvre. Les broderies de Lesage et les plumes de Lemarié transforment les motifs en reliefs chatoyants, hommage à l’ornementation des meubles précieux.
Nicolas Mathéus ©
«Ceux sont des meubles tout à fait exceptionnels, à la fois par leur décor, leur technique et leur bronze argenté. Manifestement, M. Lagerfeld connait parfaitement ces meubles, pour pouvoir s’en inspirer de cette manière.» - Anne Forray-Carlier, conservative en chef au département des objets d’art du musée du Louvre
- Jean Paul Gaultier, «Calligraphie», Collection Haute Couture Automne-Hiver 2008-2009
Gaultier réinterprète la crinoline dans une version flamboyante et provocante. Une robe-cage en satin, audacieuse et sculpturale, transformant l’architecture du vêtement en manifeste visuel.
Nicolas Mathéus ©
«Celle-là, je trouve, elle va un peu dans le côté baroque. J’ai fait les effets crinoline qui écartent les volumes, mais moi je l’ai écarté vers le bas, et je l’ai fait au contraire avec des renflements qui se rétrécissent, avec ce voile de dentelle qui laisse voir en transparence une silhouette d’un fourreau.» - Jean-Paul Gaultier
- Azzedine Alaïa, Collection Haute Couture Automne-Hiver 2017-2018
Une robe en cuir noir, dernier chef-d’œuvre du couturier, influencée par l’Égypte antique et les sculptures du Louvre. Alaïa, passionné d’art classique, y traduit son amour du corps, de la matière et du volume.
Nicolas Bousser ©
«Cette robe, il a réalisé juste avant son décès à l’automne 2017. Il venait souvent au Louvre, tout lui donnait des émotions, surtout la sculpture, pour lui, était très importante, puisqu’il a fait l’école des Beaux-arts en Tunisie.» - Carla Sozzani, éditrice, galeriste et présidente de la Fondation Sozzani. Amie et soutien d'Azzedine Alaïa tout au long de sa carrière.
«C’est vraiment une pièce de couture, c’est un grand savoir-faire, c’est magnifique!» - Maria Grazia Chiuri
- Maison Balmain, Collection Pre-Fall 2023
Une robe en velours noir magnifiée par des broderies inspirées de l’Ordre du Saint-Esprit. Olivier Rousteing revisite les codes masculins d’un ordre prestigieux pour en faire une ode à la puissance féminine.
Editions de la Martinière ©
«C’est un peu un rêve d’enfant, c’est un peu une consécration, à la fois personnelle, à la fois professionnelle. C’est-à-dire que je suis extrêmement fier depuis 14 ans d’être directeur artistique de Balmain, et dire que j’ai réussi d’une certaine manière dans ma carrière à donner de la longévité encore plus à la marque. C’est une robe qui a pris un mois de fabrication de broderie, qui est faite sur du velours avec des pierres qui sont précieuses.» - Olivier Rousteing
Une «artification» de la mode?
Le concept d’ «artification», introduit par Roberta Shapiro en 2004, désigne le processus par lequel des pratiques, objets ou individus acquièrent une reconnaissance artistique. En s’inscrivant dans les théories des «mondes de l’art» d’Howard Becker, l’artification met en lumière le basculement d’un champ vers un autre, celui de l’art légitimé.
Ce processus repose sur le temps, les investissements, la reconnaissance institutionnelle, mais aussi sur la collaboration avec des artistes et musées renommés. Il confère à la mode une légitimité esthétique, sociale et symbolique qui transcende son usage fonctionnel. En devenant art, la mode ne se contente plus de vêtir: elle raconte, émeut, interroge.
Les marques de luxe, en particulier, se positionnent comme mécènes et acteurs culturels, nouant des partenariats stratégiques avec les institutions artistiques. Ce n’est pas seulement une stratégie marketing: c’est un positionnement philosophique. Elles aspirent à élever leurs créations au rang d’œuvres, à revêtir une dimension intemporelle et universelle. La mode devient ainsi un vecteur de mémoire et d’émotion, un objet de contemplation aussi bien que de consommation. En s’associant à l’art, elle affirme sa capacité à traduire la beauté, l’héritage, la créativité…
Avec «Louvre Couture», la mode n’est plus seulement exposée, elle est consacrée. Par cette reconnaissance institutionnelle, elle affirme sa place dans le panthéon des arts majeurs. L’exposition ne se contente pas de montrer des vêtements: elle raconte des histoires, rend hommage aux traditions, réinvente des codes. Elle célèbre les passerelles subtiles entre art et couture, entre matière et esprit, entre l’éphémère et l’éternel.
Lamisse Lassilaa,
Artiste visuelle et doctorante
à l’Université Paris 8, en co-direction avec
l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Chercheuse en Arts, Esthétique et Sciences de l’art,
elle travaille sur une thèse de doctorat intitulée
« L'interaction entre art et mode en France :
des années 1950 à nos jours ».
Son travail s’articule autour de l’exploration
des relations entre l’art et la mode.
Active à la fois dans le champ de la recherche
et de la création artistique, elle a publié plusieurs
articles dans des médias culturels.
Sources
• Visite de l’exposition / Interviews
• Dossier Presse de l’exposition, 10 décembre 2024
• Olivier Gabet, Marie Brimicombe, musée du Louvre, «Catalogue, Louvre Couture: objets d’art, objets de mode» éd. La Martinière 2025
• Archives de la bibliothèque MAD
• Conférence «Présentation de l’exposition Louvre Couture» avec Olivier Gabet et Nathalie Crinière, 10 février 2025 au musée du Louvre
• Conférence «Histoire de l’art, histoire de la mode» avec Emilie Hammen, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Olivier Gabet, Anne Forray Carlier, Philippe Malgouyres et Anne Labourdette, musée du Louvre, 20 mars 2025 au musée du Louvre
• Reportage «Louvre Couture visite privée avec les designers» par Loïc Prigent
• Audrey Millet, «Fabriquer le désir : Histoire de la mode de l'Antiquité à nos jours» éd. BELIN 2020
• Olivier Saillard, «Histoire idéale de la mode contemporaine: Les plus beaux défilés de 1971 à nos jours», éd. TEXTUEL 2009
• Valérie de Givry, «Art et Mode: L'inspiration artistique des créateurs de mode», éd. Du Regard 1998
• Didier Grumbach, «Histoires de la mode», éd. Du Regard 2017
• Jean-Noël Kapferer, «Luxe : Nouveaux challenges, nouveaux challengers», éd. EYROLLES 2016
• Sylvain Maresca, «De l'artification: enquêtes sur le passage à l'art», article, EHESS, 2012
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