La Tunisie face aux grands bouleversements géopolitiques: quelle stratégie dans un monde en recomposition ?

Par Mohamed Sassi. Historien et Économiste, Spécialiste des Relations Internationales
Introduction: Un carrefour historique à la croisée des chemins
Assise sur les rivages de la Méditerranée, la Tunisie porte en elle les strates successives des grandes civilisations qui ont fait son histoire. De Carthage à Kairouan, des Hafsides à Bourguiba, ce petit pays a toujours su jouer de sa position géographique pour rayonner bien au-delà de ses frontières. Mais aujourd'hui, alors que les équilibres mondiaux vacillent, la Tunisie contemporaine se retrouve face à un dilemme existentiel: comment naviguer dans une mer géopolitique de plus en plus agitée ?
Le constat est sans appel. À l'horizon se profilent trois tempêtes majeures:
1. Le déclin relatif de l'Europe, partenaire historique empêtré dans ses contradictions
2. L'émergence de nouvelles puissances aux ambitions décomplexées (Chine, OCS(1), BRICS(2))
3. La fragmentation persistante de son environnement maghrébin et africain
Pourtant, derrière ces défis se cachent aussi d'immenses opportunités. La Tunisie se trouve à un carrefour décisif où elle doit articuler avec finesse plusieurs impératifs: préserver sa souveraineté économique tout en approfondissant son ancrage régional, et diversifier ses partenariats sans sacrifier ses intérêts nationaux. C'est cette équation complexe, mais cruciale pour son avenir, que le présent article se propose d'explorer.
I. L'Europe: un partenaire malade de ses ambiguïtés
Le rapport entre la Tunisie et l'Europe ressemble à s'y méprendre à un vieux couple qui ne peut ni vivre ensemble ni se résoudre à se séparer. En fait, les relations économiques entre la Tunisie et l’Europe reposent sur une interdépendance déséquilibrée, où la dépendance structurelle cache une vulnérabilité compétitive. Certes, l’UE absorbe 70 % des exportations tunisiennes et fournit 60 % des IDE, permettant même un excédent bilatéral de 7,7 milliards de dinars en 2024. Mais cette apparente complémentarité masque une réalité plus rude: la Tunisie affiche un déficit commercial global record de 6,2 milliards de dollars (18,9 milliards de dinars selon les chiffres de l’Institut National de la Statistique-INS) la même année.
Preuve que cet excédent avec l’UE est moins le fruit d’une compétitivité industrielle que d’une spécialisation subie dans des secteurs à faible valeur ajoutée (textile, agroalimentaire) et d’un accès privilégié au marché européen via les accords de libre-échange. Le reste du monde, lui, expose sans ménagement les faiblesses du modèle tunisien : déficits abyssaux avec la Chine (-9 milliards de dinars), la Russie (-5,3 milliards) ou la Turquie (-2,8 milliards), révélant une incapacité à concurrencer les géants émergents hors du cadre protecteur européen.
L’UE, en tant que partenaire dominant, profite ainsi d’une relation asymétrique: elle achète à la Tunisie des biens transformés à bas coût tout en lui vendant des équipements high-tech et de l’énergie – deux postes qui pèsent 15 milliards de dinars dans le déficit global. Un cercle vicieux où la Tunisie reste prisonnière d’une division internationale du travail qui limite son ascension dans la chaîne de valeur.
L’ALECA (Accord de Libre Échange Complet et Approfondi), ce pacte économique aux promesses tumultueuses, incarne à la fois les espoirs et les écueils d’un partenariat en quête d’équilibre. Comment ignorer le paradoxe d’une ouverture des marchés tunisiens face à une Europe protégée par le bouclier doré de sa Politique Agricole Commune (PAC) ? Les subventions européennes, généreuses et pérennes, faussent le jeu d’une concurrence pourtant présentée comme libre et équitable.
Et la mobilité, ce miroir à double face : si les Européens traversent la Méditerranée sans entraves, les Tunisiens se heurtent à des murs de visas, étouffant dans l’œuf les échanges humains, ces viviers d’enrichissement mutuel. Quant à la compétitivité, comment ne pas voir le déséquilibre ? Les entreprises tunisiennes, pleines de fougue mais privées de moyens, luttent à armes inégales contre des géants européens bardés de technologies et nourris par des décennies d’avance. Sans filet, sans leviers, elles naviguent en eaux troubles, tandis que Bruxelles leur tend un accord… et des défis disproportionnés.
Pourtant, loin de sonner le glas de ce partenariat, cette analyse appelle à une renaissance. Imaginez un ALECA repensé, où l’Europe ne se contenterait pas d’ouvrir ses marchés, mais tendrait aussi la main : transferts de savoir-faire, fonds d’innovation, alliances stratégiques… Une coopération qui ne serait plus un champ de bataille, mais un chantier commun, où la Tunisie ne serait pas spectatrice, mais actrice à part entière de sa propre croissance.
Et que dire de ce mémorandum sur la migration signé en 2023 ? 1 milliard d'euros(3) de soutien économique à long terme pour transformer notre pays en garde-frontières de l'Europe. Un marché de dupes qui ne résout rien aux causes profondes de la migration: le chômage endémique de notre jeunesse (38%) et les disparités régionales criantes.
Pourtant, rompre avec l'Europe serait une folie. La solution ? Repenser radicalement les termes de l'échange. Par exemple:
• Exiger une vraie mobilité pour nos talents plutôt qu'une hémorragie de compétences
• Transformer notre ensoleillement (3000 heures/an) en atout énergétique avec des projets comme Tunur (4,5 GW exportables)
II. Le Maghreb: ce voisinage qui pourrait changer la donne
Il y a quelque chose de profondément tragique dans la situation maghrébine. Imaginez un instant : cinq pays partageant langue, religion et histoire, mais incapables de commercer entre eux. L'Union du Maghreb Arabe (UMA) est devenue ce cadavre institutionnel que personne n'ose enterrer. Les échanges entre les pays du maghrébins stagnent à 3 % du commerce extérieur régional, contre plus de 60 % en Europe, et les IDE intramaghrébins demeurent marginaux. Une absurdité économique qui illustre le paradoxe d'une région unie par la langue, la culture et l’histoire, mais profondément fragmentée sur le plan économique.
Pendant ce temps, chaque pays négocie séparément avec l'Europe, se privant ainsi d'un formidable levier collectif. Un marché intégré de 100 millions d'habitants reste lettre morte alors que nous importons des produits que nos voisins produisent.
L'Afrique subsaharienne, elle, offre des perspectives sous-exploitées. La ZLECAf (zone de libre-échange continentale) pourrait être notre ticket d'entrée vers ces marchés dynamiques. Mais comment expliquer que nos échanges avec l'Afrique subsaharienne ne représentent que 3% de notre commerce extérieur, alors que le Maroc y a implanté ses banques et ses opérateurs télécoms avec succès ?
III. Les nouveaux acteurs: opportunités et pièges
Le désengagement relatif de l'Europe a ouvert la porte à d'autres puissances. La Turquie d'Erdoğan joue habilement la carte néo-ottomane et panislamiste. Son accord de libre-échange signé avec la Tunisie en 2004, malgré les ajustements de 2018 visant à rééquilibrer les échanges, a dynamisé nos relations commerciales, mais à quel prix ? Des secteurs comme le textile subissent déjà les effets d’une concurrence turque jugée déloyale.
La Chine, elle, avance ses pions avec la discrétion et la détermination qu'on lui connaît. Si ses investissements offrent des opportunités séduisantes, gare au syndrome du « piège de la dette », qui a étranglé tant de pays africains. L'ampleur des importations tunisiennes face à des exportations limitées révèle un déséquilibre préoccupant, risquant d'exposer le pays aux écueils d'une dépendance économique dangereuse.
Quant à la Russie, elle reste un fournisseur stratégique pour la Tunisie (près de 30% de ses importations de blé) et un allié sécuritaire, mais cette dépendance devient un handicap géopolitique à mesure que Moscou s’enfonce dans son conflit avec l’Occident.
Conclusion : Le temps des choix stratégiques
Face à ce paysage complexe, la Tunisie doit éviter trois écueils:
1. Le repli sur soi, qui serait un suicide économique
2. La soumission à un quelconque diktat étranger
3. L'improvisation au gré des opportunités ponctuelles
La voie étroite mais prometteuse consiste à:
• Transformer notre relation avec l'Europe en partenariat d'égal à égal
• Réinvestir urgemment le champ maghrébin et africain
• Diversifier intelligemment nos alliances sans tomber dans de nouvelles dépendances
Le défi est immense, mais la Tunisie a dans son ADN historique cette capacité à faire de sa position de carrefour une force. À nous d'écrire le prochain chapitre de cette longue histoire avec autant d'audace que de lucidité.
Mohamed Sassi
Historien et Économiste, Spécialiste des Relations Internationales
1) L'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) est une alliance politico-militaire et économique fondée en 2001 par la Chine, la Russie et quatre pays d'Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Ouzbékistan). Composition actuelle : 9 membres (dont l'Inde et le Pakistan depuis 2017, l'Iran en 2023).
2) BRICS: Alliance économique des principales puissances émergentes (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Créée en 2009, elle représente 40% de la population mondiale et 25% du PIB global. Objectifs: rééquilibrer la gouvernance mondiale, promouvoir le commerce en monnaies locales et développer des alternatives aux institutions occidentales (FMI, Banque mondiale). Son élargissement en 2024 (BRICS+) en fait un pôle géopolitique croissant face au G7.
3) Le mémorandum signé en juillet 2023 entre l'Union européenne et la Tunisie prévoit:
• Une aide immédiate de 105 millions d'euros pour la gestion des migrations.
• Un soutien budgétaire de 150 millions d'euros pour stabiliser les finances publiques.
• Un financement à long terme pouvant atteindre 900 millions d'euros pour soutenir les réformes économiques et les investissements.
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