News - 07.04.2025

Elyes Ghariani - L’Europe face à son destin stratégique: entre ambitions et contradictions

Elyes Ghariani - L’Europe face à son destin stratégique: entre ambitions et contradictions

Par Elyes Ghariani

L’Europe au défi de sa propre ambition stratégique

Le second mandat d'Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne débute sous le signe d’un paradoxe éclatant. Jamais l’Union européenne n’a autant affiché son ambition de s’affirmer comme un acteur géopolitique de premier plan, et pourtant, les premiers mois de cette nouvelle législature révèlent les fractures profondes qui entravent cette aspiration. Derrière l’image d’unité projetée par la réélection sans contestation de la présidente en décembre 2024, les divisions sur la défense européenne restent béantes.

Les chiffres sont sans appel : malgré les discours sur une montée en puissance collective, la coopération militaire entre États membres plafonne à 5 %, bien loin de l’objectif des 35 %. La création, en janvier 2025, d’un commissariat européen à la Défense confié au Slovaque Maroš Šefčovič constitue certes un symbole fort, mais son budget dérisoire  de 1,5 milliard d’euros, soit à peine 0,5 % des dépenses militaires nationales combinées, illustre le fossé entre ambition et réalité.

L’arrivée au pouvoir en Allemagne de Friedrich Merz vient encore complexifier l’équation. Défenseur d’un ancrage transatlantique solide, il incarne une ligne en contradiction avec les velléités d’autonomie stratégique portées par d’autres capitales européennes. Le Conseil européen de mars 2025 a exposé au grand jour ces  tensions: d’un côté, les partisans d’une mutualisation accrue des moyens de défense; de l’autre, les États farouchement attachés à leur souveraineté militaire.

Trois enjeux cristallisent les tensions autour de la défense européenne. D’abord, son financement: malgré l’ambition affichée de renforcer la coopération, les réticences souverainistes freinent toute avancée décisive. Ensuite, l’initiative ReArm Europe, lancée par Ursula von der Leyen, qui vise à mobiliser jusqu’à 800 milliards d’euros pour renforcer les capacités militaires du continent face aux défis croissants. Ce plan prévoit une hausse significative des budgets nationaux de défense, une coordination accrue des achats, ainsi qu’un soutien militaire renforcé à l’Ukraine. Par ailleurs, la suspension temporaire des règles du Pacte de stabilité et de croissance permettra aux États membres d’augmenter leurs dépenses militaires sans contrevenir aux exigences budgétaires européennes. Enfin, le projet de bouclier antimissile, estimé à 20 milliards d’euros, pose la question de son articulation avec l’OTAN et de son intégration dans une stratégie de défense commune.

Ces choix stratégiques dessinent l’avenir de l’Europe en tant qu’acteur géopolitique. Sa capacité à surmonter ces dilemmes déterminera son poids sur la scène internationale.

À quelques mois du sommet européen sur la défense de juin 2025, l’heure est à la clarification stratégique. Entre quête de puissance et dépendance aux alliances traditionnelles, entre intégration et réflexes nationaux, l’Europe se trouve à la croisée des chemins. Son avenir en tant qu’acteur géopolitique crédible dépendra de sa capacité à dépasser ces dilemmes et à parler d’une seule voix dans un monde en recomposition accélérée.

Le défi de la cohésion européenne

La guerre en Ukraine a mis en lumière les fractures de l’Europe de la défense. Deux visions s’opposent:

• À l’Est, la Pologne et les États baltes, marqués par leur histoire, réclament 40 milliards d’euros supplémentaires et une intégration militaire renforcée.
• Au Sud, l’Italie et la Hongrie défendent jalousement leurs prérogatives nationales, redoutant une centralisation excessive des décisions militaires.

Maroš Šefčovič, nouveau commissaire à la Défense, doit relever un défi colossal : forger une politique commune avec seulement 0,5 % du budget militaire européen. Un chiffre qui illustre l’écart entre ambitions et moyens.

Trois défis structurels pour la défense européenne

1. Une dépendance chronique

Avec un budget de 200 milliards d’euros – soit un tiers de celui des États-Unis –, l’Europe reste dépendante de l’extérieur pour 80 % de ses équipements militaires. Longtemps, le bouclier atlantique a occulté cette fragilité.

2. Une fragmentation contre-productive

Avec 27 systèmes d’armement distincts, une interopérabilité de seulement 5 % et des standards techniques divergents, l’Europe peine à parler d’une seule voix sur le plan technologique.

3. Des clivages persistants

Les pays neutres (Autriche, Irlande) freinent toute intégration militaire.
L’Allemagne hésite à mutualiser les engagements financiers.
La France milite pour une autonomie stratégique que peu semblent prêts à financer.

L’impératif de clarification

Avec ses moyens limités, le Fonds européen de défense apparaît dérisoire face aux 100 milliards estimés nécessaires par les experts. Le prochain Livre blanc sur la défense devra trancher une question fondamentale : l’Europe aspire-t-elle véritablement à devenir une puissance militaire ou se résignera-t-elle à un rôle secondaire sur la scène sécuritaire mondiale ? La réponse conditionnera sa place dans le siècle à venir.

Les tiraillements entre Bruxelles et les États membres

La guerre en Ukraine a révélé les profondes divergences européennes en matière de défense. Tandis que certains pays d’Europe de l’Est, se considérant en première ligne face à la Russie, plaident pour un soutien renforcé à Kiev, d’autres capitales, confrontées à leurs propres priorités – crise migratoire en Italie, difficultés économiques en Hongrie –, restent réticentes à une centralisation accrue des décisions militaires.

Ces divergences mettent en lumière un paradoxe fondamental : l’Europe affiche l’ambition de s’affirmer comme un acteur stratégique autonome, tout en restant profondément divisée sur la marche à suivre. Faut-il renforcer le cadre de l’OTAN ou bâtir une défense européenne intégrée? Les réponses varient selon les trajectoires historiques et les perceptions des menaces propres à chaque État.

Au-delà de ces désaccords, des obstacles structurels entravent toute avancée. Les budgets nationaux, déjà fragilisés par des crises successives, limitent les marges de manœuvre pour une politique de défense européenne ambitieuse. Par ailleurs, la réticence persistante à transférer des prérogatives régaliennes à Bruxelles complique davantage l’équation.

Faute d’un sursaut politique capable de dépasser ces fragmentations, l’Europe risque de rester en marge des grandes recompositions stratégiques. Seule une vision commune, portée par une volonté politique affirmée, lui permettrait de peser face aux défis géopolitiques qui redessinent l’ordre mondial.

Von der Leyen et Merz: deux visions irréconciliables?

L’héritage Merkel en question

Le face-à-face entre Ursula von der Leyen et Friedrich Merz reflète une divergence de fond sur l’orientation du projet européen. Dans la lignée du pragmatisme d’Angela Merkel, la présidente de la Commission européenne plaide pour une intégration approfondie, convaincue qu’une Europe plus unie est la clé de son influence sur la scène internationale.

Sa vision repose sur la mise en commun des ressources et la convergence des politiques, comme l’ont illustré le plan de relance post-Covid ou la réponse européenne à la guerre en Ukraine.

À l’inverse, Friedrich Merz défend une approche fondée sur la primauté des États. Réticent à toute dynamique supranationale qu’il juge irréaliste, il privilégie une "Europe des nations" où les décisions restent entre les mains des capitales. Son positionnement se traduit dans son programme : qu’il s’agisse du budget européen ou de la politique migratoire, Berlin entend préserver ses marges de manœuvre nationales.

Trois dossiers de crispation

1. Défense européenne: Tandis que Bruxelles plaide pour un Airbus militaire intégré, Berlin défend ses industriels nationaux comme KNDS, révélant une divergence sur la souveraineté industrielle.
2. Transition énergétique: L’Allemagne, soucieuse de préserver sa compétitivité, obtient des dérogations aux objectifs climatiques européens, alimentant des tensions sur l’équilibre des règles communes.
3. Politique migratoire: Von der Leyen prône une approche solidaire et des engagements contraignants, alors que Merz exige un droit de veto national absolu.

Un équilibre fragile

Paradoxalement, Friedrich Merz hérite d’une Allemagne profondément ancrée dans le projet européen, tout en remettant en cause les mécanismes qui ont façonné son succès. Son approche ? Favoriser la coopération sans approfondir l’intégration. Une posture délicate à tenir alors que les crises actuelles exigent davantage de coordination.

Mais ce face-à-face dépasse les stratégies individuelles. Il soulève une question fondamentale : l’Europe peut-elle peser sur la scène mondiale sans un socle politique solide ? Faute de compromis, l’UE risque de se réduire à une simple union économique, incapable de s’affirmer comme une véritable puissance. Or, dans un monde de plus en plus instable, peut-elle vraiment se permettre une telle paralysie ?

L’Europe face aux nouveaux équilibres géopolitiques

Un chemin semé d’embûches vers l’autonomie stratégique

L’Union européenne ambitionne de renforcer son autonomie stratégique à travers le plan "ReArm Europe" et le Livre blanc sur la défense 2030. Ces initiatives visent trois objectifs clés : développer une industrie de défense compétitive, réduire les dépendances critiques et harmoniser les capacités militaires des États membres.
Mais l’absence de consensus freine leur mise en œuvre. Tandis que certains pays restent attachés au cadre atlantique, d’autres plaident pour une approche spécifiquement européenne. Ce clivage illustre la difficulté persistante à définir une stratégie commune.

Un nouvel équilibre institutionnel

L’accession de Friedrich Merz à la chancellerie allemande marque un tournant. Partisan d’une Europe des nations, il privilégie la souveraineté des États dans les décisions stratégiques, au risque de freiner la dynamique impulsée par Ursula von der Leyen. Face à cette nouvelle donne, la présidente de la Commission doit jongler entre ambition fédérale et contraintes nationales, sous peine de voir l’idéal d’une Europe puissance s’éroder.

Trois défis cruciaux

1. L’équation atlantique: Comment bâtir une autonomie crédible sans affaiblir l’OTAN, alors que 80 % des équipements militaires européens restent américains ?

2. Le partage des compétences: La Commission doit coordonner les grands projets, tandis que les États conservent la maîtrise des priorités opérationnelles, à l’image du récent "quartier général européen" pour les missions extérieures.

3. L’adéquation moyens/ambitions: Avec un Fonds européen de défense sous-financé (1,5 milliard €/an), les grands projets comme le bouclier antimissile (20 milliards €) restent en suspens.

L’urgence d’un compromis

La guerre en Ukraine impose des choix clairs: l’Europe doit dépasser ses hésitations et inventer un modèle hybride – ni fédération, ni simple marché – sous peine de devenir un spectateur dans un monde dominé par Washington, Pékin et Moscou.

L’heure des choix stratégiques pour l’Europe

L’Union européenne se trouve à un carrefour décisif. Confrontée à une conjonction inédite de défis géopolitiques et institutionnels, elle oscille entre intégration et souveraineté, entre autonomie stratégique et dépendance accrue. Chaque choix façonnera son avenir, mais l’immobilisme pèserait tout autant sur son destin.
L’évolution du positionnement allemand sous Friedrich Merz recompose un équilibre déjà fragile. La répartition des pouvoirs entre Bruxelles et les capitales nationales devient plus que jamais un enjeu central, testant la capacité de l’UE à s’affirmer dans un monde en pleine reconfiguration.

Les années à venir seront déterminantes. L’Europe devra choisir:

Se consolider comme puissance stratégique ou accepter une dépendance structurelle,
Redéfinir ses leviers d’action ou subir l’initiative des autres,
Assumer un rôle d’acteur stabilisateur ou se résigner à la marginalisation.

L’heure est venue pour l’Europe de passer l’épreuve du réel. Sa crédibilité ne se mesurera ni à ses ambitions affichées ni à ses discours, mais à sa capacité à les traduire en actes. L’Histoire jugera si elle a su répondre au défi du siècle.

Elyes Ghariani
Ancien ambassadeur
 

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