Abdelaziz Kacem: Bourguiba et le référent poétique
À un moment où d’aucuns, par scientisme, commençaient, au nom d’un objectivisme utilitaire, à dire des âneries sur les prétendues divagations du poète, visionnaire, Habib Bourguiba, tout autant que Georges Pompidou ou François Mitterrand, savait puiser des vérités inatteignables ailleurs que dans la connaissance poétique.
Trente ans durant, à travers la radiotélévision, les élites tunisiennes l’ont vu et écouté citer, selon les circonstances, des poètes de langue arabe ou de langue française. Qu’il se souvienne de ses premières années d’exil avec le sentiment d’avoir été abandonné par ses compagnons, et c’est l’«Ultima verba» de Victor Hugo qui lui saute à l’esprit:
S'il en demeure dix, je serai le dixième;
Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là!
Combien de fois a-t-il récité par cœur La mort du loup de Vigny ! Était-ce rien que pour épater ses visiteurs français de marque ? Ou n’était-ce que pour taire le cri de douleur d’un écorché vif ? C’est au loup, solitaire ou chef de horde, que Bourguiba s’identifiait, et c’est du quatrain final du drame qu’il tirait sa morale, son destin et sa résilience:
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.
En arabe, d’Abou Firas al-Hamdani, grand rival de Mutanabbi, à la cour d’Alep, un poème, quoique d’une autre tonalité, plaisait tant à un Bourguiba pensant y trouver l’expression ardente de la même injonction: «souffre et meurs sans parler». Je ne compte plus les fois où le Président, me tenant par la main, ayant entendu la veille, à la radio, ledit poème chanté par la diva Oum Kalthoum, m’en répétait les premiers vers:
أراك عَصِيَّ الدمْعِ شيمَتُكَ الصبْرُ
أما لِلْهوى نهْيٌ عليكَ ولا أمْرُ
نعمْ أنا مُشْتاقٌ وعِنْدِيَ لوْعَةٌ
ولكــنَّ مِثْلِي لا يُــذاعُ لهُ سِرُّ
En voici une ébauche de traduction:
Te voilà, patiemment, rebelle au pleurement.
L’amour n’a-t-il sur toi une once d’ascendance ?
Oui, fort est mon désir, intense est ma souffrance.
Or, moi, je me refuse à tout épanchement.
Dans le même ordre de hauteur d’âme, Bourguiba aimait de Vigny encore deux vers tirés de La maison du berger:
J'aime la majesté des souffrances humaines,
Vous ne recevrez pas un cri d'amour de moi.
Il va sans dire qu’à ce stade, pour le poète comme pour son illustre lecteur, il ne s’agit là ni de résignation ni de renonciation, mais la consécration de la douleur comme «chemin de la transcendance».
L’entichement bourguibien pour la poésie est connu depuis ses premiers pas dans l’action politique. Dès les années trente du siècle dernier, les meetings qu’il présidait à travers les villes et villages du pays étaient organisés selon un menu convenu et bien rodé. Cela commence par quelques versets coraniques psalmodiés par un cheikh, suivis par une allocution d’accueil prononcée par le responsable local du parti, ensuite, immanquablement, un poète vient apporter sa rime à galvaniser la foule à travers la glorification du chef. C’est à l’issue de ces préliminaires que le leader entame sa harangue.
Une fois l’indépendance recouvrée, les médias se mirent à répercuter les moindres faits et gestes présidentiels et pourtant…
Le boulevard du 9-Avril, à une encablure de la faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis, se dresse, la première Maison du Parti socialiste destourien. Elle a été solennellement inaugurée, le 1er juin 1974, par le Combattant suprême. Elle abrite aujourd’hui un quelconque service administratif de la ville. Rares, parmi les militants de l’époque, sont ceux qui savent que, dès le commencement des travaux dudit édifice, sur instructions du Président Bourguiba, un acte de haute portée symbolique a été effectué : un récipient en acier inoxydable hermétiquement clos est coulé à la base de l’un des piliers de l’ouvrage.
On sait l’engouement du Zaïm pour l’histoire et l’archéologie. À ses yeux, tous les monuments, à l’exception des pyramides, peut-être, sont appelés, tôt ou tard, à s’écrouler. Quand la Maison du PSD, dans un ou deux siècles, ne sera plus que décombres, les archéologues et les historiens du futur récupèreront nécessairement cet objet, ils l’ouvriront, ils y découvriront un manuscrit à l’encre indélébile, un poème de Tahar al-Qassar (1899-1988) à l’adresse des générations à venir, une épopée à la gloire de la Tunisie combattante et à celle d’un Jugurtha qui a réussi…
Ainsi, contrairement à Platon, qui a chassé Homère de sa République, Bourguiba accorde au poète la pleine citoyenneté dans sa Cité. Mieux encore, il lui assigne un rôle de grande importance, celui d’être son messager auprès de Clio, la Muse de l’Histoire.
Mais on a beaucoup jasé à propos des Oukâdhiât, ces joutes poétiques organisées, des semaines durant, lors des célébrations aoûtiennes dédiées au bâtisseur de la Tunisie moderne et libérateur de la femme. Il y a lieu à cet égard de préciser que Bourguiba n’a pas été l’instigateur de ces récitals. L’initiative en revient au célèbre chroniqueur Abdelaziz Laroui, alors directeur par intérim de la radio. C’est bien lui qui, le 3 août 1956, est allé en compagnie de Jalaleddine al-Nakkache et de Ahmed Khéreddine souhaiter un joyeux anniversaire à celui qui n’était encore qu’un Premier ministre du Bey. Une tradition est née. Elle se prolongera jusqu’en 1987.
Des bribes acerbes de ce qui se disait dans les coteries de l’opposition, sur l’égo présidentiel supposé être avide de louanges, arrivaient au palais de Carthage. Bourguiba dut s’en défendre et s’en expliquer devant les écrivains en herbe, collaborateurs de la célèbre émission Houwat al-Adab (Les amateurs des belles- lettres). Les convoquant, un jour, il leur pose une question : qui d’entre vous connaît Mahmoud ibn Subuktigin ? Personne ! Au reste, seuls les médiévistes connaissent ce grand héritier de l’empire des Ghaznévides, né en 971 et mort en 1030, à Ghazni, en Afghanistan. C’est lui qui traversa victorieusement l’Indus et soumit le sous-continent indien à son autorité, un conquérant hors pair. Mécène, il avait sous sa protection des poètes dont Ferdowsi (940-1020), l’illustre auteur du Châhnâmeh, ou Histoire des anciens rois de Perse.
«Mais pourquoi, se demande Bourguiba, un personnage de cette envergure reste-t-il si méconnu, alors que Sayf al-Dawla, le petit émir d’Alep, qui guerroyait contre Byzance, à ses frontières, passe pour un grand prince ? C’est grâce à ses largesses qu’il eut un Mutanabbi au service de sa gloire, tandis que le premier, quelque peu radin, s’aliéna Ferdowsi et rien de ses exploits ne put émerger de la poussière des siècles. C’est pourquoi nous favorisons, par nos encouragements, l’émergence d’un Mutanabbi capable de pérenniser l’œuvre colossale que nous entreprenons pour l’édification de notre pays.»
Le 11 mars 1967, il m’en souvient puisque c’est moi qui en ai rendu compte à la revue Al Fikr (12e année, n°7, avril, 1967), Bourguiba convoquait les jeunes écrivains, des poètes et des nouvellistes, initiant un long débat sur la littérature. Pour nous en tenir à son domaine de prédilection, très classique, il expliqua longuement pourquoi il n’appréciait guère le poème en prose. La rime et la métrique jouent un rôle majeur dans la Qasida où le vers-médaille encadre le sens, vous transporte, s’incruste dans votre mémoire. Qu’aurions-nous retenu de Mutanabbi s’il s’était adonné à des phrases de diverses longueurs, de la simple prose.
Les jeunes qui, à l’époque déjà, commençaient à ne plus savoir ce que prosodie voulait dire, désapprouvaient ces restrictions en silence.
Passant à un autre registre, Bourguiba titille un non-dit, un quasi-tabou. Je ne vois pas pourquoi, dit-il, une poétesse s’abstiendrait d’exprimer, tout autant qu’un poète, ses sentiments amoureux pour l’homme qu’elle aime. Bien entendu, une femme saura préférer l’implicite à l’explicite.
Bourguiba, nul ne l’ignore, a trouvé en Ahmed Laghmani (1923-2015) son Mutanabbi. Mais entre le prince et le poète, les relations ne restent jamais au beau fixe. Un nuage avait assombri l’entente entre Sayf al-Dawla et son aède. De même, les rapports du maître de Carthage avec son chantre grincèrent un moment. Lors d’une cérémonie en l’honneur des hommes de lettres, et il m’a été donné d’assister à un échange serré entre les deux hommes qu’il serait trop long à relater.
Un jour, j’ai emmené à Carthage le chroniqueur Habib Chiboub, l’homme à la mémoire d’éléphant. Bourguiba suivait ses émissions consacrées à la poésie de combat, qui rythmait les diverses péripéties de la lutte pour la libération nationale. La discussion avec le Président aborda un poème d’Ibn al-Wardi, poète syrien du XIIIe siècle. C’est une qasîda didactique de plus de soixante-dix vers, appelée Lâmiyya (avec une rime en lâm). Elle était très connue des lettrés arabes de jadis et de naguère. Nombre de ses hémistiches moralisateurs émaillent encore nos conversations et commentaires:
كلُّ مَنْ سارَ على الدَّرْبِ وصلْ
Quiconque prend la route assurément arrive.
إنَّما الحِيلَةُ في تَرْكِ الحِيَلْ
L’astuce est de ne pas recourir aux astuces, – La connais-tu, par cœur ? demande le Président. Affirmatif, Chiboub entame la récitation, sans trébucher:
اِعْتَزِلْ ذكْرَ الأغاني والغزَلْ
وقُلِ الفَصْلَ وجانِبْ مَنَ هَزَلْ
Renonce au badinage et aux romances.
Parle net, prends avec les hâbleurs tes distances.
Il en arrive au cinquante-quatrième vers:
إنَّ نصْفَ الناسِ أعْداءٌ لِمَنْ
وَلِيَ الأحْكامَ هذا إِنْ عَدَلْ
La moitié des humains est fermement hostile
Au détenteur du sceptre, équitable fût-il
Bourguiba sursaute, interrompt le récitant et répète:
"هذا إنْ عَدَلْ" (équitable fût-il). Ainsi le juriste, le diplômé de Sciences Po, le charismatique Bourguiba se fie, à la fin des fins, aux conclusions du poète : en politique, il ne faut pas se faire d’illusion quant à la loyauté populaire. Pendant son exil ultime, en sa terre natale, il a dû s’en souvenir, avec pour devise: «Souffre et meurs, sans parler.» Bourguiba a souffert, certes, mais il n’est pas mort. Nous sommes là pour en témoigner.
Abdelaziz Kacem
(*) Communication faite à la tribune du think tank «Demain, la Cité », Sousse, le 9 novembre 2024
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