News - 06.11.2024

Note de lecture: Le «Devoir de mémoire» de Abdelmajid Chaâr

Note de lecture: Le «Devoir de mémoire» de Abdelmajid Chaâr

Par Raouf Ben Rejeb - Le «Devoir de mémoire», notre confrère Abdelmajid Chaâr s’y soumet de bonne grâce en publiant ses souvenirs aux Editions Nirvana. Pour ceux qui ne le connaissent pas, Abdelmajid Chaâr qui est un des pionniers du journalisme télévisé en Tunisie a été à moins de 25 ans le plus jeune rédacteur en chef du Journal Télévisé, le premier producteur-présentateur d’un programme d’information et d’analyse à la télévision sous le titre : « Le monde et nous » auquel ont pris part de grandes figures nationales et internationales. D’ailleurs la couverture du livre est illustrée par une photo de l’auteur entouré de trois ministres, ceux de l’Economie, de l’Agriculture et du Plan qui étaient présents à l’une de ses émissions.

Après avoir marqué de son empreinte l’information télévisée nationale, le jeune journaliste a pris son envol pour une brillante carrière internationale toujours dans le même domaine, en mettant son savoir-faire au service d’une cause mondiale, celle de la lutte contre la faim, au sein de l’organisation internationale idoine, la FAO (Food and Agriculture Organisation) dont le siège est à Rome. Il s’est plu dans cette Italie dont ne sous sépare qu’un bras de mer surtout pour un enfant du Cap Bon et plus précisément de Kélibia, la ville la plus proche des côtes italiennes (L’île de Pantelleria n’étant qu’à 50 km de l’autre rive).

Mallette et pérégrinations

Ce livre-mémoires dont le sous-titre est: «La mallette d’un homme de média onusien dans un monde en mutation» nous fait connaitre évidemment le parcours de l’enfant de Kélibia dont la famille nous apprend-il est d’origine damascène et libanaise ayant émigré à Kélibia au XIXème siècle qui a fait son chemin entre le Koutteb et l’école primaire dans sa ville natale, le collège à Menzel Temime puis le lycée à Nabeul avant la faculté des Lettres et l’IPSI à Tunis. Ce «pur produit de l’école publique tunisienne», sous-entendez l’école de Bourguibane peut être que célébré comme il se doit, dans la Préface par son ami et camarade, le professeur de philosophie, Hamadi Ben Jaballah qui fut, faut-il le rappeler collaborateur à la Radio-Télévision (la RTT) avant d’embrasser la carrière universitaire que l’on connaît.

Mais si le parcours fut sans faute sous l’aile protectrice d’une mère aimante et d’un père qui ne l’est pas moins, l’épisode le plus émouvant de ce livre est sans conteste relaté dans les retrouvailles à Rome bien des décennies plus tard entre le «fonctionnaire international» à la FAO et son ancien instituteur de Kélibia, le fameux Jean Candella que tous les gens de la ville connaissent et qui a enseigné le français à des générations de kélibiens. Le maître d’œuvre de ses retrouvailles fut d’ailleurs un autre kélibien, l’ambassadeur Sabri Bach Tobji alors diplomate à Rome (et actuellement ambassadeur représentant de la Tunisie auprès du bureau de l’ONU à Genève) avec la complicité bienveillante d’un restaurateur tunisien. Un récit succulent de ces retrouvailles est en postface du livre.

L’historien du présent

Evidemment, la partie la plus recherchée de l’ouvrage est celle ayant trait à sa carrière tunisienne à la télévision et le lecteur ne sera pas déçu puisque Abdelmajid Chaâr y fait office d’«historien du présent» selon une définition qu’on accole  aux journalistes. Trois événements majeurs que la Tunisie a connus dans les années 70 y sont présentés et analysés, et cela ne manque pas de croustillant. D’abord, l’union mort-née entre Bourguiba et Kadhafi, qui en janvier 1974 fit trembler la RTT de l’époque et coûta sa place à son Directeur général, Mimoun Chatti du fait qu’un journaliste dont on ne sait s’il a reçu ou pas de consignes à cet effet annonça solennellement «Ici, la radio de la République arabe et islamique» aussitôt l’accord scellé avec en prime la composition du gouvernement de l’union. On apprendra bien plus tard que cet accord a été imprimé sur du papier à en-tête de l’hôtel de Djerba où l’événement a eu lieu!?

Ensuite, le « jeudi noir », des événements sanglants du 26 janvier 1978 qui ébranlèrent les fondations du pays et mirent à mal le pouvoir de Bourguiba qui fut néanmoins réactif en ce jour-là surtout à l’endroit de la Radio et de la Télévision dont il savait qu’elles incarnaient son pouvoir. Au chef de cabinet du Directeur général de la RTT (alors en mission à l’étranger ce jour-là) Bourguiba dira qu’il comptait sur le «damdoun» un mot intraduisible pour dire le très fort, en parlant du directeur général de la sûreté nationale de l’époque, Zine el Abidine Ben Ali auquel il confiera la charge de mater Habib Achour, le secrétaire général de l’UGTT qui sera aussitôt jeté en prison.

L’autre événement majeur et non des moindres fut le déplacement historique du président égyptien Anouar Sadate à Jérusalem et son discours à la Knesset, le parlement israélien. Abdelmajid Chaâr nous apprend que contre l’avis unanime de ses collaborateurs y compris le Premier ministre de l’époque Hédi Nouira, Bourguiba donna l’ordre de diffuser en léger différé à la télévision tunisienne, l’arrivée de Sadate à l’aéroport Ben Gourion et ses poignées de main avec les ennemis de la veille ainsi que son discours devant la Knesset, la responsabilité du commentaire ayant été confiée au rédacteur en chef Abdelmajid Châar qui l’a remplie avec brio. Pour l’histoire, rappelons que quelques jours plus tôt une émission du programme «Nous et le monde» fut enregistrée alors qu’un éventuel déplacement du président égyptien était évoqué. Le ministre des Affaires étrangères de ce dernier Ismaïl Fehmi était parmi les invités et il démentit tout projet de visite et menaça de démissionner si celle-ci venait à se concrétiser. Ce qu’il dut faire, car après moult hésitation, l’émission fut diffusée au grand soulagement de son producteur-présentateur. Cet épisode est révélateur du fait que parfois les zélateurs ont toujours tort et que les hauts responsables, ici en l’occurrence Bourguiba sont mieux inspirés que leurs collaborateurs. Mais on ne saura pas quelles sont les vraies raisons du chef de l’Etat tunisien qui s’opposa ensuite à la normalisation entre Israël et l’Egypte, laquelle a été exclue de la Ligue arabe dont le siège a été déplacé à Tunis avec à sa tête pour la première fois, un secrétaire général non-égyptien, une mission confiée au plus proche collaborateur du président Bourguiba à savoir Chedli Klibi qui fut alors ministre-directeur du cabinet présidentiel.

Coïncidence et destin

Si le livre est divisé en deux parts d’égal nombre de pages, la seconde partie, consacrée à sa carrière internationale fut pour l’auteur aussi dense que riche. Il n’est point possible de l’évoquer sans se remémorer celui qui fut à l’origine de ce changement de vie, l’homme de média et de culture, Khaled Tlatli qui dirigeait à l’époque le centre d’information des nations unis, sis à Bab Bnet à Tunis. En effet, c’est lui qui a téléphoné à Abdelmajid Chaâr pour l’informer que la FAO cherche un candidat qui allie professionnalisme et compétence universitaire pour un poste en rapport avec l’information télévisée et lui demande qui il peut présenter. Après un temps de réflexion, qui ne fut pas long Abdelmajid qui se sentait à l’étroit dans un milieu où les tumultes commencent à pointer le bout de leur nez décida de présenter sa propre candidature, à la grande surprise de son interlocuteur. La coïncidence et le destin s’allièrent pour qu’il en soit ainsi et une amitié profonde et réciproque naquit entre Abdelmajid et le regretté Khaled, un homme-orchestre dont la disparition laissa un grand vide dans le monde des médias et de la culture en Tunisie.

Ainsi commença une autre carrière tout aussi brillante pour notre auteur qui reste reconnaissant envers une organisation et des équipes qui l’ont accueilli à bras ouverts et au milieu desquels il a beaucoup appris. Tant et si bien que des pages entières du livre sont consacrées à juste titre à la FAO dont la constitution précéda celle l’organisation des Nations-Unies elle-même et qui prit sur elle la responsabilité combien lourde de la lutte contre la faim et la malnutrition dans le monde. Une responsabilité qu’elle a prise à bras-le-corps et qu’elle mènera avec succès à en croire l’auteur, qui en donne pour preuves que les maladies qui décimaient les troupeaux ont été éradiquées et que la faim ne touche plus que huit cent millions d’humains alors qu’ils étaient un milliard auparavant. L’élaboration et l’adoption d’un «Codex Alimentarius», qui regroupe les normes alimentaires internationales destinées à protéger la santé du consommateur et de promouvoir des pratiques loyales dans le commerce international des denrées en est aussi une autre preuve.

Si Abdelmajid Chaâr a travaillé avec plusieurs directeurs généraux de la FAO, deux semblent l’avoir marqué plus que d’autres: le Libanais Edouard Saouma et le Sénégalais Jacques Diouf. Le premier vouait un véritable culte à Bourguiba, alors que le second a été ministre de l’Enseignement supérieur de Senghor, un ami proche du «Combattant suprême». Edouard Saouma a été reçu par ce dernier à qui il fut introduit par le Premier ministre de l’époque Mohamed Mzali. Bourguiba dont l’âge avancé n’est un secret pour personne le confondit avec le directeur général de l’organisation mondiale de la Santé, ce qui amena son hôte d’user d’une entourloupe pour ne pas le vexer en soulignant que la FAO travaille la main dans la main avec l’OMS pour la bonne santé dans le monde.

Les Nations-Unies (plus désunies que jamais ?)

Evidemment Abdelmajid Chaâr ne peut manquer de saisir l’opportunité que lui offre l’ouvrage pour faire des réflexions pertinentes sur le système des Nations-Unies (selon lui désunies) pour souligner que si l’organisation-mère a échoué dans certains domaines, pas tous, ses agences spécialisées, au nombre de 20 ont été en mesure de relever les nombreux défis d’un monde en mutation, ce qui peut équilibrer les deux plateaux de la balance.

Bien sûr l’ouvrage fourmille d’informations de première main qu’il ne m’appartient de déflorer toutes. Ainsi on découvre l’initiative Telefood conçue et mise en œuvre par Abdelmajid avec la complicité gracieuse d’une marraine de choc, l’actrice romaine la pulpeuse Gina Lollobrigida, ainsi que les «lunettes noires et le mouchoir de la cantatrice Oum Kalthoum vendues aux enchères!?» dans ce cadre sans oublier plus sérieusement le centre international des Médias et du Savoir» portant le nom du fondateur de l’Etat des Emirats arabes unis, Cheikh Zayed Ben Nahyane.

Le livre de mémoires qu’on attendait se révèle être en fait un livre témoignage sur une époque en Tunisie et dans le monde qui est en train de s’achever sans que l’on ait mis en place durablement les fondations de l’ère nouvelle dans laquelle l’on s’engage. La télévision cède la place aux médias sociaux qui font de l’usager un auteur et un producteur, alors que le système multilatéral mondial semble avoir atteint ses limites et qu’un changement de paradigmes est plus que nécessaire.
Si Abdelmajid Chaâr en homme cultivé gratifia ses lecteurs de citations bien-à-propos à l’entame des différents chapitres de son livre écrit dans un style concis comme il sied à un journaliste talentueux, on ne peut achever la lecture sans reprendre la citation du philosophe, italien lui aussi, Antonio Gramsci, selon lequel «le vieux monde se meurt. Le nouveau tarde à apparaître. Et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.».

«La mallette» de l’auteur nous donne l’espoir que les monstres peuvent être enchaînés et que le monde nouveau qui pointe à l’horizon peut être porteur d’espoirs.

Titre: واجب الذاكرة
Sous-titre: حقيبة إعلامي أممي في عالم متقلًب
Auteur: عبد المجيد الشعار
Editions: Nirvana
Présentation et signature: le jeudi 7 novembre 2024 à 16h30 à la Librairie Al-Kitab à Mutuelleville

Raouf Ben Rejeb

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