La stratégie nationale du développement de la céréaliculture dans le Sud tunisien
Par Ridha Bergaoui - Le 24 septembre dernier, une conférence nationale sur l’évaluation de la campagne de la collecte des céréales 2024 a été organisée par l’Office des céréales. A cette occasion, M.Tarek Jarrahi, directeur général de l’Institut national des grandes cultures (INGC), a présenté les grandes lignes de la stratégie nationale de développement de la céréaliculture dans le sud tunisien.
Objectifs de la stratégie
Le recours au développement de la céréaliculture dans le sud tunisien se justifie pour les raisons suivantes:
• Avec le réchauffement climatique, les superficies favorables à la culture des céréales ne cessent de se réduire en passant de 1,4 million d’ha (moyenne durant la première décennie 2000) à seulement 972 000 ha l’année dernière. La Tunisie espère emblaver 1,173 million d’ha pour l’année 2024-25.
• Quoique très fluctuante, en fonction essentiellement de la pluviométrie, la production de céréales ne cesse de chuter ces dernières années. La production moyenne, toutes céréales confondues, se situait entre 17 et 18 millions de quintaux. Elle serait de 12 à 14 millions seulement pour la campagne dernière et beaucoup moins l’année d’avant.
• Le besoin en céréales, destinés à la consommation humaine, ne cesse d’augmenter et se situerait aux alentours de 3O millions de quintaux et le déficit ne cesse d’augmenter.
• Le blé dur est bien adapté et se développe bien dans les régions chaudes et sèches comme le sud Tunisien
• De grandes réserves d’eau souterraine, commune avec l’Algérie et la Libye, existent dans le sud (le système aquifère du Sahara septentrional ou SAAS). La part de la Tunisie est de 8%, soit environ 4 800 milliards de m3.
Pour toutes ces raisons, le Ministère de l’agriculture des ressources hydrauliques et de la pêche (MARHP) envisage encourager la culture des céréales dans le Sud Tunisien. A côté d’une contribution importante dans la production des céréales et l’amélioration de notre sécurité et souveraineté alimentaires, la promotion de la céréaliculture dans le Sud présente d’autres avantages comme le développement de ces régions frontalières peu favorisées et qui souffrent du chômage et de la pauvreté. Il est entendu qu’il est essentiel d’éviter la monoculture et que la culture du blé doit se faire dans le cadre d’une rotation ou assolement pour rompre le cycle des mauvaises herbes et des parasites et ne pas épuiser le sol. Le développement de la culture des céréales va entrainer le développement d’autres cultures comme les légumineuses et les fourrages et créer tout un écosystème agricole avec possibilité d’organisation de diverses filières de production spécifiques aux régions du Sud du pays. Ceci est de nature à dynamiser ces régions, créer de l’emploi et de la richesse et fixer la population de ces régions naturellement hostiles.
Modèle classique de la céréaliculture dans le désert
L’idée de cultiver des céréales en mobilisant les réserves des eaux souterraines fossiles profondes n’est pas récente. Des pays comme l’Arabie Saoudite et la Libye l’ont exploité depuis longtemps. L’Algérie s’y est lancée depuis les années 1980.
Le modèle classique consiste à créer de grandes exploitations, qui seront cédées ou louées à des privés, de creuser des puits profonds et de construire les infrastructures nécessaires (routes, réseau électrique…). L’exploitant cultive la terre et irrigue sa culture avec un système de pivots géants pouvant aller jusqu’à 400 m de longueur et irriguer de 40 à 50 ha. Avec ce système, l’Algérie entend mettre en culture près de 500 000 ha et la production de 3 millions de tonnes de céréales (moyennant un rendement de 60 q/ha).Ce système revient cher à l’Etat qui doit soutenir et subventionner toutes les composantes du système pour qu’il puisse être rentable pour le producteur. Par ailleurs, il est de nos jours très critiqué pour les inconvénients qu’il présente comme la surconsommation d’énergie, des infrastructures lourdes et onéreuses, la salinisation du sol, l’épuisement des nappes fossiles et peu renouvelables., la nécessité de disposer d’un parc de matériels agricoles et d’engins de transport conséquent… Dans les conditions sahariennes, une grande partie de l’eau d’irrigation est évaporée et l’évapotranspiration des plantes est à son maximum. Ce système peut se justifier dans le cas où l’objectif principal est de produire dans un souci d’autonomie et de sécurité alimentaire quel que soit le prix à payer et les sacrifices à faire.
La Tunisie n’a ni de vastes étendues ni des moyens financiers conséquents pour se permettre un système aussi onéreux. La stratégie Tunisienne préconise s’appuyer sur des moyens modestes et de petits agriculteurs, qui représentent la majorité des exploitants agricoles en Tunisie.
La stratégie nationale
Une première expérience de la culture du blé dur a été menée l’année dernière chez des agriculteurs dans les régions de Tataouine, Médenine et Kébili sur une superficie de 18 ha. Des essais de comportement de variétés tunisiennes de blé dur ont été également menées dans la station de démonstration de Dhiba. Les résultats semblent encourageants et les rendements en station des variétés testées allaient de 23,9 à 42,6 q/ha.
Suite à ces résultats encourageants et afin de répondre aux nombreuses demandes des agriculteurs désirant participer au programme de la culture des céréales dans le Sud, il a été décidé d’encourager et de soutenir l’extension des emblavures dans le gouvernorat de Tataouine et de dresser une stratégie de développement à court, moyen et long terme. Il faut rappeler que le gouvernorat de Tataouine se situe à l’extrême sud de la Tunisie, à la frontière avec l’Algérie et la Lybie, et qu’il est le plus vaste des 24 gouvernorats couvrant 38 889 km² soit près de 24% de la surface du pays (163 619 km²).
De nombreuses réunions et visites de terrain ont été effectuées par l’équipe constituée de l’INGC, les responsables des Instituts de recherche et les représentants des différents services du MARHP pour évaluer les ressources en eau, effectuer des analyses du sol et définir les zones les plus propices et les superficies proposées pour la culture du blé.Pour la campagne 2024-25, le programme retenu couvre une superficie totale de 642 ha et touche 572 agriculteurs installés dans le gouvernorat de Tataouine (particulièrement les délégations de Remada, Dhiba, Tataouine, Sammar et Beni Mhira). Toutes les dispositions ont été prises pour garantir aux agriculteurs les meilleures conditions de réussite. Nivellement des terrains, approvisionnement en semences de qualité (Razak, Maali et INRAT 100), disponibilité des intrants (engrais, pesticides…) et en matériel agricole. Des subventions et aides au financement sont également prévues pour l’achat du matériel agricole et d’irrigation et le forage des puits. Le soutien en vulgarisation et l’accompagnement des agriculteurs est également programmé. L’installation d’une plateforme de recherche à Dhiba de 10 ha, équipée d’une station météo, est prévue pour mener des expérimentations sur les variétés des céréales, les légumineuse (féverole), les fourrages, les techniques d’irrigation et la fertilisation.
A moyen terme, il est prévu d’étendre les superficies à 10 000 ha, toujours dans le gouvernorat de Tataouine, régions de Sehl Erroumen (Dhiba) et Bir Amir (délégation de Remada). Ce choix se justifie par la disponibilité de vastes terrains favorables et la présence d’infrastructures (routes, réseau électrique, périmètres irrigués, proximité des administrations et des services de soutien…). A long terme on prévoit la possibilité de cultiver jusqu’à 55 000 ha, sur les 200 000 ha de surface agricole du gouvernorat de Tataouine.
En année de croisière, et moyennant un rendement en blé dur de 40 q/ha, on peut espérer une production de près de 2 millions de quintaux. Ce qui représente 11 % de la consommation nationale en blé dur et 7% du besoin en blé. En cas de réussite du projet, il sera probablement possible d’augmenter les superficies emblavées surtout que les réserves d’eau sont importantes et que 750 000 ha sont disponibles à Sehl Erroumen et Bir Amira. Et pourquoi pas l’élargir aux gouvernorats proches comme Medenine et Kébili.
Une approche participative basée sur la recherche et l’innovation
L’approche ici préconisée pour le développement de la céréaliculture dans le Sud Tunisien est originale et sort du modèle classique présenté au début de cet article. Elle s’appuie sur de petits agriculteurs, avec une superficie moyenne de 1,1 ha (de 7,5 ha à la délégation de Dhiba à 0,5 ha à Ghomrassen), des agriculteurs motivés et vivement intéressés. L’aspect participatif et de bonne volonté de toute l’Administration, des opérateurs privés et des exploitants est également gage de réussite du projet.
La démarche proposée est douce et les technologies ni agressives ni destructives. Les ressources (eau, sol, environnement) sont préservées et ménagés, l’utilisation de l’énergie solaire est privilégiée, le tout dans un souci d’une agriculture durable, naturelle et écologique.
Avec le blé il est possible de diversifier les cultures et de pratiquer de la polyculture et même d’y associer l’élevage (apport très intéressant de fumier pour améliorer la qualité des sols désertiques) et l’apiculture et de sortir des sentiers battus du Sud réputé pour ses palmiers dattiers et ses safaris à dos de dromadaires. Un tel projet est susceptible de changer le visage du Sahara et de le dynamiser, de chasser la pauvreté et le chômage, de maintenir la population en place et leur rendre la vie plus agréable.Ces derniers temps, de fortes pluies ont arrosé le Sahara, chose rare et exceptionnelle. Ces pluies bénéfiques ont rechargé les nappes et ont reverdi ces zones désertiques. Elles donnent de l’espoir pour un avenir meilleur pour le secteur agricole, toute la région et toute la population qui vit dans ces régions un peu marginalisées et oubliées.
La recherche, représentée par l’INGC, l’INRAT et l’Institut des Régions Arides, a été placée au cœur du projet et représente son moteur principal. Seule la recherche scientifique est habilitée à proposer des réponses sérieuses et des solutions innovantes à des problèmes de développement.
«La nature a horreur du vide» dit-on, et en l’absence de scientifiques et de professionnels, la place est occupée par des charlatans et parasites qui vendent de belles paroles, des exploits imaginaires et des rêves. Les réseaux sociaux grouillent de ces énergumènes qui envahissent les médias et sont présentés en tant qu’experts dans des domaines en réalité hors de leurs compétences. La culture du blé en général et dans le Sud Tunisien en est un exemple édifiant.
Ridha Bergaoui
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