Ridha Bergaoui: La laine dans de mauvais draps
L’élevage du mouton connait de nombreuses difficultés, il n’y a qu’à voir le prix de la viande qui tourne autour de 45 DT/kg ou celui de mouton de l’Aïd Al Adha qui dépassait les 1 000 DT. Certes, la sécheresse, le prix élevé des aliments et la faible productivité du troupeau représentent les principales raisons de ces prix extravagants. La mauvaise valorisation de la laine, jadis un complément important pour l’éleveur, contribue également à entraver la rentabilité de l’élevage ovin.
Tonte et laine
Les fibres de la laine ont une croissance continue et sont recouvertes d’une sécrétion graisseuse importante appelée «suint». En hiver, la laine isole et protège le mouton de la pluie, du froid et des mauvaises conditions climatiques. En été, et avec la chaleur, elle devient, pour les animaux, un véritable handicap.
La tonte des moutons est une opération indispensable et incontournable pour une conduite rationnelle du troupeau. Elle doit être impérativement terminée avant l’arrivée des grandes chaleurs estivales de juillet et août. C’est un facteur important de bonne santé et de confort pour les animaux. La toison graisseuse retient les poussières et les saletés et peut héberger de nombreux parasites et agents pathogènes. La tonte permet de débarrasser les animaux de ces saletés et parasites nuisibles.
La laine présente de nombreux avantages: isolante contre le froid et la chaleur, absorbante de l’humidité, élasticité, possibilité de la teindre en une gamme de couleurs infinie, ignifuge (résistante aux hautes températures), ne renferme pas d’allergènes, n’attire pas la poussière… Jusqu’à la fin du siècle dernier, la laine était le produit star, très recherchée pour divers travaux en rapport avec l’artisanat et les industries de l’habillement, du linge de maison…Les Australiens ont en fait leur spécialité et l’élevage ovin de la race Espagnole Mérinos, était en premier destiné à produire la laine. A partir des années 1990, la crise de la laine commença à peser et la demande mondiale a chuté d’une façon drastique. Les effectifs de moutons ont été réduits et les éleveurs ont abandonné la laine et se sont reconvertis dans la production de viande.
Le développement des fibres synthétiques et l’intensification de la culture du coton ont permis de produire de grandes quantités de fibres à des prix beaucoup moins élevés que celui de la laine. Celle-ci nécessite beaucoup de travail et de la main d’œuvre spécialisée pour la transformer en fil. De nos jours, la laine n’occupe plus qu’une place très marginale dans les industries de la confection et de l’habillement. Les fibres synthétiques sont massivement utilisées. Elles répondent bien aux besoins des consommateurs, peu chères, solides, faciles à produire en quantité et pratiques à manipuler, à traiter et à tisser. Elles présentent néanmoins certains inconvénients. En effet un tissu en polyester est moins confortable qu’un tissu en fibres naturelles. Il a tendance à coller à la peau, il se montre également un mauvais isolant, peu absorbant et favorise la transpiration.
La laine connait partout dans le monde une véritable crise et les chiffres relatifs au commerce et aux échanges ne cessent de se détériorer. La demande s’effondre. Dans la plupart des cas, la vente de la laine ne couvre même pas les frais de tonte des moutons qui devient, pour les éleveurs, une véritable corvée. Ce produit, censé représenter, un complément de revenu devient une charge qui également pollue l’environnement et dont l’éleveur doit se débarrasser rapidement. La laine fraichement obtenue est dans beaucoup de cas, finalement brulée ou jetée. Dans les meilleurs des cas elle est utilisée comme du fumier ou pour protéger les cultures. Certains proposent l’employer dans le bâtiment comme isolant à condition de la laver à cause de la graisse et la mauvaise odeur qui risque d’imprégner les murs.
Cas de la laine en Tunisie
En Tunisie, dans les grands élevages, la tonte, avec le bain anti-galeux, précède l’introduction du bélier dans le troupeau et améliore sensiblement la fécondité des brebis. La tonte est essentiellement manuelle. Elle se fait, à l’aide de ciseaux spéciaux appelés «forces à tondre ou jlem en arabe», par des ouvriers qualifiés. Dans la campagne, la tonte est une importante fête. Toute la famille participe à l’évènement qui finit généralement par un repas copieux, spécial pour la fête. Certaines régions organisent même des festivals dédiés à la tonte, comme à Tataouine, Matmata, le Kef, Kairouan et à Béja, en essayant de valoriser socialement et culturellement ce patrimoine régional important. La qualité de la laine et le poids de la toison varient selon les races et l’âge des bêtes. Le poids de la toison peut aller jusqu’à 9 kg, toutefois pour la majorité des races, elle varie de 2 à 5 kg. Le cheptel ovin est estimé à3 736 820 unités femelles ovines (OEP, 2017). En comptant un poids moyen de la toison de 2kg/brebis (les jeunes et les animaux destinés à la boucherie ne sont pas tondus), la production de laine brute serait au moins de 7 000 à 8 000 tonnes/an. Ceci représente près de 3 000 tonnes de laine propres prête à l’emploi, soit une valeur d’environ 30 millions dinars.
Jadis la laine était partout présente et employée pour la confection des habits traditionnels (comme hayek, burnous, kachabia…), la literie (matelas et oreillers rembourrés de laine), les couvertures (battanias, menchef…) et pour la confection des chéchias. De nos jours, ces usages sont soit complètement abandonnés soit limités, à titre folklorique ou lors de circonstances particulières. De nos jours, les chechias, tapis et margoums, klims… traditionnels sont des articles réservés surtout aux touristes et les ventes sont étroitement liés à l’activité touristique. Avec d’une part le rétrécissement des usages traditionnels de plus en plus réduits et la domination des fibres synthétiques et du coton, la laine est comme partout, en crise, peu valorisée, souvent abandonnée ou jetée.
Quel avenir pour la laine
L’avenir de la laine est étroitement lié aux débouchés et possibilités de sa valorisation. Pour l’habillement, la laine ne peut concurrencer le coton et les fibres synthétiques, beaucoup plus avantageux à tous points de vue. L’utilisation de la laine sera donc très limitée à quelques habits traditionnels comme le kadroun, kachabia, burnous, bakhnoug… de moins en moins portés. La chéchia est également un débouché intéressant, toutefois ce secteur est en voie d’extinction malgré tous les efforts pour le faire revivre. Les couvertures en laine, autrefois très prisées, ne sont plus utilisées et sont remplacées par des couvertures en tissu synthétique, plus pratiques et plus légères.
Le secteur des articles de décoration et d’ameublement traditionnels (comme les tapis, klims et margoums) est étroitement lié au tourisme. Le Tunisien, dont le pouvoir d’achat ne cesse de se détériorer, n’a pas les moyens de s’acheter un de ces articles, considérés très chers, et se contente d’articles bon marché, synthétiques et généralement d’origine asiatique. Malheureusement, le tourisme Tunisien est un tourisme de masse, orienté vers une classe très moyenne qui dépense très peu, surtout avec le système «all inclusive». Malgré le nombre croissant de touristes qui visitent le pays, la vente de tapis et margoums reste très faible. Le secteur du tapis souffre également d’autres problèmes structurels tel que le manque de main-d’œuvre spécialisée, les modèles obsolètes qui manquent d’originalité et de modernité, des prix élevés avec des intermédiaires, spéculateurs et autres parasites qui polluent et empoisonnent le secteur.
La confection du tapis traditionnel est une tâche pénible, longue qui demande beaucoup de doigté et de patience. Elle est toutefois mal valorisée et mal payée et les jeunes fuient le secteur qui manque de plus en plus de main d’œuvre spécialisée. Le tapis Tunisien souffre également de la concurrence d’autres pays comme le Maroc, l’Egypte ou même le Pakistan, l’Iran qui produisent des tapis plus élaborés, de meilleure qualité et à des prix très compétitifs.
De nos jours, la filière traditionnelle de la laine est complètement désintégrée en raison du manque de débouchés, de la disparition de corps de métiers comme les teinturiers, les commerçants de la laine… La disparition des tisserands traditionnels représente un véritable handicap pour la valorisation de la laine. La conséquence une certaine contradiction puisque d’une part l’éleveur jette la laine alors que les femmes qui confectionnent les tapis se plaignent du prix élevé du fil utilisé pour confectionner les tapis.
A part de l’aspect matériel, exposé précédemment, la laine et les petits métiers qui lui sont rattachés allant du nettoyage de la laine à la confection des articles traditionnels divers, représentent un élément important de notre patrimoine culturel et des traditions séculaires de nombreuses régions. Ce patrimoine, qui fait partie de notre identité et notre authenticité et qui était jadis notre fierté, est en crise et en voie de disparition. Il n’y a qu’à voir nos souks vides de touristes et remplis d’articles d’imitation, bon marché et de mauvaise qualité, en grande partie d’origine asiatique. C’est tout un patrimoine qui est en danger, un savoir-faire traditionnel et séculaire et de nombreux emplois menacés de disparition.
De sérieuses possibilités de valorisation
La laine est un produit noble, un produit naturel vivant qui a beaucoup de qualités. Elle est recyclable, biodégradable et on peut la valoriser de différentes façons. C’est un produit qui peut être porteur d’avenir (à condition de rénover toute la filière)et peut être générateur de dynamisme régional, d’emplois et de richesses. Il est intéressant, avec l’aide et la participation des professionnels concernés) de réhabiliter ce secteur, de le soutenir et de l’aider à se structurer en une nouvelle filière, moderne et attractive. Moderniser les techniques, trouver de nouveaux débouchés, aider à la formation du personnel, promouvoir la commercialisation des produits à base de laine, encourager les jeunes à lancer des projets et créer des entreprises… En un mot, mettre au point une stratégie complète et réaliste est indispensable pour le sauvetage et la survie du secteur de la laine.
A côté des usages classiques et traditionnels qu’il faut encourager et promouvoir, la laine se prête bien à des créneaux innovants et émergeants comme:
• Isolant dans les bâtiments. La laine est un très bon isolant thermique et présente une bonne tenue au feu en s’opposant à la propagation des flammes.
• Valorisation dans les industries cosmétiques (extraction de lanoline, kératine, mélanine, vitamine D…) à partir du suint éliminé lors du lavage de la laine.
• Compostage et fabrication d’engrais organique, surtout pour les déchets et rebus difficiles à valoriser. La granulation de la laine est un procédé qui permet de produire, sous forme degranulés, un engrais naturel riche en fertilisants. De nombreux pays ont développé cette filière de production de granulés, à partir de la laine brute, employés comme engrais naturel qui enrichit le sol et favorise la croissance des plantes.
Par ailleurs il est nécessaire de:
• Sensibiliser les éleveurs à la qualité de la laine qui dépend de nombreux facteurs dont l’état de santé et les conditions d’alimentation et de conduite des animaux en général.
• Structurer et organiser la collecte et éviter de pertes et la pollution de l’environnement.
• Créer des unités de lavage, même de petites capacités, dans les principales régions d’élevage du mouton.
• Renforcer la formation dans les métiers de la laine et du tissage.
• Passez à la tonte moderne afin de préserver la qualité de la laine et la santé des moutons et en formant les tondeurs aux bonnes pratiques de tonte.
Conclusion
La crise de la laine n’est pas spécifique à la Tunisie, partout elle est devenue un sous-produit difficile à valoriser et peu utilisée. La réhabilitation et la promotion de l’artisanat est indispensable pour d’une part faire revivre ce patrimoine important et d’autre part redynamiser la filière.
A côté de l’utilisation traditionnelle de la laine, des possibilités innovantes existent et qu’il faut développer. Il y a d’une part l’utilisation de la laine comme isolant dans les métiers du bâtiment. Il y a également la transformation de la laine (surtout les parties souillées, de basse qualité et difficiles à valoriser), en fertilisant de bonne qualité.
Il faut souligner que la laine est au départ un produit gras et sale. Le lavage de la laine est un préalable pour son utilisation artisanale ou industrielle. La création de laveries modernes est indispensable pour la production d’une matière première saine et propre et qui se prête bien aux transactions commerciales.
La laine peut être un produit du passé, cantonnée dans les musées et les souks et dont les produits sont destinés seulement à quelques touristes. On peut en faire également un produit naturel et noble qui symbolise un passé riche tout en étant tourné vers l’avenir avec des usages innovants, ingénieux et rentables.
Ridha Bergaoui
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