News - 14.04.2024

Mohamed-El Aziz Ben Achour: Le kharijisme dans l’histoire du Maghreb

Mohamed-El Aziz Ben Achour: Le kharijisme dans l’histoire du Maghreb

L’islam sunnite domine le Maghreb depuis des siècles. Le fait est connu. Ce que l’on sait peut-être moins c’est que, au cours de la tumultueuse histoire de cet Occident musulman, sa prépondérance eut à faire face à des doctrines religieuses et des pouvoirs politiques appartenant à d’autres mouvances de la même religion. A telle enseigne qu’entre les VIIIe et Xe siècles, le Maghreb  connut l’existence presque simultanée d’émirats kharijites (Sijilmassa, Tahert,  et Tlemcen),  l’Etat idrisside du Maghreb extrême, dynastie chiite d’obédience zaïdite et l’émirat  des Aghlabides de Kairouan, sunnites vassaux du califat abbasside auxquels succédèrent  les Fatimides chiites ismaéliens.

Ce qu’il convient de savoir aussi c’est que l’hégémonie sunnite, rétablie  au XIe siècle, fut de nouveau bousculée par l’Empire almohade (1121-1269) qui, maître du Maghreb et de l’Andalousie, prônait un islam rigoriste hostile au malékisme. Toutefois, avant les autres provinces, l’Ifriqiya, devenue indépendante de Marrakech à l’initiative de l’émir hafside de Tunis, Abou Zakâriya (1228-1249), renoua avec le sunnisme malékite. En tout état de cause, de toutes les doctrines jugées hétérodoxes par le sunnisme, la plus ancienne et celle qui allait durer le plus longtemps — du VIIIe siècle à nos jours — au Maghreb, c’est l’islam kharijite. Les origines de cette confession religieuse remontent au premier siècle de l’Hégire (VIIe siècle J.-C.), dans les circonstances dramatiques de la discorde (al Fitna) qui déchira la communauté musulmane entre partisans du quatrième calife ‘Ali Ibn Abî Tâlib, gendre du Prophète, et Mou’âwiya Ibn Abî Soufiyân, un des Compagnons, gouverneur de Syrie et futur fondateur de la dynastie omeyyade. Au cours de de la bataille de Siffin (37/657), un arbitrage suscita le mécontentement d’un groupe de musulmans hostile à Mou’awiya mais, désormais, en rupture avec Ali et ses partisans. On les désigna comme des khawârij, c’est-à-dire ceux qui ont quitté la communauté ;  ou, probablement les rebelles,  puisque le verbe kharaja ‘alâ, comme le rappelle l’historien Roger Arnaldez, signifie se révolter. En fait, l’expression «khawârij» (kharijites) est utilisée par leurs adversaires, alors qu’eux-mêmes se définissent, nous dit l’historien Béchir Ben Ghazi, comme «Ahl al Da’wa, Ahl al haqq wa al istiqâma» (Gens de l’appel, Gens  du droit et de l’intégrité). Les kharijites furent vaincus par Ali à la bataille de Nahrawân en 658, mais leur insurrection se prolongea et, en 668, un dissident de la secte assassina le calife. Les désordres consécutifs à la guerre civile de 680-692, connue sous le nom de seconde Discorde, laissèrent le champ libre à la rébellion kharijite, dont certaines factions réussirent à prendre le contrôle de vastes territoires de Perse et d’Arabie.  Affaibli par les dissensions internes puis réduit par les califats omeyyade et abbasside, le kharijisme perdit en Orient son caractère activiste armé.En matière doctrinale, les Kharijites, dont la formule était «l’arbitrage n’appartient qu’à Dieu» (Ini’l hukmu illâ lillâh),: Coran,VI, 57 ont pour principe  que la famille du Prophète ne peut prétendre à aucun privilège pour l’accès au califat, que tous les hommes sont égaux, «même l’imam (ou calife), contre qui on doit se révolter jusqu’à le mettre à mort s’il contrevient aux commandements de Dieu et à la Sunna du Prophète(…) Tout croyant pieux qui pratique la justice  et ne fait de tort à personne, fût-il esclave noir, peut être porté à cette charge.» (R. Arnaldez, Dictionnaire de l’Islam, E. Universalis). La doctrine  se distingue aussi par un rigorisme moral et religieux censé régenter la société. 

Comme toute doctrine religieuse, le kharijisme ne tarda pas à donner naissance à diverses obédiences. Les Azâriqa de Nafi’ Ibn al-Azraq, particulièrement actifs durant la seconde Discorde, constituaient le groupe le plus violent. Parmi les obédiences activistes, citons aussi les Najdat  qui furent à  l’origine d’une  révolte anti-omeyyade conduite par Najda Ibn Amir en 682 au Bahreïn et en Asie centrale et orientale. Exterminés, ils disparurent vers le Xe siècle. A l’opposé, les Sufriya (Sufrites) de Ziyâd Ibn Al Asfar, et les Ibâdhiya (Ibadites), obédience fondée à Basra par Abd Allah Ibn Ibâdh al Tamîmî, mort vers 700 s’affirmèrent comme les courants les plus modérés.Quant à l’apparition du kharijisme au Maghreb, elle remonte,  selon  l’historien Clifford E. Bosworth, aux années 719, lorsqu’un prédicateur du nom de Salma Ibn Sa’d fut chargé par les Ibadites de Basra de se rendre en Ifriqiya (actuelle Tunisie et Tripolitaine). Vers 740, la plupart des  tribus berbères (Huwwara)  des environs de Tripoli dans le djebel Nafoussa et les Zénéta de l’ouest tripolitain furent convertis. En 757, un groupe de missionnaires de Basra fondent un imamat ibadite en Tripolitaine mais sans succès durable, en raison de la répression des gouverneurs abbassides d’Ifriqiya. Quelques années auparavant, de 740 à 743, une grande révolte berbère (dite aussi Révolte kharijite), principalement contre une fiscalité excessive, couvrant le Maghreb et l’Espagne musulmane, constitua un réel danger pour le califat omeyyade. Elle eut pour issue une victoire arabe en Ifriqiya et en Andalousie, un succès berbère au Maghreb central et oriental et la fondation d’émirats  indépendants dont nous parlerons plus loin. D’autres soulèvements eurent lieu sur fond de luttes incessantes entre le Pouvoir de Kairouan et les Ibadites d’Ifriqiya et de Tripolitaine.Dans ce qui est aujourd’hui la Libye, le Djebel Néfoussa, situé au nord-ouest, se distingua tôt par l’appartenance de sa population berbérophone à l’islam kharijite. En effet, la grande révolte berbère du VIIIe siècle contre l’occupation arabe eut, entre autres conséquences, l’arrivée de missionnaires ibadites fuyant la répression du califat omeyyade de Damas. Réfugiés dans le massif  montagneux réputé imprenable de Néfoussa, lls y prêchèrent l’ibadisme et organisèrent les autochtones en force combattante.

Quelque temps plus tard, sous la conduite de l’imam Abou Al Khattâb al Ma’farî, ils descendirent de leurs montagnes à la conquête de l’Ifriqiya. Les  montagnards réussirent à prendre Tripoli en 757 et, l’année suivante, la capitale, Kairouan. Après une résistance pugnace, ils furent finalement vaincus par le gouverneur abbasside d’Egypte en 761.  Le djebel, en revanche, demeura libre. En effet, durant le IXe siècle, alors que les émirs aghlabides gouvernaient l’Ifriqiya, les Ibadites jouissaient au Néfoussa d’une sorte de république puritaine indépendante qui ne se privait de mener des attaques contre  l’émirat de Kairouan. Cependant, en 879, les Toulounides d’Egypte pénètrent en Ifriqiya et prennent Tripoli aux Aghlabides. En 880, les montagnards tripolitains réussissent à battre les envahisseurs, mais le succès fut de courte durée car, en 896-97, Ibrahim II al Aghlabî reconquiert la Tripolitaine et vainc les Berbères ibadites à la bataille de Manou, au sud de Gabès. Considérés comme  hérétiques, les prisonniers furent exécutés et l’imamat indépendant réduit à néant. Les rescapés n’eurent d’autre choix que d’entrer dans l’ère de la clandestinité (ou du Kitmân) et réussirent, grâce à la dissimulation de la foi, à maintenir la cohésion de leur communauté religieuse durant des siècles. Cette période du repli sous la forme du Kitmân face à l’hégémonie du pouvoir sunnite coïncida avec l’apparition de l’institution d’Al‘Azzâba, instrument de gestion administrative dans les quelques groupements ibadites encore présents dans certaines régions de l’Ifriqiya méridionale. A l’exemple du Djérid et du Néfoussa, l’institution apparut au djebel Demmer et à Djerba au XIe siècle (B. Ben Ghazi, Farhat Jaabiri, Virginie Prévost). Cette instance de consultation et d’exécution constituait la seule issue pour sauvegarder l’identité religieuse et culturelle et se protéger des empiétements  de l’autorité centrale lorsque s’effondra en 909 le royaume de Tahert, seul Etat légitime aux yeux des Ibadites. En d’autres termes, l’institution d’Al Azzâba n’était qu’un avatar discret de la Halaqa. Cette institution de la halaqa, sorte de comité des sages, assurait alors au grand jour, sous l’égide politique et religieuse de l’Imam, l’administration de la communauté. Quant à Al ‘Azzâba, elle  constituait une autorité morale et religieuse et un instrument administratif et l’intermédiaire agréé entre la communauté ibadite et le pouvoir central. Elle jouissait également de l’autonomie dans l’exercice de la justice en matière de statut personnel et dans la gestion des mosquées kharijites et des habous ou waqf.En ce qui concerne  l'étymologie du mot Azzâba, plus exactement halqat al Azzâba, il semble, selon certains, qu'il signifie les reclus ou les ascètes. Selon, un spécialiste de l'ibadisme, Tadeusz Lewincki, le terme halqa (ou halaqa) désigne l'instance parce que ses membres forment un cercle étroit pendant leurs réunions, afin que personne, même le diable, ne puisse y pénétrer.

Les multiples mouvements insurrectionnels des autochtones berbères contre les gouverneurs omeyyades puis abbassides furent propices à l’apparition d’émirats en rupture politique avec le califat, rejetant doctrinalement le sunnisme et se réclamant du kharijisme jugé plus approprié à leur conception de l’islam. Le premier de ces pouvoirs indépendants fut l’émirat sufrîte de Tlemcen (742-790) dirigé par Abou Qorra, chef de la tribu des Banou Ifran (Ifranides), Berbères de la puissante confédération tribale des Zénètes, jadis alliés de la Kahéna. Puis il y eut l’émirat de Sijilmassa en 757 J.-C.  Les Banou Midrâr, Sufriya, eux aussi, installèrent dans cette ville du sud-ouest marocain une dynastie berbérophone qui  allait se prolonger jusqu’en 976, date de la prise de leur capitale par les Almoravides. Les Sufriya, nous l’avons vu, étaient des modérés et au Xe siècle, Muhammad Ibn al Fath Wasûl, 10e prince midrâride, adopta le sunnisme malékite. De 790 à 1066, règne à Tlemcen, un deuxième pouvoir ifranide qui, au Xe siècle, s’opposa aux Fatimides, aux Zirides, aux Omeyyades et aux Zénètes Maghrawa. Au siècle suivant, les Banou Ifran prennent pied dans la péninsule ibérique et  gouvernent Ronda et Séville, avant de sombrer sous la pression des Almoravides de confession sunnite malékite, et des tribus bédouines Banou Hilâl.En 777, Abd al Rahman Ibn Roustam, un soldat et missionnaire ibadite probablement Persan venu au Djebel Nafoussa , puis chassé d’Ifriqiya, se fixe à Tahert (Tiaret, nord-ouest du Maghreb central) et, reconnu comme imam par les Ibadites du Maghreb, il y fonde un émirat. Vaincus en Ifriqiya, les Ibadites   se tournèrent vers Tahert. Bon nombre de combattants du djebel Néfoussa   partirent prêter main-forte aux Roustamides et constituèrent même, nous dit  B.Ben Ghazi, dans son ouvrage de référence sur la société ibadite (Dar el Kiteb, Tunis, 2024), un fondement essentiel de l’émirat. Cet Etat, qui  connut son apogée au milieu du IXe siècle et dont le territoire couvrait une grande partie du Maghreb, constituait une menace pour les Idrissides chiites de Fès et surtout pour les  Aghlabides sunnites de Kairouan, dont l’émirat était pris en étau par les Roustamides et leurs alliés du Djebel tripolitain. Menace sérieuse dont les émirs aghlabides ne purent s’affranchir qu’en 839.

Au plan économique, l’émirat de Tahert, devint, selon le chroniqueur Ibn Saghîr (cité par A. de C. Motylinski, 1908) une importante étape sur les pistes commerciales reliant l’Afrique subsaharienne et le Moyen-Orient et sut se constituer également  en puissance maritime commerciale et militaire. Au plan intérieur, l’historien indonésien Ahmad Choirul Rofiq, auteur d’une étude sur  la politique roustamide de modération (Moderation and Civilization, 2018), insiste sur le rôle de la dynastie roustamide dans l’épanouissement d’une culture de la tolérance où chrétiens, musulmans non-kharijites et ceux d’autres obédiences vivaient en paix. Elle contribua par son rayonnement à consolider la civilisation musulmane au Maghreb. La capitale du royaume connaissait une vie intellectuelle active. Elle accueillait de nombreux lettrés et abritait des bibliothèques contenant de précieux ouvrages apportés d’Orient. Tahert y gagna son titre de «l’Irak du Maghreb» ou encore de la «Petite Basra». En 909, affaiblis militairement, les Roustamides furent vaincus par les guerriers de la puissante confédération tribale des Koutama, acquise à la cause chiite des Fatimides, les nouveaux maîtres de Kairouan. Le dernier imam roustamide et nombre de ses sujets se réfugièrent alors à Sédrata de Ouergla puis finalement au Mzab (région des oasis du sud-est de l’actuelle Algérie). 

Lorsque, en 909, les Fatimides prirent le pouvoir en Ifriqiya, les communautés ibadites se trouvèrent face à un califat dont la doctrine leur était inadmissible.   Le grand moment de l’affrontement eut lieu lors de la révolte conduite entre 934 et 947 par un berbère zenète, lettré et homme de guerre de confession ibadite du nom d’Abou Yazid Makhlad (plus connu sous le sobriquet de «Sâhib al himâr», l’homme à l’âne).

Jusqu’au XIe siècle, la majorité des habitants du Sud ifriqiyen étaient ibadites: Djerba, Zarzis, Matmata, Nefzaoua, Tozeur et El Hamma du Djérid et  Demmer. Toutefois dès le Xe siècle, le déclin était amorcé, accéléré jusqu’en 968 par  une succession de revers, dont le plus retentissant fut la défaite des révoltés d’Abou Yazid face aux troupes des chiites fatimides. Dans la première moitié du XIe siècle, l’arrivée des hordes bédouines venues de Haute-Egypte (Hilaliens et Soulaïmites), sur la requête du calife fatimide du Caire, n’allait guère arranger  les choses. Les communautés ibadites se replièrent à Gafsa et Gabès, puis sous la pression des nomades arabes et du pouvoir ziride, ils furent contraints d’émigrer au Mzab et la vallée du Souf (dans l’actuelle Algérie). Quant aux kharijites de Tripoli et de la plaine de la Djeffara, ils trouvèrent refuge au djebel Néfoussa. Au début du XIIIe siècle, selon l’historienne Virginie Prévost (L’aventure ibadite dans le sud tunisien, Helsinki, 2008), les communautés kharijites se regroupèrent  dans les oasis du Djérid, au Nefzaoua, dans la plaine de la Djeffara, dans l’île de Djerba (ibadite depuis le VIIIe siècle), au Néfoussa et au Djebel Demmer.

Comme preuve de la vigueur du kharijisme malgré toutes les vicissitudes, l’histoire a retenu  le rôle des oulémas et soufis dans le prosélytisme  sunnite et leurs efforts incessants pour tenter de convertir les Ibadites.  A la fin du XIIe siècle, Sidi Bou Ali de Nefta (mort en 1213) combattit le kharijisme, alors  solidement implanté au Djérid, prêchant sans relâche l’islam sunnite. Il est encore de nos jours l’objet d’une ardente  dévotion de la part de ses nombreux adeptes qui l’appellent «Al Sunnî» et  le «Sultan du Djérid». Plus tard, au XVIIe siècle et au début du XVIIIe, Sidi Ibrahîm El Jomnî de Djerba, ouléma vénéré, se consacrera à ce sacerdoce en dispensant les disciplines malékites, sans relâche, dans sa médersa de Houmt Souk construite par le bey mouradite, Mourad II. Il confiait, écrit le chroniqueur Husseïn Khodja -  son contemporain - à ses meilleurs élèves la mission de se rendre dans les villages berbères du sud tunisien pour enseigner l’islam sunnite [menacé par l’ibadisme d’implantation ancienne].

De cette longue histoire du kharijisme maghrébin, que reste- t-il aujourd’hui? Des petites communautés, certes, mais dont l’attachement à leur foi et à leur identité force le respect ; de même que leur discrétion qui doit autant à leur morale qu’à la culture du Kitmân. L’ibadisme n’est plus présent qu’en Tunisie, en Libye et en Algérie et sous forme de minorités restreintes, comme il l’a toujours été.  Ailleurs, on retrouve le kharijisme au sultanat d’Oman où la population est à majorité ibadite. Il existe également à Zanzibar et au Kenya. Notons enfin que de toutes les obédiences kharijites, seule subsiste aujourd’hui celle des Ibadites. Prima Quran, un site électronique kharijite, signalait, en effet, en octobre 2022, «que les Sufriya furent absorbés par l’Ecole ibadite en Afrique du nord, tandis que les Nadjiya, Azâriqa, Bayhasiya ou qui que soit d’autre n'ont pas survécu jusqu’à nos jours.»

Mohamed-El Aziz Ben Achour
 

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