Sofiane Zribi: Vers une médecine de précision pour la psychiatrie du 21e siècle
Les troubles mentaux représentent un défi de santé publique.
Plusieurs études ont souligné le poids de la pathologie mentale à un niveau mondial(1). Il a été établi qu’un malade mental perd en moyenne 15 années de vie en bonne santé. Une étude australienne (Harvey Whiteford 2010)(2) avait estimé que les troubles mentaux et la toxicomanie constituent la principale source d’années perdues en raison de l’invalidité, toutes causes médicales confondues.
L’Organisation mondiale de la santé estime en 2014 à plus de 800 000 le nombre de suicides chaque année dans le monde.
En Tunisie, bien que des études statistiques sérieuses manquent à l’appel, on peut estimer que 10% de la population souffre de troubles mentaux à l’instar des autres pays du monde, soit environ 1,2 million de personnes.
Ces chiffres élevés de morbidité et de mortalité témoignent de l’urgence à un niveau mondial afin que les troubles mentaux soient diagnostiqués et traités plus efficacement.
C’est ainsi qu’une approche de « médecine de précision » similaire à celle qui a permis de grands progrès dans la médecine du cancer commence à trouver son chemin.
La médecine de précision
C’est une approche plus ciblée de la maladie ! Elle est déjà en train de devenir une réalité dans le domaine du cancer, où le diagnostic moléculaire conduit à des traitements mieux définis et individualisés avec de meilleurs résultats.
En effet, la médecine de précision des maladies cancéreuses arrive de plus en plus à spécifier les différentes formes de tumeurs selon leurs origines, leurs caractéristiques génétiques, les récepteurs tumoraux pathologiques à la surface des cellules cancéreuses et leurs interactions avec leur environnement humoral, hormonal et moléculaire. Les traitements des cancers sont aujourd’hui plus ciblés en fonction de ce que l’on sait de la tumeur et du coup plus efficaces.
La médecine de précision peut également servir de base à la planification d’études de grandes cohortes (un très grand nombre de patients), en utilisant les explorations génétiques de masse (génomique) et le phénotypage (caractéristiques physiologiques et comportementales) pour améliorer les diagnostics et les traitements dans l’ensemble de la psychiatrie.
L’idée géniale était d’intégrer les données cliniques provenant de la clinique et les associer à d’autres informations sur les patients comme leur génotype, les facteurs de stress lors de leur parcours de vie, les traumatismes subis, le développement à l’enfance, l’exposition à des molécules néfastes pour le développement du cerveau comme les drogues ou autres afin de découvrir et de définir des sous-types de maladies et améliorer ainsi la précision avec laquelle les patients sont catégorisés et ensuite traités.
La situation de la psychiatrie
Le diagnostic en psychiatrie, contrairement à la plupart des médecines, reste encore limité aux symptômes subjectifs et aux signes observables. Les psychiatres sont fiers, à juste titre, de leur écoute empathique et de leurs compétences d’observation bien aiguisées. L’organisation mondiale de la santé publie régulièrement une classification et une description des maladies mentales (CIM) ainsi que l’American Psychiatric Association (DSM ou Diagnostic Statistical Manual). Nous en sommes actuellement à la 11e édition de la CIM et à la 5e édition révisée du DSM.
Récemment, la psychiatrie a commencé à incorporer les concepts de la biologie moderne, en particulier les neurosciences cognitives, affectives et sociales contemporaines.
On a par exemple appris que le cerveau évolue tout au le long de la vie, plutôt que l’imaginer comme un centre statique, il est au contraire en constante interaction avec son environnement avec des influences mutuelles.
Le code génétique, inscrit dans l’ADN de chacun, détermine pour une large part comment le cerveau répond à l’environnement, mais on a aussi compris que l’environnement lui aussi influe sur la manière dont ce code est lu et exécuté (épigénétique). Des traumatismes de l’enfance peuvent changer la manière dont certains de nos gènes s’expriment, ce qui se traduit par une manière particulière et univoque de se développer et de se comporter.Au fur et à mesure que ces sciences en évolution rapide apportent de nouvelles informations sur les bases neuronales des comportements normaux et anormaux, les syndromes autrefois considérés exclusivement comme «mentaux» sont reconsidérés comme des troubles «cérébraux» ou, pour être plus précis, comme des syndromes de systèmes neuronaux, cognitifs et comportementaux perturbés.
On sait aujourd’hui que le cerveau se reconnecte continuellement et modifie l’expression des gènes en fonction de l’apprentissage et des événements de la vie. Et le cerveau est organisé autour de circuits étroitement régulés qui servent à la perception, à la motivation, à la cognition, aux émotions et au comportement social. Ainsi, il est devenu rapidement impératif d’inclure des mesures du cerveau et du comportement pour comprendre les différents aspects du dysfonctionnement associé aux troubles.
Trouble mental ou trouble cérébral?
Il peut sembler prématuré de passer du terme «troubles mentaux» à celui de «troubles cérébraux» ou de «troubles des circuits neuronaux», mais il est grand temps de reconnaître la nécessité d’incorporer, à la lumière de notre savoir actuel en neurosciences, plus que des rapports subjectifs ou des comportements observables dans le diagnostic des maladies psychiatriques.
En 2010(3), l’Institut national de la santé mentale des États-Unis a lancé un projet de «médecine de précision pour la psychiatrie».
Plusieurs résultats prometteurs en ont émergé : par exemple, des recherches récentes commencent à déconstruire les groupes diagnostiques classiques actuels et identifient des sous-groupes avec une validité biologique capable de prédire la réponse au traitement.
C’est ainsi que grâce à l’imagerie et à la neurophysiologie ont été mis en évidence trois sous-types de trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH)(4) avec des réponses très différentes aux médicaments stimulants d’un groupe à l’autre.
Par ailleurs, des études utilisant des tests cognitifs, l’imagerie et/ou des panels génomiques trouvent des sous-groupes biologiquement significatifs de troubles psychotiques ou de l’humeur(5). Situation qui aurait été strictement impossible à démontrer si on s’était basé uniquement sur les symptômes et la clinique habituelle.
L’Europe s’engage à son tour
Ce programme américain a également servi de catalyseur à de nouveaux efforts à l’extérieur des États-Unis pour transformer le diagnostic psychiatrique classique et modifier la feuille de route pour la recherche en santé mentale.
La Commission européenne(6) a lancé un nouvel appel pour financer la recherche de médicaments innovants visant à lier la neuropsychiatrie clinique et la neurobiologie quantitative.
De nombreux défis doivent effectivement être relevés(7), tels que le besoin pressant de nouveaux instruments de mesure en laboratoire et en clinique, et pour déterminer le degré de précision avec lequel les fonctions et les systèmes neuronaux doivent être évalués pour un diagnostic juste et un traitement optimal.
De nouveaux diagnostics et de nouveaux traitements
Comme les nouveaux diagnostics redéfiniront probablement les «troubles mentaux» en «troubles des circuits cérébraux», les nouvelles thérapies se concentreront probablement sur l’ajustement de ces circuits.
Les médicaments resteront encore utiles, mais l’attention récente s’est concentrée sur les dispositifs qui modifient l’activité des circuits cérébraux de manière invasive (stimulation cérébrale profonde) ou non invasive (stimulation magnétique transcrânienne).
Paradoxalement, l’une des interventions les plus puissantes et les plus précises pour modifier une telle activité peut être la psychothérapie ciblée, telle que la thérapie cognitivo-comportementale, qui utilise la plasticité intrinsèque du cerveau pour modifier les circuits neuronaux et, par conséquent, les pensées et les comportements délétères.
Tout comme l’approche de la médecine de précision pour le cancer, l’application des avancées en neurosciences peut nous mener vers une psychiatrie de précision qui va modifier notre approche du diagnostic des troubles mentaux.
La psychiatrie tire ainsi parti des avancées des connaissances dans le cancer pour avancer et sortir de l’isolement où la philosophie d’une science sans cerveau l’a cantonnée durant plus d’un siècle.
Sofiane Zribi
1) Daniel Arias, Shekhar Saxena and Stephane Verguet: Quantifying the global burden of mental disorders and their economic valuee Clinical Medicine 2022;54: 101675 Published online 28 September 2022 https://doi.org/10.1016/j. eclinm.2022.101675
2) Whiteford et al Lancet 2013 Nov 9; 382(9904):1575-86
3) Thomas Insel et al Am J Psychiatry 2010 Jul;167(7):748-51.
4) Buitelaar J et al Front Behav Neurosci. 2022 Jul 6
5) Drevets et al Nat Rev Drug Discov. 2022 Mar;21(3):224-244
6) Gunter et Al Eur Neuropsychopharmacol 2014 Jan;24(1):5-50
7) DaniloBzdok, Andreas Meyer-Lindenberg. Machine learning for precision psychiatry: Opportunites and challenges. Biological Psychiatry: Cognitive Neuroscience and Neuroimaging, 2018. ffhal01643933f
- Ecrire un commentaire
- Commenter