Opinions - 02.08.2023

Abdelaziz Kacem: Réveille-toi, Bourguiba !

Abdelaziz Kacem: Réveille-toi, Bourguiba !

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Ce mois d’août est exceptionnel. Il est celui d’une suprême célébration. Il y a cent-vingt ans à Ruspina-Monastir, naissait Habib Bourguiba. Nostalgique, mais animée par un irrésistible désir de rattrapage, la Tunisie fête l’événement. Déjà, l’Académie Beït al-Hikma, en collaboration avec l’Association des études bourguibiennes et les Archives nationales de Tunisie, a organisé, du 1er au 3 juin dernier, un colloque international sur le thème «Bourguiba, le fondateur». Une trentaine d’intervenants tunisiens et étrangers s’y sont investis pour brosser un portrait aussi serein que possible du premier Président de la République tunisienne et faire l’inventaire de son action. Les organisateurs, pour un surcroît d’objectivité, ont tenu à faire participer d’anciens opposants au régime bourguibien.  Beït al-Hikma compte publier sous peu les travaux de ce colloque.

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Pendant les trois jours de la rencontre, la salle des conférences était comble. Les échos dans la presse et sur les réseaux sociaux sont positifs, hormis quelques commentaires désobligeants dus à des professionnels de la diffamation. Un seul dénigrement m’a chagriné. Il émanait d’un universitaire pour qui j’avais de l’estime. Je ne le croyais pas capable d’une telle trivialité. Mais il était bien clair que Bourguiba, en dépit et peut-être en raison des remous et du marasme que l’on sait, reprenait sa place dans le débat socioculturel de la nation.

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Ma communication au colloque porte le titre de «Bourguiba, entre Périclès et al-Ma‘moun». J’en laisse l’exclusivité à l’édition académique. Mais par-delà l’exercice d’admiration dont j’ai moult fois fait preuve à l’égard du Leader, il m’arrive de penser au peu de moyens dont il disposait pour faire avancer la Tunisie sur la voie cahoteuse du progrès. La pauvreté n’est favorable qu’aux croyances arides. Avec un sous-sol moins avare, Bourguiba aurait fait des miracles.

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L’œuvre d’André Gide a souvent accaparé ma table de chevet. Il me vient à l’esprit son dernier récit anthume, Thésée, le héros mythique, vainqueur du Minotaure et fondateur d’Athènes. L’auteur, dans un entretien serré, lui fait dire à cet autre héros gidien, Œdipe, roi tragique de Thèbes : «Je reste enfant de cette terre et crois que l’homme, quel qu’il soit et si taré que tu le juges, doit faire jeu des cartes qu’il a.» Quelles étaient les cartes dont disposait le joueur Bourguiba ? En vérité, les bâtisseurs du tiers monde n’ont jamais été avantagés par le dealer. Mais il fallait jouer.

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Bourguiba n’a compté que sur son charisme et son étoile. Il était son propre atout. Il détenait pratiquement deux cartes qui s’annulaient mutuellement : l’islam et la culture française. Au cours de ses années d’apprentissage, à Paris, il est atteint d’une boulimie intellectuelle inextinguible. Outre ses études en droit et en sciences politiques, il fréquente la Sorbonne, le Collège de France et deux scènes, la Comédie française et le Palais Bourbon, où il apprend les arcanes du métier.

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Happé par le positivisme d’Auguste Comte (1798-1857), il fait siennes deux de ses devises, «Vivre pour autrui» et «L’amour pour principe, l’ordre pour base et le progrès pour but». Ce qui séduisait Bourguiba chez Auguste Comte, c’était aussi son anticléricalisme viscéral. À ses yeux, c’est aux serviteurs de l’Humanité de «prendre dignement la direction des affaires terrestres». Ils doivent, écrit-il, exclure « irrévocablement de la suprématie politique tous les divers esclaves de Dieu […] comme étant à la fois des arriérés et des perturbateurs .» C’est à travers ce prisme que Bourguiba regardera l’islam politique.

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Face à cet énorme obstacle à la modernité qu’est la religion, il ne commit pas l’erreur de Kemal Atatürk. Pragmatique, il savait que nul ne le suivrait s’il en déclarait la caducité. Il fera donc avec. En assumant son rôle de Prince des croyants, il fera évoluer la législation « en fonction de l'évolution du peuple, de la notion de travail et du mode de vie ». Pour ce faire, il empruntera la voie de l’ijtihad. C’est à partir d’une relecture du texte coranique qu’il abolira la polygamie. Il dira : par l’éducation et le changement des mentalités, je ferai en sorte que la Tunisienne  en vaille quatre. Il faut avouer que l’exégèse, qui aboutit au révolutionnaire Code du statut personnel, eût été aléatoire sans le concours d’une pléiade de dignitaires religieux réformistes.

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Car, en ce mois d’août, nous célébrons aussi le 67e anniversaire de la libération de la femme. Bourguiba en était fier. Il savait pourtant que cette réalisation encore unique dans le monde arabo-islamique était restée inachevée. Et, de par mes fonctions à la RTT, je savais qu’à chaque fois qu’il recevait le Mufti de la République, il lui reposait la même question : «M’as-tu trouvé une solution à l’inégalité en matière d’héritage entre hommes et femmes ?»

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Il me souvient de ce 20 avril 1982 où j’ai conduit au Palais de Carthage une quarantaine de collaboratrices, des journalistes, des speakerines travaillant dans les diverses chaînes de la RTT. Le Leader leur fit un accueil chaleureux. Elles eurent droit à une courte allocution dans laquelle il dit notamment : «On ressasse que je suis le libérateur du pays, mais là je ne me distingue d’aucune singularité. Nombreux sont les leaders qui ont sauvé leurs patries du joug de l’occupant. Mais moi, j’ai libéré la femme. Que me reste-t-il à faire ? L’égalité dans l’héritage ? Je n’aurai point de cesse que je n’aie réussi à trouver une issue à cette impasse, une interprétation à même d’effacer cette iniquité.» Il nous rappela, à cet égard, son discours du 18 mars 1974 où il déclarait notamment :

«Je voudrais attirer votre attention sur le fait que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir afin de réaliser une dernière chose avant de considérer ma mission comme terminée. Je fais référence à l'égalité entre hommes et femmes. À l'école, au travail, dans les champs et même parmi le personnel de la police, l'égalité est assurée. Sauf en matière successorale. La femme hérite encore une part égale à la moitié de celle échue à l'homme. Cette disposition se justifiait quand l'homme était prépondérant. […] Il en va autrement aujourd'hui. Désormais, elle est active, et il lui arrive même de subvenir aux besoins de ses frères cadets …»

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Bourguiba était fier de sa tunisianité. Le 9 avril 1962, lors de la célébration de la Journée des martyrs, il déclarait: «La Tunisie est un carrefour. De tout temps, même au cours des siècles les plus sombres, elle a eu une élite brillante, douée d’une culture extrêmement variée: politique, économique, littéraire, juridique.»

D’aucuns  lui chercheront noise, au motif qu’il avait traité le peuple tunisien de «poussière d’individus», alors qu’il reprenait une expression formulée par un prépondérant et comme pour lui infliger une véhémente riposte: «D’une poussière d’individus, d’un magma de tribus, de sous-tribus, tous courbés sous le joug de la résignation et du fatalisme, j’ai fait un peuple de citoyens.» Cessons donc ce paganisme populiste. C’est grâce à Bourguiba que ce peuple a relevé la tête et il risque aujourd’hui de replonger dans son atavique léthargie. Bourguiba le craignait qui, dans le même discours, ajoutait : «Mais j’ai peur de ce que j’ai appelé un jour le ‘’démon des Numides’’, ce démon qui pousse à la désunion, aux luttes intestines, qui nous a fait rater notre histoire après la révolte de Jugurtha.»

Revoilà ce démon qui nous empoisonne la vie depuis une décennie.

Abdelaziz Kacem

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2 Commentaires
Les Commentaires
Abdellaziz Ben-Jebria - 02-08-2023 12:57

Quelle plume, quel talent d’expressions écrites, et quelle objectivité historique sur les majeures actions politiques de Bourguiba ! Malheureusement, après toutes ces avancées historiques bourguibiennes, vous terminez, à juste titre, votre tribune par cette triste conclusion qui résume mon amertume personnelle qui est partagée par d’autres citoyens de ma génération : « Revoilà ce démon qui nous empoisonne la vie depuis une décennie ». Mais, heureusement que la Tunisie compte beaucoup sur des bons et talentueux compatriotes comme vous. Tout simplement, Merci Si Abdelaziz, et longue vie.

Abdelkader FAHEM - 26-11-2023 19:31

Un mois après cet hommage justifié au président Bourguiba on pourrait l'implorer dans sa tombe : " Réveillez vous, ils sont devenus fous !" Face à la dramatique situation de la population de Gazza, un épisode particulièrement meurtrier du conflit israélo-palestinien , nos (?) dirigeants actuels préconisent la criminalisation de toute reconnaissance de " l'entité sioniste" suivie par une déclaration de guerre totale contre l'état d'Israël. Un désaveu flagrant et assumé de la position de notre ancien président particulièrement clairvoyant et avisé dans ce domaine.

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