News - 02.08.2023

Le retard du diagnostic des cancers en Tunisie: Causes profondes et conséquences directes

Le retard du diagnostic des cancers en Tunisie: Causes profondes et conséquences directes

Par Docteur Mohamed Jemaà, Chercheur en cancérologie (*)

Le cancer est un problème majeur de santé publique en Tunisie et son incidence n'a cessé d'augmenter au cours des dernières années. Selon l'Observatoire mondial du cancer (https://gco.iarc.fr/), l'incidence annuelle des cancers en Tunisie a pratiquement doublé en 10 ans. D’environs 12 000 cas en 2012 à 20 000 en 2020. Les cancers du poumon, de la vessie, de la prostate et les cancers colorectaux, étant les plus fréquents chez les hommes, et les cancers du sein, colorectaux, du poumon, de la thyroïde et du col de l'utérus chez les femmes.

Avec l'augmentation de l'incidence du cancer en Tunisie, les décès dus à une cause tumorale, toutes tumeurs confondues, sont devenus la première cause de mortalité en Tunisie depuis 2021, représentant environ 15,6% de l'ensemble des décès, juste après les maladies diabétiques (7,6%) et les maladies cardiovasculaires (6,8%) d’après les chiffres du ministère de la santé. Les décès en cancérologie sont liés au stade avancé et au statut métastatique des tumeurs. En effet, malgré les améliorations majeures dans le diagnostic et le traitement du cancer dans le monde, l'invasion tumorale et les métastases sont les principales causes de récidive tumorale et de morbidité des patients, représentant 90% des décès par cancer chez l'homme.

Les traitements disponibles en Tunisie sont essentiellement la chirurgie, la radiothérapie et la chimiothérapie, selon le type et le stade du cancer. Cependant, le diagnostic et le traitement du cancer restent difficiles en raison du nombre limité de centres d'oncologie publics spécialisés et du coût élevé des cliniques privées. En effet, il existe très peu de centres publics spécialisés en cancérologie, qui offrent des services de diagnostic, de traitement et de suivi aux patients atteints de cancer. C’est principalement l'Institut Salah Azaiez de Tunis(le principal centre de recherche et de traitement du cancer en Tunisie), et les centres hospitaliers universitaires Farhat Hached à Sousse et Habib Bourguiba à Sfax.

Cet accès fragmenté et limité aux services de santé en cancérologie, entraîne par la force des choses des retards dans le diagnostic du cancer. Les patients tunisiens souffrent également de retards dans le diagnostic du cancer pour toute une série d'autres raisons, notamment le manque de sensibilisation, le dépistage précoce et les tabous culturels, entre autres. A ces facteurs s'ajoute un autre facteur culturel et spécifique dont on va essayer de montrer ici le danger: l'automédication des patients tunisiens qui préfèrent les plantes médicinales traditionnelles aux traitements conventionnels, parfois même avant de consulter les spécialistes, ce qui retarde et complique le diagnostic, et le traitement a posteriori.

Pour ce fait, nous avons entrepris une petite étude qui s’est étalée sur 5 mois, entre janvier et mai 2021 à l'hôpital La Rabta de Tunis et à l'Institut d'oncologie Salah Azaiez, à Tunis et nous avons interrogé une cohorte de patients. Un primo travail de recensement à été fait pour avoir une cohorte homogène, c’est à dire 40 % d’hommes et 60% de femmes et dont la moyenne d’âge étais de 50 ans. Ce qui nous a marqué dans notre cohorte c’est que plus de 80 % des patients interrogés se sont présentés pour la première fois en service de consultation. Pourtant, malgré cette primo-consultation, les patients avaient majoritairement des métastases, c’est à dire des tumeurs qui se sont propagée sur plusieurs organes dans le corps. 60 % pour toute la cohorte et 75 % parmi ceux qui consultaient pour la première fois. Un taux extrêmement élevé pour une forme très tardive des cancers. 

Afin de comprendre les raisons d'un état clinique aussi avancé, nous avons demandé à ces patients en particulier (métastasé et consultent pour la première fois) s'ils avaient pris des médicaments en automédication tels que des décoctions de plantes et/ou d'autres médicaments populaires avant de décider de consulter un médecin. Tous, 100%, ont avoué l’avoir fait!

En résumé, notre travail met en évidence l'urgence du retard de diagnostic dans les services publics d'oncologie en Tunisie, conduisant à des tumeurs hautement métastatiques lors de la première consultation médicale et de facto à un taux élevé de décès liés au cancer. Ce retard incite les patients à recourir à la médecine populaire plutôt qu'aux traitements conventionnels, faisant du cancer la première cause de mortalité en Tunisie depuis 2021.

Alors pourquoi? Pourquoi ces patients se retrouvent dans de telles situations?

Nous proposons ici quelques pistes de réponses, afin de commencer des actions concrètes et stopper le fléau:

Le dépistage précoce

En effet, malgré quelques efforts pour promouvoir les programmes de dépistage du cancer en Tunisie (Octobre Rose pour le cancer du sein ou Novembre Bleu pour la vessie), la détection du cancer reste rudimentaire. Par exemple, le dépistage du cancer du sein, y compris la mammographie, est disponible pour les femmes âgées de 40 à 69 ans, mais les taux de participation sont sous-optimaux, toujours selon les chiffres du ministère de la santé.

Le système des RDV

La difficulté d'obtenir un RDV dans un service de cancérologie est estimée 3 mois et les RDV de contrôle prennent généralement encore plus de temps. Les délais de traitement peuvent parfois atteindre 6 mois, en fonction de la disponibilité des équipements de radiothérapie ou des médicaments de chimiothérapie; dans les cliniques privées, le délai est réduit à 2 semaines.

L’assurance maladie, communément dit la CNAM

Le système bureaucratique d'assurance maladie joue un rôle dans le scénario tragique des décès liés au cancer. La disponibilité de certains médicaments et de certaines procédures est limitée et il faut généralement du temps pour qu'ils soient efficaces, ce qui les rend tardifs et non pertinents.

Les recoures humaines

Les ressources humaines constituent également un problème important. En effet, les médecins tunisiens se dirigent vers les cliniques privées, et, plus dramatique encore pour le pays, vers l'Europe - une véritable fuite des cerveaux. En 2022, le nombre de médecins ayant émigré était égal au nombre de nouvelles recrues du Conseil national de l'Ordre des médecins tunisiens, ce qui signifie que la moitié des médecins nouvellement diplômés quittent le pays chaque année.

Les tabous sociaux

Outre tous ces problèmes logistiques, il convient de souligner le tabou social qui entoure le cancer : les patients sont stigmatisés par la maladie, ce qui retarde le recours aux soins médicaux. La peur d'être diagnostiqué avec un cancer, la stigmatisation sociale ou les croyances culturelles peuvent empêcher les gens de rechercher des soins médicaux en temps opportun, en particulier dans les zones rurales. 

La conjoncture Covid

La pandémie de Covid19 est un élément contextuel qui a compliqué la situation du dépistage du cancer et des conseils médicaux au cours des dernières années. En effet, le confinement et la concentration de toutes les structures de santé dans la lutte contre les maladies liées au virus ont encore plus perturbé les consultations oncologiques.

La situation complexe des délais d'obtention d'un RDV pour la consultation, le coût du traitement et l'ignorance sociale de la maladie encouragent les patients à recourir à la médecine populaire et aux remèdes à base de plantes.

Alors, que faire ?

Il est important de noter que l'utilisation de médicaments traditionnels à base de plantes pour traiter le cancer est dangereuse et met la vie en danger. Les traitements conventionnels du cancer s'appuient sur des essais cliniques rigoureux et sont largement acceptés par la communauté médicale comme étant efficaces dans la lutte contre le cancer. Bien que certains médicaments traditionnels à base de plantes puissent contenir des ingrédients actifs bénéfiques pour la santé, leur efficacité dans le traitement du cancer n'a pas été scientifiquement prouvée. En outre, l'utilisation de plantes médicinales peut entraîner des interactions médicamenteuses, des effets secondaires indésirables et des complications potentielles, y compris une interférence avec l'efficacité des traitements conventionnels contre le cancer.

Il est donc fortement recommandé de ne pas remplacer les traitements conventionnels éprouvés par des plantes traditionnelles ou d'autres approches alternatives du traitement du cancer dont l'efficacité n'a pas été prouvée. Il est important de consulter un professionnel de la santé qualifié, tel qu'un oncologue, afin de bénéficier d'un traitement fondé sur des données probantes et adapté à la situation individuelle du patient. Une prise de décision éclairée et fondée sur des données probantes est essentielle pour garantir le meilleur traitement possible du cancer et maximiser les chances de guérison. Il reste beaucoup à faire pour sensibiliser les patients et la société tunisienne aux risques potentiels de la médecine populaire en cancérologie.

Remerciements

Ce travail a été réalisé en partie grâce aux efforts des étudiants Moetez Mejri, Mohamed Fathallah, Dorra Ghazouani et Dorra Sdiri au cours de leur formation diplômante en Sciences Infirmières à l'Ecole Supérieure Centrale Privée des Sciences Paramédicales et de la Santé.

Plus de détails sur ce travail a consulté dans l’article scientifique: Cancer Diagnosis In Tunisian Public Structures: Too Little, TooLate par Mohamed Jemaà, à paraître dans The Eurasian Journal of Medical Advances (EJMA) 2023

Docteur Mohamed Jemaà
Chercheur en cancérologie
Laboratoire de génétique humaine, Faculté de Médecine de Tunis
Enseignant universitaire
Département des sciences biologique, Faculté des Sciences de Tunis

 

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