News - 14.07.2023

Abdelaziz Kacem - Tunisie: Lire ou ne pas lire

Abdelaziz Kacem - Tunisie: Lire ou ne pas lire

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L’été, cahin-caha, arrive. De quelle chétive moisson va-t-il encore nous encombrer? L’école ferme son portail. Les élèves, en perte d’innocence, et les potaches, déjà aguerris, iront là où l’indiscipline les appelle. Le corps enseignant, c’est avec un ouf de soulagement qu’il prend ses vacances. De mon temps, les hussards de la République relâchaient avec le sentiment du devoir accompli. Mais le temps change et les saisons ne sont plus ce qu’elles étaient. 

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Les familles, après avoir invoqué tous les saints de l’islam pour que leurs rejetons réussissent dans leurs examens, avec ou sans effort, se préparent à sacrifier à des réjouissances surfaites, pour fêter leurs vœux exaucés. Je n’aime pas le terme de réussite. D’abord, parce qu’il sent la débrouillardise. Ensuite, parce que le suffixe «ite» a quelque chose de péjoratif. Mon rapport à la langue, en temps de crise, vire au subjectif, à la nostalgie…

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C’est chez nous, à présent, que le bac mérite avec autant de justesse son surnom de peau d’âne. Autrefois garant d’une somme de connaissances et d’une certaine maturité d’esprit, il peine désormais à soutenir la comparaison, sur au moins une matière capitale, l’orthographe en l’occurrence, avec le Certificat d’études primaires d’antan, diplôme «emblématique dans l’histoire de l’éducation nationale». Il couronnait un cursus de sept ans où l’on acquérait solidement les savoirs de base (écriture, lecture, arithmétique, histoire-géographie, sciences appliquées). À l’examen du «certif», le nombre de cinq fautes à la dictée était éliminatoire. Testez-vous, jeunes bacheliers, à la dictée des temps heureux.

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Sept ans de scolarité, totalisant chacune, trente heures de cours hebdomadaires. C’est grâce à une telle formation que des titulaires du «certif» avaient pu jouer les correspondants de presse dans leur patelin. D’autres, en temps de pénurie d’instituteurs qualifiés, avaient été recrutés, avec le grade de moniteur 2e ordre, comme maîtres d’école. La plupart réussirent à mener une honorable carrière d’enseignant.

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La réforme de 1958, si louangée, n’est-elle pas mal partie? Elle a supprimé la septième année et rogné encore sur l’horaire imparti aux études. De trente heures par semaine, le cours préparatoire (1et 2), totalement arabisé, en perd la moitié. Les quatre années qui suivent passent de trente heures à vingt-cinq, autrement dit les 210 heures hebdomadaires que totalisait l’enseignement primaire ne sont plus qu’au nombre de 130. Plus d’un tiers de l’horaire passe à la trappe. Comment compenser cet énorme manque à gagner ? Tous les écoliers ne captent pas la leçon à la même vitesse. L’enseignement a besoin de temps, le temps de rabâcher, de remâcher. Des pédagogues ont eu le mérite de tester de nouvelles méthodes d’apprentissage, pour parer à l’exiguïté du temps. Les résultats ne semblent pas avoir été très probants.

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Pour sa part, l’Université vient de déverser son énième lot de diplômés voués, pour la plupart, au chômage. Dans les années soixante-dix, lorsque le marché de l’emploi a commencé à s’étriquer, les étudiants étaient si démotivés que, pour rythmer leurs grèves trop fréquentes, ils composèrent un slogan dévastateur, prémonitoire. «Taqrâ wallâ mâ taqrâch / al-mustaqbal mâ thammâch» (S’instruire ou ne pas s’instruire / il n’y a pas d’avenir). L’avenir, dans leur tête, c’est essentiellement un bouleau rémunérateur et stable. Tu seras fonctionnaire, mon fils ! Les études en tant que telles : accéder aux savoirs, apprendre à être, à réfléchir, cela n’a jamais été dans leurs priorités. Il fut un temps où l’on demandait à l’école de nous former des têtes bien faites et bien pleines. Elle est incapable de fournir, aujourd’hui, un produit humain intellectuellement fini.

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Sous le règne de ZABA, la consigne était «farrhou l-‘â’ilât» (donnez de la joie aux familles). Il fallait pour cela augmenter le nombre des lauréats, au moyen de notations indulgentes. C’était l’une des manières de compromettre l’éducation et de corrompre l’opinion au motif avoué de la détourner de la politique. Je n’entends nullement crier haro ni sur le magister ni sur le baudet. Mais il est bien vrai que, d’année en année, le niveau baisse et les lacunes sont de plus en plus béantes. À des jeunes gavés de foot, de Tik Tok et autres défonces, parler de Pandore ou d’Antigone, de l’Allégorie de la caverne ou de la Dialectique du maître et de l’esclave, c’est prendre le risque de se faire traiter d’alien. La culture générale, parure des gens d’esprit, s’effiloche.

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Les jeunes n’ont plus aucune envie de lire. Comment combattre cette anorexie mentale ? Les jeunes n’assistent guère aux conférences-débats. Ce simple constat vous attire, de la part de toutes sortes de pseudos-quelque chose, des stupidités telles que : «le monde a changé, les jeunes sont dans le vent, ils ont d’autres hobbies, d’autres centres d’intérêt, d’autres passe-temps et puis, ils ont tout sur internet…» De qui, de quoi tiennent-ils ces âneries ? De la facilité, de la culture du moindre effort. C’est ainsi que tout ce que nous gagnons sur l’analphabétisme nous est ravi par l’illettrisme. 

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En vérité, l’aversion des jeunes pour la lecture n’est pas spécifique à la Tunisie ou au tiers monde. Elle sévit aussi dans les pays les plus avancés. G. W. Bush et Donald Trump n’ont jamais lu un livre et cela se voyait. En Angleterre, pays plus civilisé, la célèbre actrice Emilia Clarcke, héroïne de la série Game of Thrones, s’est sentie dans l’obligation de relever l’insondable défaillance. «N’argumente jamais, conseille-t-elle, avec quelqu’un qui possède une télévision plus grande que sa bibliothèque.»

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Du temps où je dirigeais la Bibliothèque nationale, il m’arrivait de me rendre chez un ami très proche, possesseur d’une très riche bibliothèque. J’y allais pour consulter un ouvrage qui tardait à rejoindre les rayonnages de l’institution dont j’avais la charge. Grand producteur d’une célèbre émission sur les écrivains et les dernières parutions, les auditeurs et les téléspectateurs de la RTT l’appelaient «Le Bernard Pivot» de la Tunisie. Il avait l’insoutenable habitude d’exhorter ses petits-enfants et ses neveux à lire, en leur proposant des livres de leur âge. Il les ennuyait littéralement. À l’une des dernières sessions du bac, du temps de Ben Ali, l’un de ces jeunes arrive, goguenard et triomphant : «Salut mon oncle. Je n’ai rien lu et j’ai réussi.» J’assistais à la scène. Elle résume, à elle seule, l’état de délabrement où s’empêtre l’Éducation nationale.

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La situation a empiré. La décennie noire, l’apocryphe printemps arabe, la prétendue révolution ont rendu impossible toute réforme de l’enseignement. L’éducation religieuse est prépondérante, tous les cours sont imbibés de théosophie, le voile se développe à l’école, les petites barbes y fleurissent. L’Université ne sait plus où donner de la tête. 50% des bacheliers sont inaptes à suivre les cours qui y sont dispensés. Je sais parfaitement de quoi il retourne. Au reste, le citoyen le plus humble sait que le supérieur est malade du secondaire et celui-ci du primaire. Des pesanteurs irréductibles empêchent les responsables de prendre le problème à-bras-le-corps.

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Entretemps, l’indigence des jeunes, au niveau de langage, s’aggrave. Elle est telle qu’ils ont perdu le sens de la nuance, des subtilités. Ils ne possèdent plus qu’un petit lexique de survie. «C’est ainsi que la vie se rétrécit», diagnostiquera un maître du verbe. Les sciences humaines s’en ressentent lourdement. On m’objectera que les sciences exactes s’en tirent bien. Je n’en suis pas si sûr. La bigoterie s’en mêle, à chaque théorème.

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Le parti Ennahdha est à terre. Mais l’islamisme est debout. Il finit par contourner ses propres tares, au moyen d’une pernicieuse entourloupette. Nombre de ses adeptes, appartenant tous à la sphère scientifique, des ingénieurs et des médecins, pour la plupart, se sont acharnés, tête baissée, à vulgariser ce qu’ils appellent Al-i'jaaz al-i‘lmy fî l-Qur’ân (les miracles scientifiques du Coran). À l’unanimité, tous les idiots utiles et inutiles sont ébahis. Cela s’appelle le «Concordisme». Pour l’exégèse de la Bible, l’Église s’y est essayé, il y a plus d’un siècle. Juste au moment où elle allait sombrer dans le ridicule, elle a arrêté les frais.  C’est dans les poubelles d’un autre intégrisme que les islamistes ont ramassé le truc. Non ! Le Coran n’est pas un manuel de sciences et de découvertes. C’est un Livre de la foi.

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La fausse science est le dernier avatar de l’obscurantisme. Elle s’appuie sur une baisse dramatique du QI dûment diagnostiquée et analysée en Occident. Que dire du Sud retardataire, qui se prévaut et se prélasse dans ses déficiences quasi irréversibles. L’intelligence artificielle arrive en trombe. Nul doute que les oulémas issus des facultés et instituts dits scientifiques s’évertueront à islamiser le prodige, en forçant quelques versets à annoncer son avènement.

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Le français, tout le monde le sait, bat de l’aile. Quid de l’arabe ? La situation est autrement plus grave. Il faudra briser l’omerta universitaire à ce sujet….

Abdelaziz Kacem

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