News - 20.05.2023

Ammar Mahjoubi: Le génie de la cité

Ammar Mahjoubi: Le génie de la cité

La notion de génie a connu, dans sa définition latine, une très large évolution. Pour le grammairien Censorinus (De die natalis, 3, 1), «le génie est un dieu, sous la protection duquel vit tout ce qui est né», alors que l’autre grammairien, Servius, lui donne un sens beaucoup plus étendu en affirmant que le génie «est le dieu naturel de chaque lieu, de chaque chose et de chaque homme» (Ad Georg., I, 302). Le génie commence donc par être une sorte de double divin et de dieu tutélaire, venu au monde avec chaque individu, «un dieu préposé à tout ce qui doit être engendré et qui a puissance en ce domaine», ajoute Varron, cité par Augustin (Cité de Dieu, VII, 13,) en précisant que le genius de chacun est son âme raisonnable et que cette âme est elle-même divine. Cette précision fut employée, depuis l’époque républicaine, pour exalter le génie des grands hommes, avant d’être utilisée sous l’Empire et dès le règne d’Auguste, pour instaurer le culte du genius de l’Empereur sans diviniser sa propre personne. Mais en attribuant à chaque lieu et à chaque collectivité un génie,  Servius donnait à la définition une extension considérable, qui finit par la galvauder au point de vouer, dans les textes épigraphiques, un culte au génie de n’importe quel lieu, de n’importe quel édifice.

C'est à l’époque des guerres puniques que le culte du génie est attesté pour la première fois, lorsque fut honoré le «genius populi romani» et qu’un temple lui fut consacré au forum. Dès lors, on attribua un génie à beaucoup de personnes morales, depuis la famille et le collège, jusqu’aux unités militaires, aux cités et aux provinces. Nombreuses furent les cités de l’Empire qui adoptèrent ce concept religieux, en particulier celles de la province africaine où l’exaltation du génie de la cité devint, en même temps, une forme de patrimoine municipal, célébré par la collectivité civique, et un double divin de la cité, une allégorie sacrée de la communauté. Certes, la cité avait aussi des divinités poliades, des «dii patrii» préposés à sa protection; mais la puissance de ces dieux tutélaires, tels Caelestis ou Mars, dépassait largement le cadre de la communauté, alors que le génie de la cité n’avait ni action ni même existence au-delà des limites municipales. Sa large diffusion, éloquemment attestée par l’épigraphie dans nombre de cités, devint une manifestation puissante d’un patriotisme civique, doublé d’une vogue croissante pour cet aspect spécifique, cette forme abstraite de la religion romaine.

D’ordinaire, c’étaient des autels, des cippes et des statues qui étaient dédiés aux génies des cités ; mais dans certaines villes, c’était aussi un temple qui était édifié comme à Lambèse ou à Dougga, où une inscription atteste l’existence d’un «templum  Genii  patriae». Malgré leur nombre, ces inscriptions restent laconiques et ne fournissent guère de renseignements sur le culte. Souvent, c’est la cité elle-même qui, dédicante, veille à l’application d’un décret, d’une décision émanant du conseil municipal, exécutée avec l’argent de la caisse municipale. Les dédicants pouvaient être aussi des dignitaires, membres du sénat local, qui effectuaient le don évergétique d’un autel ou d’une statue, tout en rappelant leur cursus avec leurs fonctions successives dans l’exercice municipal ; ce qui conférait à cet acte une religiosité attestée par les épithètes d’Augustus, de sanctus ou sanctissimus qui qualifiaient le génie. Celui-ci, parfois, n’était pas celui de la cité, mais seulement le génie de son populus ou de son ordo (son conseil municipal).

Le génie ne possédait pas une personnalité propre, une existence indépendante de l’individu ou de la collectivité dont il était le double divin. Il n’avait donc pas de nom particulier, mais était désigné par le nom de la ville ou de la communauté concernée. Principe général qui semble pourtant contredit par toute une série d’inscriptions de la province africaine, qui assimilaient le génie de la cité à une grande divinité gréco-romaine. Dans un article publié dans les «Actes du Ve colloque international sur l’Histoire et l’archéologie de l’Afrique du Nord», C. Lepelley étudie une série de textes épigraphiques qui montre la diversité des cas de confusion du génie avec un dieu civique. Textes exhumés dans plusieurs provinces, depuis la Tripolitaine jusqu’à la Maurétanie Césarienne (de la Libye à l’Algérie), dans des villes importantes comme dans des bourgades, dans des cités d’origine pré-romaine, comme dans des colonies de vétérans des armées romaines fondées en Afrique du Nord, avec des dates qui s’échelonnent entre le Ier et le IIIe siècle.

Lepelley montre que quoique nombreuses et diverses, ces exceptions s’expliquent par la difficulté qu’éprouvaient les dédicants africains à comprendre l’usage romain de rendre un culte à des divinités abstraites, à des notions allégoriques. Car le génie d’une communauté était typiquement une abstraction divinisée prisée par la tradition religieuse de Rome, qui exaltait des valeurs unanimement reconnues en rendant par exemple un culte à Victoria, Virtus ou Concordia, dont la transcendance était divinisée. Les citoyens des cités africaines, peu habitués à l’abstraction religieuse, eurent ainsi tendance, assez fréquemment, à confondre le génie avec un dieu civique.

Parmi les génies des cités africaines, celui de Carthage avait eu une très longue existence, comme l’indique un sermon prononcé par Augustin dans la métropole de la province. Augustin était un grand adversaire de la religion païenne, dont il était un excellent connaisseur ; il nous a donc permis d’obtenir des renseignements précieux sur le culte des génies, sur sa signification théorique, tout en déplorant la compromission des chrétiens qui assistaient aux rites célébrant le génie de Carthage, ce qui dissuadait les fidèles de ce culte de se convertir à la religion chrétienne : «Ils se disent dans leur cœur : pourquoi abandonnerions-nous des dieux que les chrétiens eux-mêmes honorent avec nous.» Puis s’adressant à ceux qui avaient participé à un banquet païen en l’honneur du génie, Augustin ajoute: «Voilà que tu pêches à l’égard du vrai Dieu, tu t’étends auprès de faux dieux. On dit : “Ce n’est pas un dieu, puisque c’est le génie de Carthage. Si c’était Mars ou Mercure, ce serait un dieu.’’ Or prends garde, non à ce qu’il est, mais à ce pour quoi ces gens-là le tiennent. Certes, je sais bien avec toi que ce n’est qu’une pierre. Si le génie n’est qu’un ornement quelconque, alors, que les citoyens de Carthage vivent bien, et ils seront eux-mêmes le génie de Carthage ! Mais si le génie est un démon, ici même, tu as entendu ceci : ‘‘Ce qu’immolent les Nations, c’est aux démons qu’ils l’immolent.’’ Je ne veux pas que vous soyez associés aux démons. Nous savons que ce n’est pas un dieu. Puissent-ils le savoir eux aussi! Mais à cause des faibles qui ne le savent pas, on ne doit pas heurter les consciences. C’est ce dont l’Apôtre nous avertit. Or l’autel prouve qu’ils le tiennent pour une puissance divine, qu’ils considèrent cette statue comme une puissance divine. Que fait ici cet autel, s’ils ne le considèrent pas comme une puissance divine ? Que personne ne dise : ‘Ce n’est pas une puissance divine, ce n’est pas un dieu. «Je réponds : Puissent-ils eux aussi le savoir, comme nous tous nous le savons ! Mais cet autel atteste ce pour quoi ils le tiennent, comment ils le considèrent, ce qu’ils font là. Il confond les esprits de tous ceux qui l’adorent ; puissent-ils ne pas confondre ceux qui se couchent (sur les bancs du banquet).»

Ce passage d’un sermon improvisé, dans la langue populaire des Carthaginois, avec des répétitions et la simulation d’un dialogue, est pourtant riche d’indications sur le culte du génie de la cité. Il nous informe qu’il existait à Carthage, à l’époque d’Augustin, un lieu consacré au culte du génie ; mais il ne s’agit pas d’un temple, sinon Augustin n’aurait pas manqué de reprocher aux chrétiens l’accès à cet édifice ; et il nous apprend que des chrétiens avaient été conviés à une «cena publica», un repas public, à l’occasion d’une cérémonie païenne encore permise, sans doute conformément à une loi adressée par l’empereur Honorius en 399 au proconsul d’Afrique Apollodorius, qui interdisait de supprimer les réjouissances publiques des jours de fêtes traditionnels, si aucun sacrifice aux dieux n’était accompli. On note aussi que dans cet espace sacré se dressait la statue de l’entité divine, avec un autel.

C. Lepelley, en analysant ce texte d’Augustin, remarque que le caractère civique par excellence du culte du génie de la cité réservait sans doute aux seuls décurions, aux seuls magistrats et sénateurs de la ville, le nombre de places limitées sur les trois lits, les «triclinia» de la «cena publica». Et il ajoute que «ce banquet en l’honneur du génie de Carthage, auquel tenaient tant à prendre part les décurions chrétiens au temps d’Augustin, avait assurément lieu le jour de l’anniversaire du génie, c’est-à-dire de la déduction (de la fondation) de la “Colonia Julia Carthago” encore célébré au IVe siècle.» Et si des chrétiens pouvaient participer à cette fête permise par la loi, c’est parce qu’ils estimaient que le génie de Carthage ne pouvait pas être assimilé à une divinité païenne, mais était «à la fois l’expression abstraite et symbolique de la valeur transcendante de la collectivité.» Mais cette exaltation de la cité ne saurait ignorer la présence de l’autel et de la statue du génie, de cette force divine individualisée du culte païen.

Ammar Mahjoubi

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