News - 04.11.2022

Cop 27: Penser la transition, sobriété, planification écologique, justice sociale et bien -être

Cop 27: Penser la transition, sobriété, planification écologique, justice sociale et bien -être

Par Pr Samir Allal - Université de Versailles / Paris-Saclay

1-Le pacte entre démocratie et croissance est aujourd'hui remis en question par le changement climatique

La transition écologique et sociale passe par une transformation profonde de nos institutions et de l'appareil productif, mais aussi par des changements de comportement des acteurs privés et publics.
Pour y parvenir, la politique doit réagir au grand choc géo-écologique, tout en redéployant l'impératif de protection de la société dans une nouvelle direction, qui prenne acte de la solidarité des groupes sociaux avec leurs milieux dans un monde transformé par le changement climatique.

Nous ne sommes toujours pas sur la bonne voie, et aucun pays n'a réussi à atteindre les objectifs de réduction des émissions des gaz à effet de serre(GES) fixés par l'accord de Paris sur le climat, en 2015.
En effet, les principales catégories politiques de la modernité se sont fondées sur l'idée d'une amélioration de la nature, d'une victoire décisive sur ses avarices et d'une illimitation de l'accès aux ressources terrestres.  «La société politique d'individus libres, égaux et prospères voulue par les Modernes s'est-elle pensée, notamment avec l'essor de l'industrie assimilé au progrès, comme affranchie vis-à-vis des pesanteurs du monde». (Bruno Latour).

Ce pacte entre démocratie et croissance est aujourd'hui remis en question par le changement climatique et le bouleversement des équilibres écologiques. Il nous revient donc de donner un nouvel horizon à l'idéal d'émancipation politique, étant entendu que celui-ci ne peut plus reposer sur les promesses d'extension infinie du capitalisme industriel.

En Tunisie, la stratégie nationale bas carbone adoptée, définit bien une trajectoire globale de réduction des émissions, avec des déclinaisons sectorielles et une batterie d'indicateurs, mais son influence sur les politiques publiques, tant nationales que locales, reste encore marginale. Plusieurs obstacles expliquent cette difficulté:

L’horizon très long du changement climatique, incompatible avec le «court-termisme» de la plupart des acteurs;

L’incertitude liée à l'émergence de risques nouveaux engendrés par la crise climatique, qui freine les investissements;  

Les volumes de financement requis par la transition, qui vont au-delà des capacités de la majorité des acteurs publics, alors que la finance privée ne semble toujours pas prête à contribuer si ce n’est marginalement;

L’absence d'objectifs contraignants au niveau des secteurs et des types d’activité;

La faible mobilisation des partenaires sociaux et de la société civile dans les changements requis par la transition.

Les illusions rassurantes et le Green washing, nous enferment dans des trajectoires insoutenables. Clarifier ce débat nous ouvre la voie aux bifurcations nécessaires. Un verdissement de façade, la récupération d'un discours environnementaliste vidé de sa substance, la mise en place d'innovations aux effets «écologiques» douteux, biaisent le débat public et empêche des choix démocratiques éclairés avec le risque de captation de la transition par les intérêts dominants La neutralité carbone (transition juste) est la voie pour résoudre la crise écologique et l’injustice sociale: consommer moins et répartir mieux!

Pour «encercler» les obstacles, nous avons besoin d'une planification écologique, c'est-à-dire d'un processus visant à assurer la cohérence de l'action publique et à accompagner la transition des filières industrielles et des secteurs clés de l'économie.

Un changement radical de comportement de l’ensemble des acteurs de la société est nécessaire à la réussite de la transition. Il ne peut être obtenu que si celui-ci s’inscrit dans un processus démocratique, fondé sur deux grands principes énoncés par l’ONU (protocole de Kyoto de 1977): le principe de participation et d’information, et celui de solidarité et de justice. La planification écologique peut contribuer à organiser ce processus démocratique.

2- Évoluer vers une transition bas carbone ou relancer les illusions du développement durable?

Le mot «transition» a conquis en quelques années une audience et une visibilité considérables. Son essor est censé être l’expression du verdissement des politiques publiques, dans une situation de plus en plus visible et de moins en moins contestable d’urgences et de crises écologiques.

Il met principalement, en cause la responsabilité des modes de vie et des modèles économiques dominants – ceux des pays occidentaux et de l’oligarchie des hyper-riches – dans la survenue de ces crises. Il pousserait à interroger le futur, à imaginer d’autres trajectoires, à organiser et planifier des infléchissements, des changements, des transformations de plus en plus perçues et présentées comme nécessaires et vitales.

La transition s’est imposée comme une idée directrice devant répondre à ce qui peut désormais être considéré comme la remise en question de la «téléologie du progrès», (Michel Serre, Le contrat naturel) dont la notion de développement durable avait pu proposer, des années 1980 aux années 2000, une première forme de critique.

Dans quelle mesure cette prolifération du mot (transition et/ou développement durable) dans les discours officiels comme dans une myriade d’initiatives nationales ou locales est-elle le signe de l’émergence d’une nouvelle conception du changement socio-historique et d’une interrogation en profondeur des trajectoires en cours et des choix politiques dominants?

Présentée comme rompant avec le langage de la révolution, la transition ouvrirait une autre conception du temps conçu comme une spirale, à la fois cyclique et sans retour possible. Alors que la révolution vise une rupture radicale, instaurant un avant et un après, la transition cherche à construire un «au-delà» (comme son étymologie l'indique: trans-ire) sans rompre tous les liens avec la situation de départ, en les modifiant et en les réagençant.

La transition peut devenir dès lors le langage adapté à l'ère de la fin des grands récits et des grands projets émancipateurs. Un mot rassurant pour ne pas parler de crise. Une notion modeste, «réformiste», une idée réaliste aussi par opposition aux projets de transformations plus radicales qui inquiètent les dirigeants.

3- La transition envahit naturellement les discours publics, contraints de prendre en compte les enjeux écologiques

L'appel aux «transition(s)» est le produit des réagencements et des projets nés dans les années 1970 alors que le capitalisme industriel fossile semblait entrer en crise sous l'impact des «chocs pétroliers».
Dès 1964, dans un ouvrage intitulé La Signification du xx° siècle : la grande transition, l'économiste Kenneth Boulding utilisait déjà ce mot pour décrire la nécessaire évolution des sociétés industrielles vers un stade «post-civilisé» marqué par le développement conjoint des sciences et des technologies, par la transition démographique, par une mutation des institutions et la redéfinition profonde des environnements physiques du globe. Cette transition était déjà pensée comme à la fois prometteuse et dangereuse.

Mais l'idée de transition trouve surtout ses racines dans le contexte des «crises énergétiques», puisque c'est bien la combustion des ressources fossiles qui accélère le changement climatique, et dans la promotion de nouvelles politiques publiques gestionnaires censées conjurer l'effondrement des sociétés industrielles et les craintes qu'il suscitait.

Le langage de la transition fut porté par des institutions internationales et des lobbies soucieux de construire des images moins anxiogènes du futur. Il s'étend dans les années 1970, popularisé par des think tanks et de grandes institutions publiques comme le Bureau de la planification énergétique américain ou la communauté économique européenne.

Dans les publications de cette époque, le recours à l'expression «transition énergétique» permet d'éviter de parler de «crise énergétique» et d'inciter à l'adoption d'alternatives au pétrole, notamment le nucléaire (!) mais aussi les gaz de schistes (!) et autres carburants présentés comme d'avenir. La promotion des renouvelables et de l’efficacité énergétique était marginale (!).

Les rapports sur la «transition énergétique» se multiplient, la dotant d'enjeux et de significations très variables selon les acteurs qui emploient l'expression. Ainsi, pour les grands groupes industriels, l'objectif est surtout de contrer les velléités interventionnistes des États en montrant combien l'histoire du capitalisme est celle de transitions successives, presque naturelles, fondées sur les mécanismes du marché et l'innovation technologique.

Dans les années 1980 et 1990, la mondialisation couplée à l'essor de l'informatique devait permettre cette transition en imaginant un système économique immatériel, fondé sur une efficacité accrue des systèmes productifs et l'essor de nouvelles technologies «propres».

Le terme (Transition) envahit naturellement les discours publics et gouvernementaux, de plus en plus contraints de prendre en compte les enjeux écologiques autrefois repoussés comme de vaines alertes catastrophistes.
Les scientifiques planchent logiquement sur la question: des colloques universitaires proposent de «Penser et mettre en œuvre les transitions écologiques», alors que d'autres imaginent des «Campus de la transition». Mais, peut-être en raison de son aspect consensuel et rassurant, le mot a également été largement repris et investi par d'autres acteurs dans certains milieux militants et alternatifs en quête de solutions qui ne passeraient ni par l'État ni par le marché.

Il acquiert notamment une large audience à l'occasion du mouvement des «villes en transition», né en 2005 dans la petite ville de Totnes, au sud-ouest de l'Angleterre, à l'initiative de Rob Hopkins. Cette expérience essaime rapidement, donnant naissance à de nombreux groupes locaux et à la publication de manuels pratiques de transition traduits dans de nombreuses langues.

En Tunisie, en Décembre 1998, avec le changement de la dénomination de «Agence pour la Maîtrise de l'Énergie» à «Agence Nationale des Énergies Renouvelables - ANER»,  le mot «transition» s'installe, doublant progressivement la notion usée jusqu'à la corde de «développement durable».

Des «collectifs pour une transition citoyenne» commencent à s’organiser timidement après 2011, afin de «réinventer nos façons de produire, d'échanger, d'habiter, de nous déplacer, d'éduquer nos enfants», et de partager les expériences susceptibles de construire un monde moins destructeur.

4- Sa signification floue et ambiguë, ne dit rien du contenu concret des politiques et actions à engager

Aujourd'hui, le mot «Transition» s'est imposé comme un sésame, une incantation presque magique censée montrer combien le monde s'est engagé dans la voie d'un changement de grande ampleur, susceptible d'enrayer les crises.

Sa signification reste cependant floue et ambiguë. Elle ne dit rien du contenu concret des politiques et actions à engager, et elle peut être diversement qualifiée: n'est-elle pas écologique, énergétique, démographique, démocratique, solidaire ou encore sociale? Une façon d'éviter un projet de décroissance et/ou de changement social;

«L'intérêt d’une notion tranchée comme la «décroissance» est d'indiquer au moins un horizon, et un objectif, bien moins facilement recyclables et réutilisables par les chantres de la modernisation et d’une croissance infinie à base d’innovations disruptives». (Timothée Parrique, Ralentir ou périr, Ed Seuil).

Celle de la «transition» tend en revanche à oblitérer la dimension sociale et politique des problèmes, tout en évitant de parler de réduction, de limitation ou de freinage, autant de termes indispensables pour évoquer une sortie du productivisme.

L'argument de la transition vient généralement à propos dans les discours publics, visant à rassurer l'opinion en montrant combien les indispensables changements sont déjà en cours. Ils servent souvent à légitimer des innovations high tech en leur trouvant de nouveaux marchés, comme l'hydrogène aujourd'hui.

Posons que la notion de transition rend aveugle, en raison d'au moins deux problèmes de taille:

Premièrement, elle véhicule une image tronquée du changement socio-historique, qui ne se départit pas d'une vision linéaire du temps qui serait marqué par des âges successifs: après celui du charbon, puis du pétrole, voire du nucléaire, viendrait celui des énergies dites «renouvelables», alors même que nous n'avons jamais autant utilisé dans le monde de pétrole et de charbon qu'aujourd'hui.

L'évolution du capitalisme industriel est bien plus fondée sur l'addition successive des sources d'énergie que sur leur remplacement et leur substitution, l'exploitation des combustibles se déplaçant dans l'espace et dans ses usages, rendant parfois invisible le fait que nous sommes aujourd'hui plus que jamais dans l'ère des énergies fossiles.
Le grand récit progressiste rassurant que véhicule la notion de transition est démenti par une histoire additionnelle de l'énergie. Comme le note Jean-Baptiste Fressoz, «le problème de la "transition énergétique" est qu'elle projette un passé qui n'existe pas sur un futur qui reste fantomatique».

Deuxièmement, cette notion tend à surestimer les enjeux techniques et à minorer les enjeux socio-économiques et en particulier la question des inégalités: largement focalisée sur le changement climatique, elle tend ainsi à occulter l'ampleur des transformations qui seraient nécessaires pour réduire les destructions en cours, qu'elles soient sociales, culturelles ou environnementales, évidemment liées et interdépendantes.
C'est particulièrement net dans les politiques et discours publics qui traduisent généralement «transition» par «investissements dans les innovations et la recherche technologique».

5- Restituer au mot «transition» toute sa complexité et sa diversité

La langue est un «paysage sonore» qui oriente la pensée en indiquant les chemins à emprunter et les voies jugées sans issues. Les mots sont sans cesse pris dans des enjeux de pouvoir, ils s'élaborent dans des luttes d'appropriation, contre des entreprises de manipulation et de confiscation.

«Transition» est de ceux-là, car il est sans cesse au centre d'une lutte sémantique sur les possibilités de changer véritablement pour maintenir une «Terre habitable». Recyclée dans le discours politiques et la communication entrepreneuriale, la transition devient un instrument de la «grande adaptation» pointée par Romain Felli, «cette nouvelle injonction du capitalisme néo-libéral qui tente d'étendre son pouvoir à la faveur du choc climatique».

La transition fait en effet passer des vessies pour des lanternes, en nous convertissant par exemple à la «révolution numérique», au nucléaire et à d'innombrables innovations technologiques vantées comme autant d’«outils de transition».

Contre cette version technocratique et édulcorée, largement véhiculée, il faut s'attacher à restituer au mot «transition» toute la richesse, la complexité et la diversité des pensées, des situations et des expériences auxquelles il peut se rapporter.

Penser les transition(s) suppose de sortir du faux dilemme de la rupture et de la continuité et de s’éloigner de l'idée convenue du passage d'un état à un autre. Il faut aussi déplacer le questionnement sur la manière dont la ou plutôt les transitions sont ou peuvent être habitées.

L'enjeu est moins d'élaborer un modèle clés en main qui procéderait à un ajustement systémique permettant de corriger les erreurs de l'ancien modèle, mais d'être attentif à la fragmentation et aux multiplicités.

Là où la transition véhicule l'idée d'un horizon unique, et inéluctable, il s'agit plutôt de s'attacher à la pluralité des mondes et des expériences en rejetant sans concession la domination «l’unimonde» du système dominant. (Edgar Morin, Réveillons-nous, Ed. Denoël)

Il convient donc d'explorer encore toutes les possibilités que recèlent les pensées et les cosmovisions des transitions, sans se laisser imposer un cadrage technocratique, scientiste, économiciste et, finalement, systémique, du terme, sans se laisser engluer dans une phraséologie creuse qui mélange, malheureusement efficacement, le vocabulaire de la philosophie morale de l'environnement (équité, vivant, résilience, commun...) au vocabulaire du management (levier, pacte, connexion, métrique...).

C'est à cette condition qu'il sera possible de nouer le mot «transition» à une perspective véritablement radicale de transformation, voire de métamorphose.  (Bruno Latour, Où Atterrir: comment s’orienter en politique, Ed La Découverte).

Et s'il s'épuise et révèle ses impasses, d'autres mots peuvent le recharger d'une dimension critique et spéculative: Jérôme Baschet a ainsi proposé récemment de parler de «basculements», ce qui a le mérite de suggérer que le monde que nous devons construire ne sera pas dans la simple continuité de celui qu'il nous faut renverser.

6- Tirer les freins de l’urgence et s’extraire du système productiviste

Nous savons désormais assez précisément comment il est possible d’atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre que nous nous sommes fixés.

Il s’agit notamment de modifier nos productions et notre consommation dans le sens d’une plus grande sobriété, grâce à des changements de pratiques individuelles, mais surtout grâce à des transformations structurelles obtenues par des investissements massifs dans les énergies renouvelables, la rénovation thermique des bâtiments, les alternatives aux transports thermiques et l’agriculture, notamment.
Mais pour le gouvernement, passer de la parole aux actes lui faudra d’abord être capable de mobiliser l’ensemble de la population en faveur d’une politique de sobriété. Cela suppose, de faire comprendre aux plus riches, qu’il leur revient de faire les plus gros efforts et, de rassurer les plus modestes.

Maintenant qu’il est clair que la surconsommation des uns détruit la base de vie des autres, la lutte en faveur de la réduction des inégalités de revenus et de patrimoine apparaît comme une des principales politiques écologiques.

Ce nouvel idéal de sobriété, censé orienter nos vies face à la crise écologique et énergétique, implique une rupture avec l'éthique de la démesure des Modernes. (Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Ed. La Découverte). Sommes-nous préparés à voir dans la modération un bien plutôt qu'un interdit?

Nous vivons «la fin de ce qui pouvait apparaître comme l’abondance», les prix de pétrole, gaz et électricité s’envolent, un été caniculaire où les forêts ont brulé et l’eau a manqué appellent à une mobilisation collective, placée sous le signe de «sobriété» volontaire ou subie. L’idée de sobriété habilement avancée en lieu et place d’austérité et rigueur, est destinée à surmonter ces tensions.

La sobriété, c'est à la fois moins quantitativement mais mieux qualitativement. Elle peut être autre chose qu'un mot d'ordre contradictoire? A deux conditions: D’abord, l'appel à la sobriété ne doit pas être une injonction formulée d'en haut de la part des élites qui conserveraient la possibilité, par leur mode de vie ultra-protégé, de ne pas être touchées par les pénuries et cataclysmes qui se profilent, ni par l’effort.
Les peuples n'accepteront la sobriété que si elle associe la nouvelle éthique de la consommation à un idéal de justice redistribuant les cartes du contrat social en même temps que celles de l'énergie.

Comment imaginer que l'égalité et la liberté démocratique puissent continuer à fonctionner si elles ne sont plus alimentées par le flux de l'abondance? Pour Pierre Charbonnier dans Abondance et liberté, le «découplage» qu'il faut réaliser entre la liberté et l'abondance «ne peut se réduire à un retour à la tempérance des désirs et de la non-appropriation du monde».

Il passe par «une articulation plus réfléchie entre les interdépendances qui tiennent ensemble les éléments de la Terre et celles qui tiennent ensemble les membres de la société». Mais, il en convient, «cela implique de repenser toutes les catégories de la politique et de l'économie, de l'idée de classe sociale à celles de prospérité et de souveraineté».

La seconde condition de possibilité de la sobriété est plus exigeante encore, car elle relève de la métaphysique. L'idéal de sobriété touche en effet à la définition même du projet moderne. Depuis l'origine, nous nous sommes pensés, nous autres Modernes, comme des êtres voués au dépassement des limites.

7- La sobriété: pourquoi est-t-il si difficile de se modérer?

La démesure, redoutée comme un vice, est devenue pour nous la plus grande des vertus, quand bien même elle nous expose à l'inconnu et au danger.

Comme l'écrivait Nietzsche, «la mesure nous est étrangère, reconnaissons-le; notre démangeaison, c'est justement la démangeaison de l'infini, de l'immense. Pareils au cavalier emporté par un coursier écumant, nous lâchons les rênes face à l'infini, nous, hommes modernes, nous, demi-barbares – et nous ne connaissons notre béatitude que là où nous sommes aussi le plus exposés au danger» (Par-delà bien et mal).

Retrouver la mesure implique donc de forger une nouvelle idée de la «béatitude» et du «bonheur» humain. Et loin de se réduire à un art de vivre qui laisserait inchangées les structures fondamentales de notre monde, la sobriété implique une remise en question très profonde du pacte que l'humanité moderne a noué avec elle-même autant qu'avec la Terre.

Pour Nietzsche «les disciplines volontaires devront s’articuler aux restrictions obligatoires. Alors, et vous, à quoi êtes-vous prêts à renoncer?

Même si le mot "rationnement" nous fait peur, à nous Modernes, il faudra assumer de vivre avec des limites et travailler à les rendre acceptables, au risque sinon de voir monter les extrêmes. Impliquer les concitoyens dans des délibérations et des conventions citoyennes sur les contours de ces formes nouvelles de vie commune est indispensable. Nous ne pouvons pas nous passer de dialogue.

La question de la "décence commune" dont parle George Orwell est effectivement centrale. Je suis de ceux et de celles qui, après avoir cru à une cosmopolitique du climat, après avoir assisté à une quinzaine de COP, arrivent à penser que c'est en luttant contre toutes les inégalités, en prenant soin des milieux de vie - plantes et animaux compris - et en réorganisant toutes nos activités dans le sens de cette responsabilité que nos sociétés et collectivités locales retrouveront de la puissance d’agir, et non en se reposant sur des technostructures paralytiques.

En un mot et pour rendre hommage à Bruno Latour: Il faut «faire barrière au monde d’avant» comme il aimait répéter.

Pr Samir Allal
Université de Versailles / Paris-Saclay

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