Tunisie: Quand le sommet échoue, la solution peut se trouver à la base de la pyramide
Par Riadh Zghal - Il faut se rendre à l’évidence et admettre que depuis le soulèvement de 2010-2011, le système de gouvernement qui a depuis présidé aux affaires de l’Etat a échoué lamentablement, conduisant le pays à une crise multisectorielle de plus en plus grave. En l’absence d’issue à tous les maux qui rongent le pays en usant ad æternam des mêmes outils de gouvernement centralisé, n’est-il pas temps de tenter un autre mode de gouvernement plus adapté à la demande de démocratie et d’équité dans le traitement des régions et la distribution des richesses ?
Une multitude de facteurs ont provoqué l’échec de la nouvelle classe politique à assurer une bonne gouvernance du pays : soif de pouvoir, idéologies inconciliables, incompétence, inexpérience, incapacité de faire primer l’intérêt général sur les intérêts partisans et individuels, d’admettre la différence et de gérer la diversité en réalisant les accommodements et compromis nécessaires pour la conduite des affaires publiques dans un contexte d’intérêts divergents. A tout cela s’ajoute la défiance des citoyens à l’égard de l’Etat sur un fond de perte du sens de la citoyenneté avec ce qu’il implique comme valeurs et responsabilité vis-à-vis de soi et des autres «membres de la cité». Quand tous ces facteurs négatifs sont réunis, qui peut croire à l’efficacité d’un pouvoir centralisé qui, de plus, mise davantage sur les pratiques bureaucratiques d’un autre temps que sur des choix stratégiques adaptés à un nouveau contexte national et international ? La sortie de crise aurait été possible si l’engagement des acteurs sociaux de divers bords était sollicité, si les politiques s’étaient appuyés sur la valorisation des ressources humaines et matérielles disponibles mais sous-exploitées ou mal exploitées.
Pourtant, des lois ont été promulguées pour mobiliser les énergies, mais l’échec de leur application est cuisant. On est donc face à un problème complexe d’exercice du pouvoir et dans le cas d’espèce, c’est d’un pouvoir centralisé qu’il s’agit. C’est un pouvoir qui n’a pas réussi à créer l’espoir et observe impuissant la fuite des cerveaux qui saigne le pays de ses compétences, ou ne s’en soucie probablement pas car le principe d’allégeance domine aux dépens de celui de la compétence et du sens de l’intérêt général.
Parmi les règles énoncées par René Descartes dans son Discours de la méthode pour l’analyse d’un phénomène, celle de la division des difficultés en éléments simples: «Diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre». S’agissant de la conduite des affaires publiques, cela suggère de renoncer à vouloir résoudre tous les problèmes au sommet et de reconnaître que de nombreux problèmes particuliers peuvent être traités par les acteurs sociaux locaux si on leur accorde une autonomie, autrement dit un pouvoir de décision et des moyens d’action. Cela revient à décentraliser. Certes la Constitution adopte explicitement le choix politique de la décentralisation à travers l’article 131 qui stipule que «le pouvoir local est fondé sur la décentralisation. La décentralisation est concrétisée par des collectivités locales comprenant des municipalités, des régions et des districts qui couvrent l’ensemble du territoire de la République conformément à un découpage déterminé par la loi. D’autres catégories spécifiques de collectivités locales peuvent être créées par la loi». Il est même prévu des élections au suffrage universel des conseils municipaux et des conseils régionaux qui, à leur tour, élisent les conseils de district. Mais outre les élections des conseils municipaux, le reste demeure encore lettre morte.
Pourtant, vu les problèmes multifactoriels vécus par certaines régions plus que d’autres, la décentralisation s’impose. En effet, il existe des problèmes trop particuliers à un contexte social et économique pour se prêter à un traitement au niveau national. Très souvent, la spécificité des contextes empêche les solutions «prêtes à porter», conçues dans des bureaux d’administrateurs ou d’experts, d’aboutir. D’autre problèmes nécessitent des choix stratégiques nationaux qui orientent, fixent les lignes politiques à suivre au service de l’intérêt national. C’est le cas par exemple d’une politique agricole orientée par une stratégie d’indépendance alimentaire ou une politique industrielle orientée par l’incitation à l’innovation technologique. Par contre, les problématiques d’un faible taux d’activité entrepreneuriale dans une région ne peuvent être adressées sans prise en considération des activités locales, de l’organisation sociale des agents économiques, de la culture locale dominante et des divergences d’intérêts en présence. Cependant, si derrière le local, il y a une stratégie d’incitation à la constitution de groupements d’intérêt économique, à l’innovation et à la coopération entre les institutions de recherche et les agents économiques, alors le traitement des problèmes par les acteurs institutionnels et sociaux agiront à l’image du dieu Janus qui regarde à la fois devant et derrière lui, considérant à la fois le contexte local et les choix stratégiques nationaux. Par ailleurs, la décentralisation a l’avantage de solliciter les intelligences collectives et les initiatives locales et de favoriser un changement dans la perception des populations et de leurs potentialités. A cet égard, c’est particulièrement la perception des pauvres qui sera transformée si on ne les regarde plus comme de pures victimes sans défense, mais comme des personnes qui disposent d’un potentiel pouvant les amener à devenir des agents économiques créateurs de richesse. «Nous avons besoin de voir les pauvres comme producteurs et insister sur la nécessité de leur acheter plutôt que de leur vendre. Le seul moyen de réduire la pauvreté est d’élever le revenu des pauvres», écrivait le professeur Aneel Karnani de l’université de Michigan(1).
La décentralisation n’est pas seulement administrative. Pour que l’action du pouvoir décentralisé soit possible, il faut des moyens financiers autant que de moyens institutionnels. Le pays dispose aujourd’hui d’un cadre institutionnel qui n’attend qu’à être actionné si les décrets d’application sont établis et si les études relevant les insuffisances des textes de loi et de fonctionnement des collectivités locales relevées par certaines études sont prises en considération. A titre d’exemple, je citerai l’étude réalisée par Dafflon & Gilbert relative à la décentralisation en Tunisie(2). Cette étude relève le flou de plus d’une disposition juridique et organisationnelle. Ce flou apparaît au niveau de la définition des régions (seraient-elles des collectivités territoriales ou non), du partage des taxes et des redevances, des objectifs des transferts financiers, de la destination des dotations de l’Etat aux collectivités locales au titre I ou au titre II lorsqu’il s’agit de leur utilisation effective, de la nomenclature budgétaire et des divers équilibres, de ce qui fait la différence entre les régions en tant que collectivités territoriales et les gouvernorats en tant qu’autorités «déconcentrées»… C’est «un flou qui laisse une marge de manœuvre dans les applications ultérieures», préviennent les auteurs, mais qui aura la latitude de manœuvrer?
La fédération nationale des municipalités a mené une enquête en 2021 auprès des municipalités et a relevé entre autres défaillances institutionnelles : les décrets d’application de certains articles du code des collectivités locales ne sont pas encore publiés, les élections des conseils régionaux ne sont pas organisés, ce qui bloque la constitution du conseil supérieur des collectivités locales prévu par la loi, les textes qui définissent les relations entre les représentants de l’administration centrale dans les régions et les collectivités locales ne sont pas révisés, les moyens permettant aux municipalités d’appliquer leurs décisions ne leur sont pas fournis . Ces insuffisances institutionnelles ne sont pas sans effet sur les nombreux dysfonctionnements liés aux relations humaines et à la gestion municipale.
En cette période de transition démocratique, si les défaillances de la gouvernance au sommet sont patentes, il est peut-être temps de faire le zoom sur les moyens d’instituer une gouvernance décentralisée mobilisatrice des énergies diverses car, comme l’écrivait le philosophe Edgar Morin: «La démocratie est, en profondeur, l’organisation de la diversité.»
Riadh Zghal
(1) Karnani, Aneel (2006) “Misfortune at the Bottom of the Pyramid” Greener Management International Summer 2006, Issue 51, p99-110
(2) Bernard Dafflon & Guy Gilbert (2018) L’économie politique et institutionnelle de la décentralisation en Tunisie, état des lieux, bilan et enjeux, AFD.
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Merci pour ce bel article qui me semble un peu utopiste et théorique. Quelques précisions concernant l’emploi : D’abord la fonction publique. Elle est surchargée de fonctionnaires et accablée. La Tunisie ne peut pas être l’état-providence. C’est une évidence. C’est différent dans le secteur privé : De l’argent (capital), il y en a Du travail, il y en a, même pour les handicapés L’emploi, c’est autre chose : Il correspond à un travail rémunéré par l’employeur (le capital) et qui rapporte suffisamment de valeur ajouté à celui-ci. Oui, il faut réfléchir et agir globalement et localement : stratégies nationales et décentralisations. Mais il faut du concret. Les lois doivent être appliquées et bien. Que faire dans des régions pauvres où quelques barons possèdent 90% de la richesse ? L’expérience humaine est très riche : il faut chercher et trouver les bons exemples, les bons modèles, les bonnes expériences, tant au niveau domestique qu’à l’extérieur…